Malaligne
Il s'agit d'un ensemble de travaux effectué dans le cadre de mes études en philosophie, éthique et arts du spectacle vivant. Je les mets librement à disposition, espérant que cela pourra aider ou intéresser quelqu'un...
samedi 11 juin 2011
OGM de compagnie à vendre
En 1999, une équipe de chercheurs dirigée par le docteur Gong Zhiyuan de l’Université de Singapour développe par transgénèse un « poisson fluo ». Il s’agit d’un poisson-zèbre sur le génome duquel a été greffé un gène de méduse qui synthétise une protéine verte. A la même époque, en France, ce même gène est greffé sur des génomes de lapins. Exposé à des rayons UV, l’organisme qui en est doté exprime la couleur fluorescente, ce qui explique la très fréquente utilisation en laboratoire de cette protéine en tant que biomarqueur. Jusque là, nous sommes dans le cadre de la recherche pour laquelle la transgénèse est une démarche courante et (relativement) acceptée. Mais ce qui va nous intéresser ici, c’est la sortie de l’animal génétiquement modifié du laboratoire pour être exposé et proposé au grand public. Pour ce faire, deux cas de figures. Une société taïwanaise, la Taikong Corporation, se rend compte du potentiel économique de la mise sur le marché de ces amusantes chimères et achète les droits de fabrication à une autre équipe de chercheurs parvenue entre temps à créer des poissons aux caractéristiques semblables(1). En France, l’artiste brésilien Eduardo Kac conçoit l’idée d’un « art transgénique » et demande au laboratoire de l’INRA qui l’a conçu de lui donner un de ces lapins afin de l’exposer lors d’un événement sur les nouvelles technologies(2). Il prévoit ensuite de l’adopter, prétendant ainsi le faire entrer dans la société humaine. A partir de ces deux événements, nous nous proposons d’étudier un cas particulier de cette large et complexe problématique que sont les OGM : la « fabrication » d’animaux génétiquement modifiés à des fins de divertissement.
Présentation des arguments
L’ancienne foi dans le progrès qui nous ferait avancer vers un monde meilleur a, suite aux tragiques événements du vingtième siècle, cédé auprès d’une partie importante de la population la place à la méfiance et à la peur. Une prise de conscience de la nécessité d’une réflexion éthique accompagnant le développement de nouvelles technologies s’en est suivie. Pour pouvoir mener une recherche, il faut désormais parvenir à la justifier, à démontrer son utilité. Or, c’est justement une telle capacité qui semble faire défaut aux deux projets précités. Si on peut comprendre et éventuellement accepter d’intervenir sur le génome d’animaux d’élevage afin d’augmenter la production alimentaire ou pour synthétiser des médicaments nécessaires à l’homme, qu’en est-il par rapport aux animaux d’agrément ?
Les deux événements cités contournent cette question en se « contentant » de s’emparer d’animaux déjà là, créés auparavant dans des conditions et pour un projet répondant aux exigences de comités d’éthique. Pourtant, par leur approche, ils ouvrent la porte à d’autres développements semblables : créer des animaux de compagnie sur mesure d’une part et créer des chimères en chair et en os pour le plaisir des amateurs d’art d’autres part.
En Belgique et dans toute l’Union Européenne, la vente d’êtres génétiquement modifiés à des particuliers est interdite et ce en raison de manque d’étude quant aux conséquences sur l’environnement et la santé des humains et animaux qui entreraient en contact avec eux(3). Il s’agit donc d’une interdiction appuyée sur l’application du principe de précaution, comme le mentionne explicitement le premier paragraphe du premier article de l’Arrêté royal réglementant « la dissémination volontaire dans l’environnement ainsi que la mise sur le marché d’organismes génétiquement modifiés ou de produits en contenant » du 21.02.2005(4).
Les conséquences sur l’environnement et sur la santé des autres êtres vivants qui inquiètent sont en grande majorité les mêmes que pour tous les autres OGM. Néanmoins, d’autres questions se posent ou du moins les questions se posent autrement : il ne s’agit pas de consommer ces animaux mais de vivre avec eux, d’avoir des interactions proches, de les installer dans nos maisons et familles. Aussi, quand on parle de santé on fait principalement référence à des réactions allergiques imprévisibles et au développement de nouveaux virus. Une fois sortis des laboratoires ou des lieux d’exploitations plus ou moins confinés, il n’est plus possible de les surveiller. En proposant au grand public d’acheter ces poissons, on les lâche dans la nature. Ce faisant, on se confronte directement aux plus grands risques et craintes soulevés par les OGM à savoir les conséquences de la dissémination. Les poissons-zèbres (de même que les lapins d’ailleurs) se reproduisent très rapidement et bien que les laboratoires qui fabriquent le Glofish et le Night Pearl prétendent les avoir rendus stériles, la méthode de stérilisation n’est sûre qu’à 70%(5). Or, comme s’en inquiètent les écologistes, on ne peut pas prévoir les conséquences qu’auraient sur l’environnement ces animaux une fois mis en liberté. Ils pourraient être la cause d’une importante pollution génétique en remplaçant une espèce sauvage et réduisant la biodiversité, donnant lieu, selon les termes alarmistes de Rifkin, à : « une véritable tour de Babel biologique propageant le chaos à travers la biosphère et désarticulant le langage immémorial de l’évolution. »(6).
La mise sur le marché du GloFish semble en fait résulter d’un vide juridique : si des lois ont été conçues concernant les OGM pour l’élevage ou l’agricultures, la possibilité d’animaux de compagnie n’a, pu bien pas été prévue ou bien, n’a pas intéressée, ce qui pourrait expliquer le lacunaire avis de la Food and Drug Administration publié en 2003 : « Because tropical aquarium fish are not used for food purposes, they pose no threat to the food supply. There is no evidence that these genetically engineered zebra danio fish pose any more threat to the environment than their unmodified counterparts which have long been widely sold in the United States. In the absence of a clear risk to the public health, the FDA finds no reason to regulate these particular fish. »(7).
Synthèse
En ce qui concerne les problèmes liés au risque de pollution génétique, le principe de précaution nous demande d’attendre d’en savoir plus sur ces organismes avant de les commercialiser. Mais il me semble que la question principale soulevée ici est surtout celle de la légitimité de la modification génétique d’êtres vivants pour notre seul plaisir. Quels droits s’arroge l’homme sur son environnement et sur les créatures qui l’entourent ? Il s’agit là d’une question de choix moral étant donné que nous pensons dans un cadre sécularisé… La question serait donc moins celle du droit que celle du choix du monde dans lequel nous voulons vivre. Quels rapports voulons-nous entretenir avec la nature ? Continuer en la radicalisant dans la voie de la domination ou, au contraire, comme le réclament les tenants de l’écologie et plus particulièrement ceux de la deep ecology(8), développer un rapport plus égalitaire, visant davantage l’échange que l’assujettissement ? Et c’est peut-être justement là que réside le double intérêt de l’œuvre de Kac, « GFP Bunny ». En effet, à travers elle, il pose explicitement la question des conditions de possibilité de cette place. D’autre part, exposant cette œuvre dans un lieu public (ou à défaut, suscitant un phénomène médiatique autour d’elle quand il n’a pas pu la présenter) il propose à tout un chacun de s’y confronter (9).
Notes et sources d’information
En effet, peu de temps après la première équipe, le groupe de chercheurs du professeur Tsai Huai-jen à Taiwan réalise le même exploit. La seule différence est que le gène greffé et celui d’un corail ce qui permet un type différent de fluorescence. Par la suite, la première équipe vend également son invention, cette fois à une société texane Yorktown Technologies qui commercialise ce poisson aux USA sous le nom de GloFish. Etant donné que le phénomène et le problème qu’il pose sont identiques, nous parlerons indifférents des deux sociétés et de leur produit : le GloFish et le Night Pearl.
Concernant le GloFish, voir le site Internet de http://www.glofish.com/, consulté le 25.04.2011. Ce site est assez intéressant en ce qu’il s’agit d’un réel site de publicité, présentant le poisson comme un simple produit ne posant pas problème…
2 Cette « œuvre », ou plutôt ce projet d’œuvre (étant donné que finalement l’autorisation d’exposer le lapin à Avignonuméricable lui a été retirée par le directeur de l’INRA) porte le nom de GFP Bunny. Bien que non réalisée, elle n’en a pas moins soulevé un très important débat concernant le devenir des animaux transgénique. KAC E., Signs Of Life. BioArt and Beyond, Cambridge : The MIT Press, 2007. Voir également HAUSER J. (sous la direction de), L’art biotech’, Nantes : Le lieu unique, 2003, ainsi que le site internet d’Eduardo Kac sur lequel, en plus de ses propres articles, il publie les notes le concernant.
3 Voir à ce propos la circulaire adressée par la SPF Santé publique, Sécurité de la Chaîne alimentaire de Environnement, le 31.08.2006 suite à la découverte de la vente illégale de ces poissons en Europe et en Belgique, disponible sur http://www.icaif.be/files/pdf/circulaire_poissons_ogm_et_teints_31_aout_2006.pdf, consulté le 20.04.2011, niveau de fiabilité : élevé.
4Disponible sur http://www.health.belgium.be/internet2Prd/groups/public/@public/@gmo/documents/ie2law/753139_fr.pdf, niveau de fiabilité : élevé.
5 MAZOYER F., « Le sacre des mutants » dans Le Monde diplomatique, janvier 2004, p.24.
6 RIFKIN J., Le siècle biotech, Paris : Ed. La Découverte, 1998, p.135.
7http://www.fda.gov/AnimalVeterinary/DevelopmentApprovalProcess/GeneticEngineering/GeneticallyEngineeredAnimals/ucm161437.htm
8 Voir par exemple : SINGER P., Libération animale, Paris : Grasset, 1993 et Comment vivre avec les animaux, Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, 2004 ou encore les ouvrages de Arne NAESS considéré traditionnellement comme le fondateur de ce mouvement.
9Voir sur ce sujet CHARAUDEAU P. (sous la direction de) La médiatisation de la science. Clonage, OGM, manipulations génétiques, Bruxelles : De Boeck, 2008.
Religion – environnement ; transmutation thématique
Religion – environnement ; transmutation thématique
« Si aujourd'hui Jésus marchait sur l'eau,
il aurait les pieds sales. »
Michel Lancelot
Si on peut considérer que chaque époque est habitée par des problématiques et des centres d'intérêt particuliers, on peut sans doute noter que parmis celles qui secouent avec le plus de puissance la nôtre aujourd'hui, on retrouve les questions de l'environnement comme jouant un rôle essentiel. La raison en est évidente : la prise de conscience de plus en plus inévitable du fait que nos actions nous ont entraîné en plein dans une crise écologique. L'importance de celle-ci varie selon les analystes, et la question de notre responsabilité à cet égard déchaîne les passions. Enfin, malgré que la plupart des chercheurs et des politiques se disent d'accord pour déclarer qu'il faut sans doute faire quelque chose, l'ampleur et la nature de ce « quelque chose » ne parviennent pas à faire consensus.
Ce qui est certain, c'est que ces problématiques ne laissent que peu de monde indifférent et qu'elles se propagent peu à peu à travers les différentes disciplines et domaines du savoir, chacun se l’appropriant en fonction de ses connaissances, visions du monde et croyances.
Dans un tel contexte, il va relativement de soi que les religions ne veulent, ne peuvent, être en reste. Bien que leur réveil à ces questions soit assez tardif (il y a certes eu quelques déclarations dans les années 70 mais ce n'est que vers les années 90 que celles-ci se sont vraiment développées et pleinement affirmées) les Eglises multiplient depuis les appels à la préservation de la création et à la responsabilité de l'homme à son égard.
D'autre part, et comme parallèlement à ce phénomène, le discours écologique lui-même semble emprunter un certain nombre de thèmes aux religions en en appelant à un « réenchantement de la nature », voir à sa sacralisation.
L'objet du présent travail sera d'étudier la nature du, ou plutôt des rapports qui, à partir de ces premières observations, se nouent entre l'écologie et les religions judéo-chrétiennes.
Commençons par noter l'étrangeté de ce phénomène. En effet, et malgré un certain nombre d'exceptions comme la figure de Saint François d'Assise qui est toujours citée à cet égard (pour se donner bonne conscience prétendent les critiques ), les religions chrétiennes n'ont, au cours de leur histoire, porté que très peu d'intérêt à la nature. Ce qui les intéresse ce n'est pas la nature en tant que « ensemble des êtres et des choses qui constituent l'univers, le monde physique » mais bien en tant que « Création », oeuvre de Dieu. Leur appréhension de l'environnement se fait au moyen des textes bibliques, or, selon ceux-ci la nature, le monde, ne peuvent être dits sacrés. Ils ont été créés par Dieu à partir du Néant : étant extérieur à lui, ils n'ont rien de divin. Cette création aurait ensuite été confiée à l'homme, ce qui permit à certains de la comprendre comme créée pour l'homme. Ces récits nous sont transmis dans la Genèse, à travers des passages qui sont fréquemment considérés par certains aujourd'hui comme étant à l'origine de cette crise écologique, de l'attitude qui la provoqua. Deux de ces passages sont systématiquement cités pour appuyer cette accusation : « Soyez la terreur des êtres vivants, de tout animal de la terre, de tout oiseau du ciel, de tout ce qui se meut sur la terre et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. » . En créant l'homme après le reste du monde, Dieu manifesterait selon cette lecture son projet de voir l'homme soumettre tout le reste de la création : « Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance et qu'il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! » . Et c'est d’ailleurs ce qu'il ordonna explicitement à l'homme et à la femme après les avoir créés et bénis : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-là. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre. » .
L'un des premiers et le plus célèbre de ces accusateurs est Lyon White Jr qui, en 1967, publia « The Historical roots of our ecologic crisis » dans la revue Science, un article dans lequel il tient les religions judéo-chrétiennes ainsi que la philosophie grecque pour responsables de la crise écologique. Sa principale accusation tient dans le fait que « le christianisme, surtout dans sa forme occidentale est la religion la plus anthropocentriste que le monde ait connu ». Cela signifie, selon lui, qu'elle a défendu et promu une vision purement utilitariste du monde et de la nature en promouvant l'idée précédemment citée que le monde aurait été créé pour l'usage de l'homme qui est dès lors justifié de l'utiliser comme bon lui semble. Lynn White dégage ainsi trois aspects principaux de cet anthropocentrisme : d'une part, il y aurait une différence, une coupure entre l'homme et le reste de la création, d'autre part, ce serait Dieu lui-même qui aurait ordonné à l'homme d'exploiter la nature, cette pratique s'en trouvant dès lors justifiée et ne pouvant en aucun cas être remise en question et enfin, les questions éthiques ne concerneraient que les rapports inter-humains. Le rapport aux autres êtres vivants et à la nature en général sortirait du domaine de la morale et l’homme n’aurait aucune responsabilité, aucun devoir autre que utilitariste à leur égard.
Une semblable accusation est faite par les tenants de l'écologie profonde. Son principal défenseur, le philosophe norvégien Arne Naiss, reprend en effet les mêmes arguments en s'en prenant à ces passages de la Bible ou du moins aux interprétations les plus courantes qui en ont été faites.
Pour sortir de cette crise, il s'agirait pour ces penseurs par commencer à revoir notre rapport au monde en repositionnant l'homme au sein de celui-ci. L'écologie profonde défend à ce titre une égalité biosphérique, c'est-à-dire l'idée que tout ce qui est dans la biosphère doit être considéré comme ayant une valeur identique . Tous les êtres de la nature sont ainsi présentés comme ayant une valeur intrinsèque et non en fonction d’une échelle hiérarchique définie par l’homme se positionnant à son sommet. Après la révolution copernicienne qui déplaça la Terre du centre de l’univers, il est temps à présent de faire advenir une nouvelle révolution aui déplacerait l’homme du centre de la nature. C’est à cette fin que ces penseurs proposent une resacralisation ou un réenchantement de la nature. L'écologie profonde, en faisant de la nature la garante ultime du sens et donc l'instance normative, peut dès lors être pensée comme un mouvement religieux.
Si aujourd'hui les religions chrétiennes prennent part au débat et à la défense de l'écologie, elles doivent faire face à ces critiques. A travers les différents textes et déclarations portant sur ces questions, il semble pourtant que ce ne soit pas là leur attitude. L'Eglise préfère se concentrer et défendre désormais d'autres lectures de ces passages, en insistant sur la nécessité d'une lecture non littérale des textes. Pourtant, bien que la religion et la culture ne soient pas monolithiques , elles n'en comportent pas moins un certain nombre de tendances et promeuvent différentes weltanschauungen. La différence entre les pays protestants et catholiques au niveau des rapports à la nature semble en partie témoigner de cette influence de la religion et de la vision du monde qu'elle propage sur le rapport entretenu avec la nature. En effet, de nombreux commentateurs notent qu'il y a toujours eu dans les pays protestants une plus grande attention portée à l'environnement. Certes, l'explication religieuse à elle seule ne suffit pas pour en rendre compte, il faut également la rencontre d'un certain nombre d'autres facteurs tels que la culture, l'histoire, l'influence du romantisme... Néanmoins, il semblerait que le catholicisme développe une attitude plus impérialiste, qu'il pense, ou du moins présente les rapports à la nature en termes de crainte et de domination, en situant l'homme dans un rapport de face à face avec elle alors que dans les pays protestants, par contre, le respect de la nature repose très tôt sur l'idée qu'elle est l'oeuvre de Dieu et doit à ce titre être admirée et préservée . Le rapport que le croyant protestant entretient avec elle serait davantage de l'ordre de la communion alors que celui du catholique se laisserait plutôt penser en terme de pouvoir, de domination.
L'anthropocentrisme fait bien évidemment partie de ces deux approches mais il se décline autrement dans chacune d'entre elles. Nous essayerons de voir ce que cet anthropocentrisme peut signifier et comment la religion (principalement catholique) compose avec lui aujourd'hui. Suit-elle la démarche de l'écologie profonde en revoyant la place de l'homme dans le monde et en supprimant la hiérarchie sur laquelle elle est pourtant basée ?
Les questions que nous aborderons porterons donc en premier lieu sur la manière dont les religions chrétiennes et plus particulièrement le catholicisme intègrent le discours de la défense de l'environnement et ensuite, d'autre part, sur la façon dont le discours de l'éthique environnementale s'approprie des thèmes à connotations spirituelles et religieuses.
Lorsque les hommes de l'Eglise s'emparent des questions écologiques, ils le font en déclarant qu'il s'agit là de leur domaine, de leur responsabilité. Ils s'appuient pour ce dire sur l'idée que l'écologie n'est pas tant une question politique qu'une question éthique et que l'éthique c'est leur domaine... L'attitude écologique est selon eux de l'ordre de la conviction, de la foi. Pour appuyer celle-ci, ils vont chercher ses fondements dans la théologie de la création . Ce n'est donc pas de la nature qu'il est question mais de la création, ce n’est pas tant la nature pour elle-même qui doit être portégée mais c'est l'oeuvre du seigneur qui mérite notre considération. Pour défendre la pratique écologique, ils insistent sur l'idée que l'homme n'est pas le maître et le possesseur de la création mais seulement son gérant. C'est en ce sens que sont réinterprétés les passages précités. L'homme ne domine la nature que dans le cadre de sa préservation, il doit s'en occuper, s'en rendre responsable pour continuer l'oeuvre du seigneur. C'est là le rôle que Dieu lui aurait confié. Il n'est donc pas libre d'en faire ce que bon lui semble étant donné qu'il pourrait à tout moment être amené à devoir rendre des comptes à son véritable propriétaire, qui est Dieu lui-même.
Ce dernier a créé la nature par la parole, à partir du Néanr, elle ne partage donc pas de lien ontologique avec lui, pas plus que l'homme. En tant que telle, elle ne peut donc être dite sacrée. Néanmoins, Dieu, en la créant, la trouva et la déclara bonne. Cela suppose l'idée qu'il y instaura un certain ordre, une certaine harmonie.
L'homme, créé pour, entre autre, s'occuper de la Terre est donc doublement responsable : devant Dieu, comme nous venons de le voir mais également devant le reste de la création, il doit veiller au maintient de cet équilibre dont dépend son propre bien. Il y a donc une importante idée de préservation dans cette interprétation des textes, préservation qui peut s'inscrire désormais dans la perspective du développement durable. La nature est pensée en tant que bien commun, l'homme en est responsable devant les générations à venir. Les papes Paul VI et son successeur Jean-Paul II se sont inscrits dans cette voie en appelant à un retour aux choses simples et au rejet du mode de vie consumériste qui caractérise nos sociétés occidentales. Il s'agit de se détourner de la voie trop matérialiste que notre société a emprunté pour se tourner à nouveau vers la spiritualité. On retrouve ici la vieille opposition entre corps et esprit, matérialité et spiritualité, réadaptée aux soucis contemporains. Ne peut-on penser une attitude respectueuse envers la nature en dehors d’une telle dichotomie ? Ce n’est en tout cas pas là la position de l’Eglise qui dénonce le mode de vie des hommes modernes comme responsable de la crise écologique et non l'attitude anthropocentrique en tant que telle. Mais peut-on vraiment séparer ces deux aspects ? L’un n’entraîne-t-il pas nécessairement l’autre ? N’est-ce pas parce que l’homme a été placé (ou plutôt devrons-nous dire s’est placé…) au centre de l’univers qu’il a développé une attitude impérialiste à son égard ? Se pensant comme différent et supérieur par rapport au reste de la création il n’y eut aucun scrupule à pousser des recherches visant son utilisation pour son bien-être toujours plus loin…
Dans les discours portant sur l’écologie, les hommes d’Eglise ne font pas un tel lien. Il semblerait surtout qu’ils cherchent à chercher des traces de l’attitude écologique dans la Bible elle-même. Ainsi, ils insistent sur l'importance de la place de la nature dans différents textes du livre saint qui mettent en scène de nombreux nomades, voyageurs, pécheurs... c'est-à-dire d'hommes vivant en harmonie avec elle... Le devoir du chrétien est de maintenir ce rapport harmonieux, manifestant ainsi le respect pour le créateur lui-même. Il s'agit, selon les mots de Jean-Paul II, d'une « obligation grave » .
Comme le souligne Anne Fagot-Largeault, les problèmes de l'éthique environnementale tournent autour des questions de partenariat : il s'agit de nous interroger sur les rapports que nous nouons avec les animaux, la nature et les autres hommes. Avec quel statut, comme bénéficiant de quelle valeur les considérons-nous et à quoi cela nous contraint-il ? A-t-on des devoirs envers eux ?
Pour l'Eglise, il semblerait que si nous devons nous montrer responsable envers la nature, il s'agirait davantage d'une obligation découlant de nos devoirs envers Dieu et envers les autres hommes: « Le respect pour la création découle du respect pour la vie et la dignité humaine. C'est sur la base de notre reconnaissance du fait que le monde est créé par Dieu que nous pouvons distinguer un ordre moral objectif, à l'intérieur duquel nous pouvons mettre en place un code d'éthique environnemental. » .
Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique oppose les amis de la nature et les amis de l'homme, considérant que les deux postures sont inconciliables et qu'il faut choisir son camp. En choisissant Dieu, le chrétien doit se montrer amical avec l'un tout comme l'autre. Néanmoins, son prochain reste l'homme et c'est notamment parce qu'il doit partager la nature avec ce dernier qu'il lui faut la respecter et la protéger : la nature est une res omnium (un patrimoine de l'humanité) et non une res nullius (une propriété personnelle). L'homme est et reste considéré comme « la première et la vraie richesse de la terre. » ; s'il lui faut préserver son environnement, c'est pour son propre bien, pour assurer sa propre survie. L'Eglise insiste également sur le caractère social que devrait prendre cette protection : « On devrait voir les problèmes de l'environnement en relation avec les besoins des hommes et des femmes actuels, de leurs familles (...). Car le but dernier des programmes pour l'environnement est de protéger la qualité de vie humaine, de mettre la création le plus possible au service de la famille humaine. » .
Il apparaît donc que dans la perspective chrétienne, la nature ne soit jamais défendue pour elle-même, qu'elle n'ait pas de valeur en soi. Nous avons parlé de la critique d'anthropocentrisme faite au christianisme, mais en fonction de ce qui vient d'être dit, nous constatons que celui-ci semble découler en premier lieu d'un théocentrisme.
Il semblerait que nous soyons en train d'assister depuis une quarantaine d'années à un retournement de perspective au niveau de l'analyse biblique. Si auparavant l'homme était régulièrement présenté comme maître et possesseur de la nature, on préfère le qualifier aujourd'hui de gérant comme cela a été mentionné plus haut. L'homme reste cependant différent du reste de la création. Si on tend à insister désormais sur le fait qu'il est composé de la même matière que le reste du monde naturel, c'est pour le rendre humble et solidaire avec celui-ci mais certainement pas pour revoir sa place et son rôle en son sein. L'homme reste au sommet de la hiérarchie terrestre et c'est cette supériorité qui l'oblige à la responsabilité. C'est ce dont témoigne Paul VI en déclarant que s'il « a fallu des millénaires à l'homme pour apprendre à soumettre la terre selon le mot inspiré du 1er livre de la Bible (Gn 1,28), il lui faut désormais apprendre à dominer sa domination et cette entreprise nécessaire ne lui demande pas moins de courage et d'intrépidité que la conquête de la nature (...) » . La domination en tant que telle n'est jamais remise en question dans ces textes, seulement le caractère excessif qu'elle prend aujourd'hui et qui est compris comme manifestation de l'hubris humain. Or, l'homme doit également apprendre à rester à la place que Dieu lui a assigné : celle du bon père de famille, du ministre et non de l'esclavagiste qui exploite sans la moindre retenue. L'exégèse contemporaine dénonce les lectures utilitaristes des passages de la Genèse précités : « cette domination de la créature humaine est une invitation à un périlleux défi, celui d'une responsabilité au service de la vie de ce monde. » . Elle prétend également que ce n'est pas tant la Bible qui est anthropocentriste mais l'interprétation qui en a été faite, influencée par les philosophies grecques. Or, l’une des particularités de ces philosophies est justement le rapport désacralisé qu’elles nouent avec la nature. Socrate est le premier qui affirma la dichotomie entre les hommes et les autres êtres vivants en posant qu’ils ne sont pas dépendants du mêm principe vital… L’étude de la nature doit donc selon lui êre abandonnée pour l’étude de l’homme étant donné que la nature ne peut rien nous apprendre sur celui-ci …
Quoiqu’il en soit de ces supposées responsabilités, on voit que l’Eglise essaye aujourd’hui de concilier ces concepts d’anthropocentrisme, de création, de domination et de responsabilité en affirmant que l'homme ne peut dominer la terre que dans l'esprit du Seigneur ce qui implique que son approche de celle-ci doit être éthique avant d'être technique. La nature n'a pas de valeur en soi, mais l'homme, en se montrant responsable, lui en accorde et la respecte. La nature n'a donc de valeur qu'en fonction de l'homme. C'est là la démarche anthropocentrique de protection de la nature. Les démarches non-anthropocentriques prétendent que la nature jouit de valeurs intrinsèques et que c'est pour cela que l'homme doit la respecter. Cependant, comme le font remarquer les nombreux critiques d’une telle position, c'est là encore l'homme qui parle à la place de l'autre...
Comme le soulignent aussi bien Dominique Bourg que Philippe Descola, on ne peut pourtant se dire responsable que de choses que l'on a sous sa garde, vis-à-vis desquels nous avons un pouvoir . Pour être intéressé et engagé dans ces questions, trois élements semble nécessaires selon les analyses de Descola dans Par delà nature et culture : il doit d'abord y avoir une séparation affirmée et vécue entre l'homme et la nature sinon parler de nature n'aurait aucun sens... Ce serait introduire de la différence illégitime à l’intérieure du même. Ensuite, le rapport que l'homme a entretenu avec elle doit avoir été un rapport de domination, de prédation. Enfin, ce dernier doit avoir eu des conésquences néfastes et l'homme doit vouloir réparer ses « fautes », ou du moins, dans un langage moins connoté, ses excès. Ainsi, les démarches de conservation de la nature ne peuvent résulter que d'un anthropocentrisme, ou, plus précisément, de sociétés dans lesquelles une distinction, une nette coupure est instaurée entre l'homme et les autres êtres vivants et ce, bien évidemment, à l’avantage de l’être humain. Ce sont donc des démarches typiquement modernes et occidentales. C'est pour ces sociétés qu'il y a un problème de lien entre l'homme et la nature. Ce lien a été défait et il leur faut apprendre à réfélchir aujourd’hui non plus en termes de différences comme elles l'ont toujours fait mais, à l'inverse, en termes de convergence.
Le problème écologique doit donc être abordé par le biais anthropocentrique. A partir de ce phénomène on constate que c'est principalement la question de l'extériorité qui mérite une urgente révision. En effet, bien que les deux approches soient liées, l'homme, tout en continuant à se considérer comme un être particulier au sein de la nature, voir même comme son aboutissement, peut néanmoins penser davantage son inscription au sein de celle-ci. L’homme, en effet, est également créature (créé par Dieu) et peut donc se penser en solidarité avec le reste de la création, s’inscrire en elle. C'est là ce que propose l'écologie chrétienne, également dénommée « écothéologie » qui, en prônant un anthropocentrisme plus faible permet le rapprochement avec divers mouvements écologiques mais également avec les autres religions. En empruntant cette voie, on considère que la cause de la crise écologique réside dans le rapport d'extériorité à la nature qu'a entretenu l'homme occidentale. Ce rapport, qui se concrétise dans l’affirmation d’une dichotomie, s’est développé et affirmé tout au long de l’histoire du monde occidental : il trouve, comme nous l’avons vu, son origine chez Socrate qui fut le premier à introduire une différence discriminante entre l'homme et le reste de la naturel . Il atteint ensuite son paroxysme avec le cartésianisme : il ne s'agit plus seulement d'une différence de niveaux mais d'une différence de nature : l'homme et l'animal n'ont plus rien en commun. En effet, Descartes associe les animaux aux automates, ils n'ont selon lui ni raison, ni instinct, ce sont des choses dont l'homme peut dès lors jouir comme bon lui semble, conception qui permit de pratiquer sans mauvaise conscience (?) la vivisection. Si cette vision des choses a été, dans sa radicalité, délaissée depuis, elle n'en continue pas moins à habiter les esprits contemporains qui n'abandonnent pas leur quête de la différence homme/animal. Ce dualisme sert de repoussoir, il permet de déterminer ce qui n'est pas humain et donc de promouvoir une certaine idée de l'identité humaine. C'est ce que Descola appelle le phénomène de la naturalisation du monde.
Les mouvements écologistes doivent passer par un certain anti-cartésiannisme qui s’avère être particulièrement efficace dès lors qu’il propose qu’au lieu d'aller des animaux vers l'homme (en insistant sur le fait que les animaux partagent tel ou tel caractéristique avec l'être humain) d’emprunter plutôt le chemin allant des hommes aux animaux, c'est-à-dire d’affirme qu'un certain nombres de traits que l'on utilisait jusque là pour qualifier l'animal peuvent également servir à définir l'homme . Ce faisant, on naturalise l'homme, on peut le penser avec la nature, ce qui permet la mise en place d’une démarche holistique pronée par les mouvements écologistes.
Un autre aspect important quand on soulève la question de l'implication environnementale de la religion est le fait que pour cette cause, les différentes religions se mettent ensemble afin de trouver des solutions en commun. C'est donc, selon les mots de Jean-Paul II, « une école pour la paix. » . A travers le biais de l'écologie, cette paix peut se faire également entre croyants et laïcs comme en témoignent les nombreuses collaborations qui se sont mises en place à cet égard. Le journaliste François Mazune raconte l'histoire de certaines de ces initiatives aux Etats-Unis. Il explique que l'appel à la religion a été lancé par les associations écologistes pour pallier au désintérêt des Américains face à ces questions. Il s'agissait donc en premier lieu de parvenir à mieux promouvoir leurs idées. La même tentative a été faite par WWF en proposant à différentes religions une collaboration qui permettrait de sensibiliser un plus large public et, en contrepartie, montrerait leur engagement dans cette cause . L'idée de WWF était que chacun de vingt-six participants offre un « cadeau sacré » c'est-à-dire prenne un engagement concret vis-à-vis de la nature. Cette démarche se proposait d'utliser les cadeaux sacrés comme, d’une part, mobilisateurs d’intérêt et, d’autre part, devant servir aux communautés locales de références environnementales. Et cela a marché ! Si on considère qu'il y a 4 à 5 milliards de croyants dans le monde, cela n'a pas grand chose d'étonnant... Si l'une des raisons en est l'importance de la religiosité dans le monde, on peut également avancer l'hypothèse du besoin de spiritualité qui caractérise nos sociétés contemporaines. En s’ouvrant aux laïcs par le biais des questions écologiques qui concenrnent tout le monde, les religions peuvent à nouveau jouer un rôle de rassembleurs entre les hommes et nottament entre les hommes de différentes croyances… C’est là du moins le projet des diverses associations œcuméniques créées pour défendre l’écologie. Citons par exemple : Clergy for all Creation, The National Religious Partnership for the Environment, The Interfaith Task Force to save the Ancient Redwoods,… On peut supposer que si de telles associations voient principalement le jour aux Etats-Unis c’est parce que, non seulement le phénomène de religiosité y est plus important que dans les pays européens mais également parce que la pratique du culte y est différente. Enfin, comme nous l’avons vu en introduction, les pays protestants ont toujours développé une sensibiité plus importante pour ces questions, la nature y jouissant d’un statut particulier…
On peut donc noter que si les associations écologiques ont besoins des structures religieuses, ces dernières bénéficient également de cette collaboration. En effet, comme le souligne J.-M. Prieur, la foi n'est pas une connaissance scientifique et ne peut à ce titre pas apporter de solutions ni indiquer les manières de faire ...
Au niveau des convictions, ces deux approches se retrouvent également sur un assez important nombre de points qui trouvent leur origine en l'idée fondamentale d'un équilibre premier. En effet, dans chacune d'entre elles le concept d'équilibre, d'harmonie est au centre de leur refléxion. La nature est pensée par eux comme étant initialement ordonnée et ce serait l'homme qui, par son action aurait dérèglé, bouleversé cet équilibre. L’enjeu pour ces mouvements est donc de le réinstaurer aujourd’hui. Cette idée est basée sur une vision fermée et conservatrice du monde : chaque élément y aurait sa juste place et l'homme ne peut déranger cet ordre, devant se maintenir à la sienne propre. Si on peut relever une différence à cet égard entre nos deux « protagonistes » ce serait que la lecture religieuse est, à l'inverse de celle des écologistes, positive, optimiste : Dieu a créé la nature bonne et forte, si l'homme fait attention, il peut réparer les dommages occasionnés en une seule génération ...Dans les discours écologistes, on sent davantage un catastrophisme nous donnant à penser qu'il est sans doute déjà trop tard mais qu'il vaut quand même mieux s'y mettre maintenant que jamais...
Les moyens envisagés se rejoignent également : il faut sortir du matérialisme et du mode de vie consummériste qu'il suppose en le remplaçant par un retour aux « valeurs essentielles » telles que la solidarité, le partage,... Si, comme le dit Dominique Bourg en s'appuyant sur les analyses de Keynes, nous sommes la seule société à s'être organisée de façon à satisfaire nos besoins relatifs (c'est-à-dire qui nous apportent du plaisir en tant qu'ils nous donnent un sentiment de supériorité) on conçoit que la tâche ne sera pas facile et que l'appui d'une force de persuasion aussi importante que l'Eglise peut être un facteur important pour la diffusion de ces idées ... Car sur ces points sensibles, les politiques semblent refuser de se prononcer, connaissant le danger de perdre leur électorat s'ils s'en prennent à leur mode de vie...
Il faut remplacer le rapport au monde technique qui nous pousse toujours plus loin dans la domination de la nature par un rapport éthique. La transcendance, qu'elle soit comprise en tant que « Nature » ou Dieu, est convoquée pour nous réapprendre la modestie, nous faire prendre conscience de nos limites. Le but est de réouvrir l'homme à une dimension verticale.
On connaît la dimension subliminatoire de la nature, déjà mise en avant par les romantiques. Le naturaliste François Terrasson la qualifie, quant-à lui, de transformateur : elle consiste en un passage d'un état conscient, clair, intellectuel et rationnel à une autre dimension plus trouble, moins consciente et chargée de toute la puissance des désirs et des passions. » . Aujourd'hui, les écologistes et les religieux tentent de jouer là-dessus en insistant sur les sentiments qui nous saisissent face à la nature. On parle alors de la nature comme suscitant une expérience spirituelle. La détruire ce serait détruire pour nous la possibilité de ces expériences, de cette énergie qu’elle nous apporte…
L'éthique environnementale, particulièrement dans sa dimension radicale à travers l'écologie profonde (ou deep ecology), se présente comme proposant des approches nouvelles :
elle prétend entre autre :
− traiter d'un nouvel objet en se concentrant sur le monde naturel non-humain et en le considérant comme faisant partie de la communauté morale.
− traiter d'une nouvelle temporalité de par l'importance qu'elle accorde au futur.
− proposer une nouvelle méthode qui consiste à remplacer l'approche rationaliste par une approche holistique, d'accorder davantage d'importance aux sentiments et émotions et non plus à la raison seule.
Si la nouveauté et la pertinence de ces points sont contestées , il n'en reste pas moins que nous sommes effectivement dans une situation particulière et, comme le souligne Bruno Latour, différente des autres crises . En effet, à travers cette crise, Gaia (Bruno Latour reprend le terme de Lovelock) vient à nous, s'impose et menace. Mais à la différence des agressions que nous avons connues auparavant, elle ne s'intéresse pas à nous. C'est une crise qui vient de l'extérieur et qui, pour être surmontée, appelle à de nouvelles approches. Or, plutôt que d'explorer de nouvelles voies, il semble que nous assistions davantage à des discours prônant un retour en arrière, que ce soit au mode de vie des sociétés rurales ou aux valeurs religieuses qui les guidaient. Une autre voie proposée conciste à s'inspirer des cultures dites « traditionnelles », « plus proches de la nature ». Or, comme le dénonce Philippe Descola, une telle solution ne peut avoir de sens : on ne peut pas transposer une expérience historique à une autre société que celle où elle s'est développée.
Le défi pourrait être de se laisser prendre par cette crise, habiter par ses problématiques, l’accueillir en nous avec notre histoire, nos pratiques et nos idées. Il semble que ça ne peut être que de cette manière que l’on évite de contourner le problème et de recourir à de fausses solutions. Il n’y a pas de modèles extérieurs à aller chercher ailleurs pour les adapter à notre situation. Il n’y a pas de solutions toutes faites à trouver dans la religion, dans des modes de vie du passé ou d’ailleurs. La question qui semble intéressante à poser est si les alliances entre les religions et l’écologie (dans un sens ou dans l’autre) permettent cela. Ne nous ramènent-elles pas à d’anciens modèles que nous avons abandonné ? Cet abandon, qu’il soit justifié ou non, est réel et on ne peut simplement demander à nos société de faire marche arrière. Des modèles plus complexes sont sans doute à construire, des solutions peuvent certes en partie venir de la religion, mais si cette dernière ne pense qu’à chercher des réponses dans des textes anciens qui ne servent plus vraiment de modèles aux sociétés laïques contemporaines, il n’est pas certain que ces solutions soient adéquates aux difficultés que nous rencontrons.
Notre époque est caractérisée par certains comme étant postmoderne. Les idéaux, les grands (ou méta-) récits tels que le marxisme, le christianisme, la croyance en la technique et la rationalité comme devant nous mener vers un monde meilleur s’écroulent. Nous n’avons plus de modèles tout faits à suivre ce qui donne lieu à un malaise dû à la perte de repères qui étaient les nôtres jusqu’à présent. Simultanément, nous assisterions selon André Compte-Sponville à la fin de différentes époques : celle de l’Occident chrétien (suite à l’importance du phénomène dinchristianisation et de déchristianisation des derniers siècles) ainsi qu’à la fin du scientisme et à la vogue des sciences humaines .
Nous n’avons plus de modèle à suivre et nous ne pouvons donc pas revenir à la pensée chétienne telle qu’elle. Mais le postmodernisme se caractèrise justement par la récupération qu’il fait d’anciens modèles, d’anciens éléments, qu’il met ensemble sans les soumettre à un ordre hiérarchique particulier. Il n’hésite pas à aller puiser dans des disciplines différentes, des courants de pensées étrangers, des croyances particulières pour les mettre côte à côte dès lors qu’il trouve qu’elles ont quelque chose d’intéressant, qui pourrait lui servir. La pensée écologiste contemporaine, l’écothéologie, peuvent peut-être être comprises en tant que manifestations de cette pensée et pratique du patchwork postmoderne : ne permettent-elles pas la rencontre de religions différentes et de modes de vie qui nous sont étrangers ? En récupérant de façon originale l’ancien, peut-être peut-on parvenir également à quelque chose de nouveau qui soit en adéquation avec nos sociétés pluralistes…Le développement des pratiques (théo)écologiques nous permettra de vérifier cette hypothèse…
Bibliographie :
CHAMPION F. « Religions, approches de la nature et écologies » dans Archives des sciences
sociales des religions, N. 90,1995. pp. 39-56.
COMTE-SPONVILLE A., JACQUART A., et alii, Ecologie et spiritualité, ?: Albin Michel, 2006
DESCOLA P., Par delà nature et culture, Paris : Gallimard, 2005.
FAGOT-LARGEAULT A., ACOT P., (sous la direction de), L'éthique environnementale, Chilly-
Mazarin : senS Ed., 2000.
FRANCOIS S. , « La Nouvelle Droite et l'écologie : une écologie néopaïenne ? », Parlement[s],
Revue d'histoire politique, 2009/2 n° 12, p. 132-143.
LANG D., L'Eglise & la question écologique,?:Aersis, 2008.
SIMONDON G., Deux leçons sur l'animal et l'homme, Paris : ed.Ellipse, 2004.
TERRASSON F., La peur de la nature, ?: Ed. Ellébore- Sang de la Terre, 2007.
Sur Internet :
BOURG D., « Spiritualité, environnement et technologieé » intervention lors d'un colloque « Environnement et spiritualité: l'Occident doit-il se réinventer face à la crise écologique ?», podcast disponible sur http://itunes.apple.com/WebObjects/MZStore.woa/wa/viewPodcast?id=431042289, consulté le 10.05.2011, niveau de faibilté :élevé.
HOTTOIS G., « Panorama critique des éthiques du monde vivant », sur http://www.bioeticaunbosque.edu.co/publicaciones/Revista/Revista1/Articulo_Hotis.pdf, consulté le 14.06.2011, niveau de fiabilité : élevé.
Entretient avec Bruno Latour : sur http://www.revue-emergences.org/accueil/item/215-entretien-bruno-latour, consulté le 16.05.2011, niveau de faibilité : moyen.
mardi 25 janvier 2011
Analyse critique de quelques cas de conflits entre dignité et liberté. Ambiguïté (dualité) du concept de dignité. Est-il un fondement nécessaire à la bioéthique ?
Analyse critique de quelques cas de conflits entre dignité et liberté. Ambiguïté (dualité) du concept de dignité. Est-il un fondement nécessaire à la bioéthique ?
(il s'agit seulement de notes en vue d'un exposé oral)
A travers cette question c’est celle de la valeur, de l’origine et de l’effectivité des concepts et normes auxquels font aujourd’hui appel tant la loi que l’éthique qui est à examiner.
En effet, nous sommes ici face à deux concepts très larges auxquels font sans cesse référence les différents traités et conventions de bioéthique et ce sans jamais les expliciter sérieusement.
Ainsi, la définition de la dignité que l’on retient principalement aujourd’hui est issue de la conception formaliste de la morale développée par Kant et qui veut que la personne humaine ne soit jamais traitée simplement comme un moyen mais comme une fin en soi. Selon ce principe on ne peut jamais aborder l’homme sans tenir en même temps compte du fait qu’il est une fin en soi .
La définition du Larousse pose simplement qu’il s’agit du respect dû à une personne, à une chose ou à soi-même.
La notion de liberté est nettement plus complexe selon qu’on la comprend de façon positive ou de façon négative. La compréhension moderne est négative est consiste à dire qu’être libre c’est « ne pas être empêché de ». La définition la plus commune : « Etat de l’être qui ne subit pas de contrainte, qui agit conformément à sa volonté, à sa nature ». Il y a également un sens moral et psychologique : Etat de l’être qui, qu’il fasse le bien ou le mal, le fasse en connaissance de cause, donc après réflexion. Sait ce qu’il veut et pourquoi il le veut. Après une telle délibération, on peut dire qu’il s’agit librement (>< inconscience, impulsion, folie,…).
Mais en bioéthique, les définitions sont d’emblée chargées d’une fonction normative permettant ou interdisant certaines choses. Donc ces définitions ne sont pas neutres mais opératives, pratiques, elles visent une réalité à laquelle elles veulent ou non donner lieu. De même, la loi est toujours celle d’un pouvoir humain.
Mais qu’en est-il de ces lois et normes qui refusent de reconnaître leur contingence en prétendant tirer leur force et légitimité de valeur intrinsèque ?
Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on fait référence à la dignité humaine, celle-ci se prétendant intrinsèque, niant le fait que la valeur de l’humain dépend en fait de lui-même…En parlant de dignité humaine on insiste sur la différence anthropologique comprise d’un point de vue ontologique. L’homme acquière ainsi une valeur particulière, la dignité, à partir de sa différence d’essence avec le reste des êtres et choses qui l’entourent. L’homme doit dès lors être protégé et ce jusque contre lui-même, ce qui nous confronte aux cas où la liberté de l’individu peut être entravée au nom de sa dignité.
A côté de cette approche ontologique, la pensée technologique propose de penser l’homme de façon technoscientifique : son corps est alors naturalisé, c’est-à-dire pensé comme produit naturel contingent et dès lors peut-être pensé comme modifiable, opérable et ce suivant des finalités déterminées par les hommes eux-mêmes.
Selon Gilbert Hottois, quand les définitions, concepts ne s’avouent pas comme produites par l’homme mais se prétendent reflet de la réalité, ils ont seulement un effet conservateur ou réactionnaire, veulent freiner certains développement des RDTS et transformations de la nature de l’homme. Et ce en véhiculant et protégeant les représentations symboliques. « Le réel allégué est toujours celui de quelqu’un et pour quelqu’un ».
A partir de là, que peut nous apprendre cette valorisation de la notion de dignité en et pour elle-même, en tant que principe transcendant ?
Le concept de dignité jour aujourd’hui un rôle essentiellement protecteur ce qui peut s’expliquer par son émergence historique. En effet, il a été développé et promu suite aux horreurs de la seconde guerre mondiale. A travers lui, il s’agissait d’assurer un « plus jamais ça ». Aujourd’hui, il sert à conserver, à prévenir l’homme des avancées de la science et des modifications qu’il pourrait pratiquer sur lui-même grâce à cette dernière.
Mais ce rôle de conservation est-il légitime ?
Ou bien peut-on penser avec le philosophe Michel Butor que « toute idée de l’homme qui ne déborde pas vers l’animal ou la machine, ou plus généralement vers l’abhumain et le surhumain, aboutit nécessairement à une oppression de l’homme par lui-même. » ?
Si on récuse le développement de l’humain au nom d’une définition posée comme s’opposant au non-humain, il me semble effectivement difficile de parler encore d’humanisme. Michel Butor souligne que si c’est cela l’humanisme, il est contre.
Ce rapport à l’humanisme nous fait nous poser la question des valeurs défendues à travers la philosophie développée dans les droits de l’homme et celle des Lumières dont elle s’inspire. Pour elle, il s’agissait de défendre l’idéal d’autonomie et de liberté. Avec le renversement donnant la priorité à al notion de dignité, c’est une autre pensée qui est en marche et avec elle un nouveau système de valeurs qui est révélateur de la méfiance éprouvée face à la science aujourd’hui. Il s’agit non plus d’être libre et de chercher coûte que coûte à aller de l’avant mais bien à conserver ce qui, par certains, est posé comme essentiel. Au nom de sa dignité, l’homme doit renoncer à être libre et à prendre lui-même en main son destin… Ce qui n’est pas sans en inquiéter certains comme le souligne le juriste Christian Byk et leur faire se demander si on assiste pas à une rupture avec la conception traditionnelle des Droits de l’Homme. « Les droits de l’homme ainsi revisités ne perdent-ils pas en effet leur essence politique libérale pour asseoir des valeurs morales et contraindre la science ? ». Ce dernier explique en effet que le développement du biodroit s’explique par l’émergence de nouvelles peurs et que pour asseoir sa légitimité, il doit reposer sur des principes posés comme imprescriptibles .
Aujourd’hui, la science permet ou en en voie de permettre, à l’homme de se redéfinir. La difficile question à laquelle doit répondre le biodroit, c’est celle de notre identité. C’est en fonction de celle-ci qu’il pourra définir ce que nous pouvons ou non faire. (nous pouvons faire ceci parce que nous avons décidé que nous sommes cela. Hottois p.55). Et c’est là que nous ressentons un changement dans notre compréhension de la dignité. En effet, celle-ci ne correspond plus à celle qu’avait proposé Pic de la Mirandole : « la dignité de l’homme tient au fait qu’il est toujours à faire, y compris dans sa physionomie, dans sa capacité, sa liberté et sa volonté de transgresser les limites du donné naturel. ».
On sent les immenses enjeux pratiques derrière ces remarques d’ordre théorique. Nous allons, comme annoncé plus haut, tenter de développer cette question de la (re)définition de l’homme par lui-même.
Nous avons vu le changement survenu dans le domaine médical qui tend aujourd’hui à passer de la médecine thérapeutique classique à la médecine d’amélioration. Il ne s’agit plus seulement d’être bien mais peut-être d’être, selon la célèbre formule du bioéthicien Carl Elliott « mieux que bien ». La définition de la santé de l’oms (est un état de complet bien-être physique, mental et social, ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité) semble témoigner de cela. Car ce n’est pas seulement à l’éclosion de caprices que l’on assiste mais à celles de réels besoins : besoin d’être beau, bien dans sa peau, performant…Un ensemble de médicaments, de procédures chirurgiques sont mis à disposition en vue de cette fin.
Mais jusqu’où peut-on aller dans cette recherche ? Jusqu’où ces « besoins » sont compris comme légitimes et le médecin tenu d’y répondre ?
Pour illustrer cela, voyons le cas de l’apotemnophilie qui tente de rester dans le cadre de la médecine thérapeutique mais qui peut également ouvrir à la médecine d’amélioration.
L’apotemnophilie a été définie par la psychiatrie en tant que « trouble identitaire relatif à l’intégrité corporelle ». Il s’agit donc bien d’un trouble reconnu par le corps médical. Pourtant, les aspirants (ceux qui veulent se faire amputer) rencontrent un refus de la part des médecins lorsqu’ils demandent à subir une intervention chirurgicale qui est la seule capable de les soulager. En effet, aucun médicament, aucune thérapie ne parvient à les soulager.
Pour ces personnes, il s’agit de retrouver leur moi, leur identité réelle. Il s’agit pour eux d’un besoin, d’une nécessité impérieuse conduisant les aspirants déboutés à tenter eux-mêmes de se mutiler.
Le docteur Robert Smith avait pratiqué trois de ces amputations en Ecosse avec l’accord de l’hôpital, jusqu’à cet accord lui soit retiré. Il justifiait son intervention par le fait qu’il n’y avait pas d’alternatives efficaces et, deuxièmement par le fait que les patients auraient autrement tenté de se mutiler eux-mêmes. Il s’agissait dès lors de prévenir un mal plus grave et de soulager des individus en souffrance, pour leur permettre de parvenir à un état de bien-être…Sa justification est pragmatique.
Nous rencontrons là la définition de la santé de l’oms. Pourtant, cette intervention se voit partout interdite et ce notamment au nom du principe de non-malfaisance qui est essentiel dans la déontologie médicale, mais également au nom de la dignité du corps humain, celle-ci étant liée à son intégrité. On a là une conception holiste et symbolique du corps qui est en opposition avec la conception technoscientifique qui analyse, divise, distingue…
Les demandes des aspirants n’aboutissent pas au nom de l’interdiction de la mutilation d’un corps, d’un organisme sain (en France).
Mais ne faut-il pas penser plus loin ? Il s’agit là d’un cas qu’il me semble pouvoir rapprocher du transsexualisme, c’est un trouble identitaire que seule la chirurgie peut résoudre…
On assiste aujourd’hui à quelque chose de l’ordre de la désarticulation entre le soi et le corps, ce dernier devant de plus en plus correspondre au(x) phantasme(s) du soi. Si le transsexuel entame une nouvelle vie sous un nouveau genre, l’amputé l’entame avec un statut d’handicapé. Est-ce que le malaise qui semble être éprouvé face à ces demandes ne peut pas s’expliquer également par le fait que ce statut n’est pas compris comme souhaitable et dès lors on a du mal à y répondre favorablement ? On pourrait faire le parallèle avec la demande de certains parents sourds qui voudraient que des embryions sourds puissent être choisis lors du diagnostique préimplantatoire pour permettre à leur futur enfant d’entrer dans leur communauté et d’en partager la richesse …On voit l’état d’handicapé comme défavorable, c’est un état diminué et dès lors rendre quelqu’un handicapé n’est pas envisagé comme un bien pour cette personne… C’est au nom de la conception de la norme, de l’état « naturel » compris comme optimal qu’on refuse…Si dans le cas des parents on peut mieux comprendre qu’ils soient déboutés (il s’agit de déterminer autrui, de le sélectionner en fonction de ses critères personnels) dans le cas de l’aspirant il s’agit de choix personnels, fait en connaissance de cause…
Les arguments pour sont les mêmes que pour le transsexualisme :
-autonomie individuelle
-maîtrise de son corps
-définition large de la santé par l’OMS
Les arguments contre
-traitement lourd, mutilant et irréversible
-pathologie ou perception individuelle de son corps.
-est-ce thérapeutique ?
Dans le cas du transsexualisme, le médecin peut déroger à l’intégrité corporelle parce qu’il poursuit un but thérapeutique. Ne serait-ce pas le cas pour l’apotemnophile ?
Mais qu’en serait-il en poussant l’imagination plus loin et en suivant les transhumanistes qui se proposent d’améliorer l’humain par tous les moyens à sa disposition ? Imaginons une amputation volontaire de jambes saines pour les remplacer par des prothèses plus performantes.
Il n’y a plus ici de justification thérapeutique, seulement une volonté d’amélioration qui paraissait si légitime aux penseurs des Lumières (souvenons-nous de la définition de la dignité posée par Pic de la Mirandole).
On voit le problème que pose la notion de la dignité et de son utilisation dans les différents traités et littérature bioéthique. Le problème principal me semble être cette conception générique de la dignité qui, de plus, n’est jamais définie clairement.
Face aux principes développés et défendus par la bioéthique nous rencontrons le même problème. Si la bioéthique n’est pas une, c’est néanmoins le principlisme qui est retenu et utilisé parmi ses différents courants… Le principlisme est une approche de la bioéthique purement procédural qui se définit par le respect de quatre principes : « principe de bien-faisance, principe de non-malfaisance, principe d’autonomie, principe de justice ».
On pense le cas du patient sous forme de procédures à suivre et non à partir de lui, pour lui.
Si on reste dans un tel registre, le principe de dignité est indépassable en bioéthique, mais si on veut une éthique plus proche de l’individu, telle que l’est l’éthique du car par exemple, on peut s’attacher à une compréhension de la dignité qui me semble plus correcte et respectueuse de l’individu lui-même, il s’agit, comme le propose Gilbert Hottois, de :
Ne plus penser LE corps humain et LA dignité de ce corps. Ceux-ci n’existent pas en soi mais bien dans un contexte donné ou alors dans des discours….Par contre, ce qui existent ce sont des corps particuliers, individuels et divisibles dans une foule d’états et revêtus de dignités et de valeurs aussi nombreuses que diverses. (Hottois, p.58).
Une telle compréhension quitte l’universalisme des droits de l’homme régulièrement critiqué pour leur occidentalisme et essaye de penser l’homme contemporain, postmoderne pris dans les différentes compréhensions de soi et appartenances avec lesquelles il doit composer aujourd’hui. Dans ce monde postmoderne, il n’y a plus de fondements éthiques communs à partir desquels dériver nos lois et coutumes. Ne faudrait-il pas tenir compte de ce nouvel état de fait plutôt que de vouloir s’attacher à des valeurs anciennes en refusant de les remettre en question en les prétendant intrinsèques à l’homme ?
A l’heure où il s’agit de repenser en quoi consiste l’humanité, il me semble que le pire des chemins est celui du dogmatisme dans lequel risque de nous faire tomber des valeurs se prétendant ontologiques et donc inaccessibles, hors débats…
Pour conclure, attachons-nous à cette réflexion de Kant qui proposait de lier dignité et liberté en posant que la dignité de la personne c’est le respect de l’autonomie de la personne et en même temps, que l’exercice de la liberté doit se faire dans le respect de la dignité de l’autre, c’est-à-dire celle de son autonomie…
Nous avons ainsi un aller-retour de l’un à l’autre et c’est peut-être dans cette rencontre que nous pouvons trouver une voie respectueuse à suivre.
dimanche 28 novembre 2010
Les lois de l’honneur chez Hobbes au regard du code chevaleresquee
Les lois de l’honneur chez Hobbes au regard du code chevaleresque
Après avoir posé la question de l’homme et avoir défini ses facultés et son mode de fonctionnement, Hobbes se penche, dans la seconde partie de son ouvrage, sur la constitution et le mode de fonctionnement de l’Etat.
Dès lors que l’on a conscience qu’il s’agit là de la partie centrale de sa réflexion, on peut comprendre que la première partie servait à préparer la seconde, étant donné que Hobbes pense l’Etat à partir de la condition naturelle de l’homme, c’est-à-dire comme moyen trouvé rationnellement par les hommes d’en sortir…
Dès lors, il est cohérent que la transition de l’un à l’autre se fasse, au chapitre XVII qui entame la section traitant de l’Etat, au moyen d’un système « intermédiaire » comme celui décrit par Hobbes sous les termes de « contrées où les hommes vivent en petites familles », en « regroupement d’un petit nombre d’humains » et dans lesquelles il n’y a pas d’Etat ou bien un Etat trop faible que pour faire appliquer les lois.
Selon cette configuration, les lois naturelles décrites par le penseur dans les chapitres précédents ne peuvent avoir cours étant donné qu’il n’y a pas d’instance supérieure qui pourrait assurer leur effectivité. Dès lors, ces petits groupes se trouvent dans l’état de nature, c’est-à-dire dans un état de guerre, les uns vis-à-vis des autres. Ce sont donc les passions naturelles (la vanité, la partialité, la vengeance,…) qui dirigent les actions humaines.
Hobbes pose cette étape comme précédent celle de la constitution des villes et enfin des Etats. La relation entrenue entre les hommes individuellement est donc d’abord transposée à celle que les hommes vivants en petits groupes ont avec les autres petits groupes, et ensuite à celle des groupes plus grands que sont les villes et les Etats. Mais il semble déjà y avoir ici une avancée par rapport à la situation première. En effet, l’auteur précise que si les hommes vivants en petits groupes, c’est-à-dire dans une situation des plus incertaines, peuvent licitement recourir au vol et à la rapine, au point que ce métier soit digne de reconnaissance de la part des autres, ils observent néanmoins les lois des codes de l’honneur qui demandent de d’abstenir de cruauté envers les autres, de leur laisser la vie sauve et les outils pour l’agriculture .
Ce passage pose question car comme Hobbes ne cesse de le répéter tout au long de son ouvrage, « les conventions sans l’épée ne sont que des mots ». Comment se fait-il alors que ces lois dites de l’honneur aient de l’importance et soient respectées dès lors qu’aucune puissance ne puisse assurer ce respect ?
Un détour par les codes de l’honneur de la chevalerie et le mode de fonctionnement féodal auxquels Hobbes pourrait faire référence pourra peut-être nos aider à éclaircir ce point et à voir où Hobbes souhaite en venir…
Bien que la chevalerie soit loin d’être une, on peut néanmoins dire que ce qui la distingue en tant que groupe particulier, c’est le code d’honneur, l’éthique particulière à laquelle elle souscrit et qui sert dès lors à la définir. Cette éthique peut être résumée de la façon suivante : « ne pas fuir, ne pas se vanter, protéger l’Eglise, prodiguer des largesses et se garder de la honte et de l’ivresse ».
Jean Flori pose pour origine de la celle-ci la décentralisation du pouvoir qui eut lieu aux IXe et Xe siècles avec l’instauration de la féodalité. La réalité du pouvoir glissa vers le bas, passant du roi aux princes et des princes aux châtelains qui, grâce à leurs milices (l’ancêtre de la chevalerie) étaient les plus présents sur le terrain. Mais avec le pouvoir, ce sont également les devoirs qui leur furent transmis et parmi ceux-ci, celui de l’engagement du Roi vis-à-vis de l’Eglise de protéger les faibles, les veuves et les orphelins. Ce devoir issu des valeurs religieuses assure la légitimité des chevaliers et se trouve à la base de toute l’idéologie chevaleresque.
La société médiévale était très militarisée et les valeurs militaires y avaient un statut presque aussi sacré que les valeurs religieuses , ce qui permet d’expliquer l’importance qu’a pu y avoir l’idéal chevaleresque réunissant les valeurs guerrières, religieuses et aristocratiques. L’honneur, tel qu’il était alors compris, représentait la quintessence de l’idéal chevaleresque, c’est par rapport à ce dernier que le chevalier était défini par les autres et qu’il s’estimait lui-même. On comprend donc qu’à défaut de la constitution d’un Etat (ou du moins d’un Etat suffisamment puissant) qui donnerait la mesure du juste et de l’injuste, c’est l’honneur qui servait de maître étalon pour qualifier les actions effectuées.
Ces différents aspects nous permettent de noter que le chevalier n’est pas à comprendre seulement en tant qu’individu isolé mais qu’il fait avant tout partie d’une communauté, d’un groupe soudé et ce justement grâce à ce code. C’est en partie dans ce fait que l’on peut trouver la force qui assure le respect des lois du code.
La chevalerie est une communauté et si, à ses débuts, elle pouvait s’ouvrir à un homme vaillant quelle que fût sa classe sociale, elle fût peu à peu restreinte aux nobles seuls.
Il s’agit donc très vite d’une élite qui se connaît, se fréquente et s’estime. Cela devient particulièrement vrai avec l’instauration des tournois qui sert de révélateur aux pratiques de la guerre chevaleresque. Hobbes comprend la guerre non seulement en tant que bataille volontaire et effective entre deux partis mais également en tant que disposition à celle-ci. Lorsque nous nous intéressons à la guerre au Moyen Âge, il est intéressant de remarquer que c’est bien cette réalité que nous retrouvons. Les batailles réelles étaient relativement rares alors même qu’un état conflictuel était permanent. Il s’agissait dans la plupart des cas de sièges, les princes et seigneurs ne voulant pas tout perdre lors d’affrontements sanglants . Bien que dangereuses, nous retrouvons néanmoins un certain aspect ludique dans ces rencontres : il s’agissait davantage de vaincre son adversaire que de le tuer, l’enjeu principal étant non seulement de montrer sa bravoure mais également de pouvoir gagner des armes, des chevaux et divers richesses ainsi qu’une rançon exigée pour la libération du prisonnier. Cette pratique de la rançon est devenue peu à peu la norme. On voit donc qu’un grand nombre de précautions sont prises afin d’éviter la mort du chevalier.
Dans cet état de guerre de tous contre tous, la force et la tromperie sont, nous dit Hobbes, des vertus cardinales. Si nous retrouvons bien une valorisation de la force dans la guerre chevaleresque, les lois de l’honneur, au contraire, servent à prévenir de la tromperie. La parole donnée avait une valeur sacrée et le déshonneur attendait celui qui la bafouerait. Comme nous l’avons vu, la communauté exerçait une pression qui servait en partie à assurer le respect de ces lois. Néanmoins, on comprend bien que cela ne saurait suffire et ce particulièrement si l’on suit la pensée hobbesienne.
Si l’on pose la question de l’utilité de ces lois, on se rend compte sans peine qu’elles servent non seulement à protéger le chevalier lui-même mais également à éviter de nouvelles causes de guerre. En effet, lors de batailles les chevaliers n’agissent pas en leur propre nom mais pour leur seigneur, c’est donc également le bien de celui-ci qui est en jeu et qu’ils doivent défendre. Ce renvoi à la préservation de ses propres intérêts nous fait rencontrer la fameuse idée hobbesienne selon laquelle, par nécessité naturelle, les actions humaines ont pour fin le seul bien de leur investigateur . Si l’état de guerre fait que chacun a un droit égal sur toutes les choses, on constate que par les lois de l’honneur, ce droit est restreint. Cette restriction volontaire à laquelle se plient les chevaliers lorsqu’ils prêtent sermon lors de l’adoubement aurait-elle pour but de permettre la paix et donc la réintroduction des lois naturelles ?
En effet, en évitant la cruauté, le meurtre et le retrait des moyens de subsistance, on se montre clément vis-à-vis de son ennemi…Or une telle attitude a pour but (si l’on pense de façon utilitariste ou, comme le pose Hobbes, réaliste) d’entraîner la gratitude. La gratitude est la quatrième loi de la nature qui pose que « celui qui bénéficie d’une simple grâce de la part de quelqu’un s’efforce que ce dernier n’ait pas de motif raisonnable de se repentir de sa bonne volonté ». De même, en évitant d’être cruel et de priver l’ennemi de ses moyens de survie, on renoue potentiellement avec la septième loi qui exige que la vengeance assure seulement le bien futur et ne soit donc pas « gratuite », risquant de donner lieu à de nouvelles représailles.
On pourrait ainsi faire le lien avec encore bien d’autres lois mais l’essentiel est de noter que par les codes de l’honneur il semble qu’il s’agit d’assurer une certaine paix, ou du moins d’éviter de donner raison à de nouvelles guerres…En effet, par l’ensemble de ces prescriptions, il semble qu’il s’agisse d’éviter d’attiser la haine qui est à l’origine de nombreux conflits. Dès lors qu’un respect est rendu possible, une déontologie peut se développer et permettre que la guerre, qui semble dans une configuration telle que la société médiévale, échapper à toute lois, soit régulée…
En partant de l’idée que l’état de guerre est principalement une disposition à celle-ci, il semblerait que l’enjeu des lois de l’honneur soit de mettre les partis dans de meilleures dispositions les uns vis-à-vis des autres et témoignerait donc d’une inclinaison vers la paix dans cet état inconfortable qu’est l’état naturel alors même que rien, en l’absence d’un Etat fort, ne peut la garantir.
ANNEXE
Le code de la chevalerie n’a jamais été rédigé, de plus, il a évolué selon les tendances idéologiques de l’époque.
Néanmoins, Léon Gautier en présente dix commandements :
I. Tu croiras à tout ce qu’enseigne l’Eglise et observeras tous ces commandements.
II. Tu protégeras l’Eglise.
III. Tu auras le respect de toutes les faiblesses et tu t’en constitueras le défenseur.
IV. Tu aimeras le pays où tu es né.
V. Tu ne reculeras pas devant l’ennemi.
VI. Tu feras aux Infidèles une guerre sans trêve et sans merci.
VII. Tu t’acquitteras exactement de tes devoirs féodaux, s’ils ne sont pas contraires à la loi de Dieu.
VIII. Tu ne mentiras point et seras fidèle à la parole donnée.
IX. Tu seras libéral et feras largesse à tous.
X. Tu seras, partout et toujours, le champion du Droit et du Bien contre l’Injustice et le Mal.
vendredi 27 août 2010
Le postmodernisme chez Castellucci
Le postmodernisme
chez Castellucci
Depuis une
vingtaine d’années, se développent au théâtre des formes originales qui
interrogent les conventions théâtrales et mettent à mal la pratique
interprétative. Le spectacle « Inferno » de Roméo Castellucci est
l’une d’entre elles.
L’hypothèse animant notre
recherche est celle de la possibilité de qualifier cette œuvre comme
postmoderne, hypothèse développée d’une part à partir de l’idée que se qui se
joue à travers la problématique de l’interprétation est la question de la
connaissance et, d’autre part, que la création et la pensée postmoderne
partagent une même attitude face à celle-ci.
Afin de vérifier cette hypothèse,
nous avons effectué une analyse structurelle de l’œuvre, nous attachant
uniquement à son mode de fonctionnement. Un certain nombre de caractéristiques
communes ont pu ainsi être déterminées et mises en rapport avec celles qui
manifestent de la postmodernité.
Cette approche, si elle nous a
permis de confirmer la similarité de leur attitude et mode de fonctionnement,
nous a également appris à respecter la singularité de notre sujet et donc à
penser les conséquences de cette qualification : l’œuvre s’en trouverait
identifiée et réduite à un cadre.
Dès lors, nous concluons en
posant que s’il y a bien du postmodernisme dans « Inferno » ce n’est
pas pour autant une œuvre postmoderne.
Mots clés : théâtre,
contemporain, postmodernité, mise en scène, trans-disciplinarité, hybridation,
texte, Castellucci, postdramatique, interprétation, connaissance,
communication, image, histoire de l’art, …
Table des
matières
Résumé....... 1
1 Introduction........... 3
2 Présentation........... 7
2.1 Roméo Castellucci et la Socìetas
Raffaello Sanzio....... 7
2.2 « Inferno »....... 9
2.3 Méthodologie....... 11
3 Présentation du
spectacle........... 13
3.1 Description....... 14
3.3 Premières
observations....... 20
3.4. Espace....... 22
3.4.1 Le paysage sonore..... 25
4 Eléments
caractéristiques du spectacle........... 28
4.1 Danse – théâtre. Le
mélange des genres....... 28
4.2 La question du texte....... 32
4.3 La non-narrativité....... 33
4.4 La structure....... 36
4.5
La citation : Dante, Warhol et l’Enfer....... 39
4.6 La question de
l’élitisme....... 46
4.7 Hétérogénéité des
langages....... 50
4.8 La question de
l’image....... 55
4.8.1 Théâtre image..... 55
4.8.2 Origine..... 57
5 Les questions de la
réception........... 62
5.1 La distance ou
l’immédiateté ? Le phénomène de répétition....... 62
5.2 La question de la
communication....... 64
5.3 La question de la
communauté. Public ou spectateurs ?....... 68
5.4 Le consensus ou
« qu’en est-il de ‘l’attitude politique’ de la
représentation ? »....... 71
6 Modes d’approche........... 76
6.1 Un pensée de la
complexité....... 77
6.2 Paradigme....... 80
7 Le théâtre
postdramatique........... 82
8 Le postmodernisme........... 88
9 Rencontre des traits de la
postmodernité avec les caractéristiques de notre « objet scénique non
identifié »........... 95
9.1 Non-narrativité....... 95
9.2 L’artiste et l’œuvre
postmodernes....... 97
9.2.1 Collage, citation, parodie..... 100
9.2.2 Le baroque..... 102
9.3
« Inferno », spectacle postmoderne ou spectacle de la
postmodernité ?....... 104
10 Conclusion........... 110
Le postmodernisme
chez Castellucci
« Dans ma tête tout est confus. Donc
tout va bien »[1]
Roméo Castellucci
1 Introduction
Etonnement,
incompréhension, émerveillement. Ces mots servirent aux penseurs grecs à
définir le taumazein qu’ils identifièrent ce faisant comme étant à la base du
raisonnement philosophique. L’expérience de la rencontre avec le spectacle « Inferno »
du metteur en scène italien Roméo Castellucci joua pour nous le rôle d’un tel
détonateur, déclenchant la réflexion qui prend forme à travers ce mémoire.
Cette œuvre s’inscrit parmi ces
« objets scénique non identifiés »[2]
qui prolifèrent sur la scène contemporaine depuis plus d’une vingtaine
d’années, ne cessant d’interroger les spectateurs et les critiques quant à leur
compréhension du théâtre et leur manière de l’aborder. Remettant en question
les conventions théâtrales, et ils donnent lieu à une perte des repères et des
certitudes quant à notre rôle de spectateur, des « capacités » que ce
dernier présuppose. Les questions ne cessent de jaillir : qu’est-ce que ça
veut dire ? Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi et comment est-ce que ça
fonctionne ? Pourquoi le public est-il si divisé à leur égard ? Et enfin, comment aborder ces œuvres
d’un point de vue théorique dès lors qu’elles mettent à mal les
possibilités interprétatives ?
Comme le pense Jean-Paul Ryngaert, ces questions sont sans doute motivées
en grande partie par l’idée que comprendre, c’est comprendre
le récit, et que dès lors la saisie du sens correspond à l’identification de la
narration[3].
Elles ne vont cependant pas sans poser un réel problème au critique de théâtre,
pouvant même devenir capitales pour ceux dont on attend de pouvoir rendre compte de
cet objet, de l’analyser et, peut-être même, de produire un savoir quant à ce
dernier[4].
Pour un certain nombre de journalistes, théoriciens mais également
spectateurs, avec ces créations nous ne serions plus face à du théâtre. Une
telle conception nous fera poser la difficile question de la définition, de
même qu’elle nous permettra d’interroger les présupposés sur lesquelles elle
s’appuie, nous permettant ainsi de remonter quelque peu l’histoire de cet art
et d’y chercher les éventuelles racines de ces formes problématiques. Notons
enfin que les artistes se sentent moins concernés par cette question de la
nomination, de la classification en genre de leur pratique[5], et que c’est
donc à un problème principalement issu de la théorie que nous nous
intéresserons ici.
Cette question a été
principalement débattue suite à la dite « querelle d’Avignon » qui
eut lieu autour de la cinquante-neuvième édition du festival. En prenant connaissance
de celle-ci, il nous a semblé qu’il y avait réellement quelque chose qui se
passait avec le théâtre contemporain. Les réactions violentes de certains
critiques, les nombreux articles publiés pour en rendre compte, nous ont paru
symptomatiques si non pas d’une crise, du moins d’un certain renversement, d’un
changement important au sein de la pratique théâtrale, qui ont eu le don
d’exaspérer un certain public mais surtout, semble-t-il, une certaine partie
des critiques.
S’il s’agissait là d’un conflit d’ordre principalement administratif
(les deux programmateurs du festival, Hortense Archambault et Vincent
Baudriller, étant critiqués quant à leur choix de désigner Jan Fabre pour
artiste associé ainsi que par rapport à l’orientation donnée à ce festival,
davantage tourné vers ce que le théoricien Hans-Thiess Lehmann décrit comme
formes postdramatiques que vers du théâtre de texte et de répertoire interprété
par des acteurs reconnus), il n’en reste pas moins que cet
« événement » a permis un questionnement sur ces nouvelles formes et sur
la manière d’en rendre compte. La question des traits caractéristiques de ces
œuvres sera développée plus loin, notons seulement pour l’instant qu’il s’agit
de créations généralement hybrides, ayant abandonné le schéma dramatique
traditionnel, à savoir celui d’une pièce organisée autour d’une action jouée
par des personnages.
Voici donc les deux raisons ayant
motivés le choix de notre sujet : l’étrange expérience d’un ravissement
conjugué à un certain « inconfort intellectuel » éprouvé lors de ce
spectacle d’une part, la prise de conscience que la forme incertaine de ce type
de création pouvait poser problème aux spectateurs, critiques et théoriciens
d’autre part.
Notre intuition première consistait dans l’idée qu’il y avait un
rapprochement à faire entre les principaux traits de ces créations artistiques
et celles que nous rencontrons lorsqu’il s’agit de définir la pensée de la
période dite postmoderne, à savoir celle de notre contemporanéité. Nous avons
donc choisi d’interroger le rapport qu’entretenait ce théâtre avec le contexte
historico-culturel, qui l’a vu naître, sans oublier néanmoins que l’on ne peut
réduire le développement des formes artistiques ainsi que l’élaboration de
l’histoire de l’art en général à une explication de type causaliste. Nous avons
donc tenté de nous prémunir d’une approche systématique de la théorie qui nous
ferait nier la spécificité de notre objet, comprise en tant que
« expérience esthétique, dans son caractère expérimental, fragile et incertain. »[6].
Le rapprochement avec la pensée postmoderne nous a semblé particulièrement utile
à cet égard, état donné que elle-même postule un mode de fonctionnement analogique,
plurivoque, souple, faible et mobile.[7]
Nous commencerons par faire une brève présentation du metteur en scène
et de la troupe de théâtre à l’origine du spectacle, pour nous pencher ensuite
sur l’œuvre elle-même, développant alors les questions méthodologiques qu’elle
soulève quant à la manière de l’aborder. Une fois que nous aurons répertorié
les caractéristiques principales de cet « objet », nous poserons la
question de la postmodernité. Nous commencerons par celle de sa définition,
qui, comme nous le verrons, est extrêmement complexe étant donné le nombre
important et divergent de ses manifestations et compréhensions. Au sein de ce
vaste champ, il s’agira d’abord de délimiter notre approche de la postmodernité
pour ensuite rechercher ses gestes et tendances constituantes. Ceux-ci seront
alors mis en parallèle avec le mode de fonctionnement de notre spectacle.
Enfin, la validité de la proposition de qualification « postmoderne »
pour le spectacle « Inferno » sera jugée sur base des découvertes que
cette approche aura contribuée à faire et de l’avantage qu’il y aurait à
adopter son utilisation.
2 Présentation
2.1 Roméo Castellucci et la Socìetas
Raffaello Sanzio
Roméo
Castellucci est une figure que l’on pourrait classer parmi les grandes stars du
théâtre contemporain. Cela fait presque trente ans qu’avec sa compagnie, la
Societas Raffaello Sanzio, il crée des spectacles et rencontre un succès
important sur la scène internationale.[8]
La Societas a été fondée à Cesena
vers 1980, village proche de Rome, par Roméo Castellucci, sa sœur Claudia
Castellucci et son ex-femme Chiara Guido, tous trois plasticiens de formation.
Lui-même gère, ou du moins intervient, dans la plupart des aspects des
spectacles produits, de sorte que la compagnie lui est souvent identifiée et
que c’est son nom qui est reconnu et partout cité. On retrouve là ce que l’on
pourrait identifier comme les caractéristiques des traditionnelles compagnies
privées italiennes, à savoir la composition familiale et l’établissement dans
un site décentré, ces compagnies étant en général opposées aux « teatri
stabili »[9],
financées par l’Etat.
Dans leur dernière création, la
trilogie autour de la « Divine Comédie » et dont Inferno est le
premier volet Roméo Castellucci a tenu les fonctions de dramaturge, metteur en
scène, scénographe, concepteur des lumières ainsi que des costumes. Avec la
chorégraphe contemporaine Cindy Van Aacker, il a également développé l’aspect
chorégraphique de ce spectacle.
Si jusque là, ces fonctions, et
particulièrement le travail dramaturgique, étaient régulièrement partagés par
les trois membres fondateurs, le spectacle que nous analysons est une œuvre
plus personnelle. Ceci explique la mention de son nom seul dans le titre du
mémoire. Titre dont nous pouvons dire qu’il nous oblige à cette brève
présentation qui ne sera pas développée davantage étant donné que ce n’est pas
tant sa figure, sa personnalité qui nous intéresse mais bien ses créations
mêmes, et plus particulièrement le spectacle « Inferno ». Ce dernier créé
en 2008 pour le festival d’Avignon dont Castellucci était, avec l’actrice
française Valérie Dréville, artiste associé.
Néanmoins, cette présentation
fait apparaître des éléments intéressants et potentiellement utiles pour la
suite de l’exposé, éléments que nous résumerons de la manière suivante :
il s’agit d’une troupe de théâtre
italienne fondée par des plasticiens
de formation, dirigée par un metteur
en scène « chef d’orchestre » qui rencontre un succès exponentiel depuis leur formation
en 1980.
Le fait que les fondateurs de la
troupe n’ont pas, à la base, de formation en théâtre mais bien en arts
plastiques permet d’expliquer en partie l’originalité de leur approche, dès
lors qu’ils ne sont pas vraiment porteurs d’une tradition et qu’à partir de
leur propre horizon ils peuvent envisager le théâtre autrement. Cette idée est
également retenue par la chorégraphe et théoricienne de la danse Michèle Febvre
qui note, dans son livre « Danse contemporaine et théâtralité », que
la nouvelle danse est principalement le fruit d’artistes venant d’un autre
milieu que celui de la danse, que ce soit des plasticiens, des cinéastes, des
écrivains ou des universitaires[10].
Les différentes techniques et connaissances de ces personnalités leur
permettent de développer des approches sur de nouvelles bases, de travailler la
matière autrement, d’instaurer de nouvelles techniques et de promouvoir
d’autres esthétiques.
Notons également que si chaque spectacle de la
Societas est construit par rapport aux exigences du sujet abordé, qu’une
recherche dramaturgique originale est développée pour chacun d’entre eux
conduisant à d’importantes variations de leurs formes, il n’en reste pas moins qu’il
y a quelque chose d’ordre thématique et esthétique qui les relie. Bien qu’il y
ait eu différentes étapes dans leur travail et qu’ils se soient éloignés
aujourd’hui de leur théâtre iconoclaste des premières années, leur intérêt pour
la question de l’origine et de la tragédie a continué à être exploité à travers
leurs différentes créations développées. Outre cet aspect thématique, une
esthétique commune relie également ces œuvres qui sont données à voir d’une
manière telle que l’on peut parler d’univers castelluccien comme le font
d’ailleurs certains critiques, ce qui leur permet d’écrire : « Castellucci
nous a en effet habitués à un théâtre radical et polémique, qui refuse les
tabous et les conventions du ‘représentable’ »[11],
ou encore : « Le mélange entre le refus du texte et de la
représentation, la force performative des scénographies (ou des images) et la
présence de la musique (comme dans un opéra) font l’étoffe des spectacles de la
Societas Raffaello Sanzio. »[12].
On peut alors lui appliquer la remarque de Bernard Dort : « Il y a
des metteurs en scène qui d’une œuvre à l’autre semblent suivre le même chemin,
construire, pièce par pièce, leur propre cosmogonie. »[13].
2.2 « Inferno »
Le spectacle
« Inferno » est le premier volet de la trilogie portant sur la « Divine
Comédie », présentée par Castellucci comme « librement inspirée de
Dante ». Pour chacune de ses trois parties, il reprend les noms choisis
par le poète, à savoir : « Inferno », « Purgatorio »
et « Paradisio ».
Ce texte, fondateur de la langue
italienne contemporaine et donc également en un sens de cette culture, a été
rédigé au début du XIVème siècle au sein d’un contexte politique agité[14].
De par sa complexité, il comporte plusieurs niveaux de lecture ce qui permet la
coexistence d’un nombre important d’interprétations. Dès lors, les difficultés
auxquelles se sont confrontés les différents artistes qui s’étaient intéressés
à cette œuvre sont à la fois d’ordre symbolique et narratif, devant déterminer
la manière dont illustrer l’histoire sans en perdre la valeur allégorique. De
par la nature historiquement déterminée des nombreux symboles et allégories de
l’œuvre, c’est à un complexe travail de traduction qu’il leur fallait se
prêter.
Le parti pris de Castellucci a
été de ne pas s’aventurer dans ces questions d’adaptation en présentant
d’emblée le projet de la « Divine Comédie » comme un projet impossible.
Aussi, il faut comprendre qu’il ne s’agit pas pour lui de rendre compte ou
d’illustrer l’œuvre de Dante mais de s’en inspirer pour donner à voir ce que
représentent aujourd’hui pour lui ces trois noms massifs : « Inferno »,
« Purgatorio » et « Paradisio ».
Par les mots suivants, il résume
le chef-d’œuvre du poète florentin, il le résume par les mots suivants
« [il s’agit d’] une
œuvre d’imagination, liée à des visions, cela m’est très proche. Ce qui m’a
toujours attiré vers la Divine Comédie est précisément cette impossibilité à
s’y mesurer. J’éprouve le besoin de me sentir démuni quand je travaille, cela
me permet de dépasser le problème de l’illustration du texte pour penser le
rapport de la représentation avec l’irreprésentable. Là est le noyau du
théâtre. »[15].
Outre son approche, cette citation a l’avantage de nous informer
sur la conception du théâtre prônée par le metteur en scène, ce qui nous sera
fort utile tout au long du développement de ce travail.
2.3
Méthodologie
Le parti pris
méthodologique emprunté dans ce travail est de ne choisir qu’un des spectacles
de la troupe et ce afin de pouvoir l’analyser en profondeur. Le projet
poursuivi n’est ni de traiter le sujet en général ni d’utiliser les spectacles
à titre d’exemples ou d’illustrations pour notre propos. Il s’agit davantage
d’une démarche inverse : prendre comme point de départ l’œuvre elle-même,
telle qu’elle se donne et à partir de ses particularités, de son mode de
présentation, tenter de l’approcher, de l’interroger et de parvenir à dire
quelque chose à son sujet. Ce faisant, il s’agit d’éviter les présuppositions
et les explications causalistes afin de ne pas tronquer l’objet en lui imposant
un quelconque discours extérieur ou en l’inscrivant
dans une identification restrictive.
Si nous avons choisi de parler à
son propos et donc, en quelque sorte, de parler pour lui, il nous faut trouver
notre place dans ce discours : comment l’aborder sans l’expliquer, sans la
réduire ou la tronquer ?
Ces questions méthodologiques ont
été développées par des penseurs tels que, par exemple, Isabelle Stengers, Vinciane
Despret, Bruno Latour et Tobby Nathan à partir de leur approche
constructiviste. Le parti pris respectueux et poli de ces chercheurs pour leur
sujet sera celui que nous tenterons de tenir pour le nôtre, nous mettant ainsi
à la place du diplomate, du représentant, qui « parle pour » l’autre
qui ne peut se présenter lui-même[16].
En effet, un spectacle de théâtre ne peut se présenter que dans et à travers
l’acte de la représentation[17],
étant vivant et éphémère, une fois celle-ci achevée, il n’est plus[18].
Les photographies, les captations, les rendus des critiques, les textes des
artistes eux-mêmes tentent d’en garder une trace, mais c’est toujours déjà
autre chose, la spécificité des arts vivants consistant dans l’absence de
distance entre l’émetteur et le récepteur, permettant une circulation, un
échange entre la salle et la scène.
Il s’agit là d’une difficulté
constituante de notre discipline, qui, liée à la problématique de la réception
toujours subjective, nous impose une grande prudence dans nos analyses tout en
présentant chacune d’entre elles comme un véritable défi.
Face à cet objet particulier
qu’est le spectacle vivant et à ce spectacle en particulier, la première étape
de cette recherche ici consistera en une mise à plat réalisée au moyen d’une
description. Il s’agira ce faisant de passer de la réalité sensorielle du
spectacle à celle du discours ; des sensations, des images et des sons aux
mots. Il va de soi que ce passage du vécu sensitif au cognitif est fort sensible
et risque de nier la spécificité de la création. Selon Anne Ubersfeld un
spectacle, même sans parole, est difficilement envisageable sans la médiation
du texte, médiation effectuée donc par le spectateur lui-même lorsqu’il
« retraduit en langage articulé les étapes du mime ou les structures
fondamentales de l’image»[19].
Mais peut-on vraiment parvenir ici à une telle traduction et ce
particulièrement pour une oeuvre aussi peu communicable que celle qui nous
occupe ici ? Si on ne peut éviter de parler d’un spectacle sans passer par
une traduction intersémiotique telle que décrite par Jacobson[20],
à quel point cette dernière nous permet d’en rendre compte avec fidélité et
efficacité ?
Nous essayerons de répondre à ces
questions à travers l’exercice de la description. Ce faisant, nous nous intéressons
seulement à la forme, posant uniquement la question du comment sans entrer dans
celle du pourquoi.
3 Présentation
du spectacle
Le spectacle
« Inferno » a été créé dans et pour la Cour d’honneur du Palais des
Papes.
Ce plateau est immense et les gradins
en plein air peuvent accueillir deux milles personnes. Cet illustre plateau est
un lieu dangereux de par sa dimension et son prestige. Y représenter un
spectacle est toujours un défi pour les metteurs en scène et chacun d’entre eux
tentant de le relever de façon personnelle[21].
Roméo Castellucci a décidé de
pleinement exploiter le lieu par une exploitation du palais lui-même
l’inscrivant ainsi dans la scénographie elle-même :
« Nous voulons imaginer une
succession d'événements, une occupation de l'espace, qui seraient capables de
rencontrer cette architecture, non comme décor de théâtre mais comme ‘reste’,
comme passé réclamant d'être repris et ressuscité, comme l'accomplissement de
ce qui est resté inachevé, insensé, avorté. »[22]dit-il
à propos de sa démarche.
Le spectacle se déroule sur une scène immense et presque
vide, ainsi que dans le palais dont les portes sont utilisées comme entrée par
les acteurs, les fenêtres illuminées…Le cadre est bien celui du palais des
papes, ce qu’il est aujourd’hui (figuré par les touristes de la première scène)
et ce qu’il a été, son tribu culturel et historique pesant de tout son poids
sur la représentation. C’est pour cette raison notamment que ce travail est
basé exclusivement sur la représentation donnée à Avignon et non sur l’une de
celles données dans une autre salle. L’autre raison en est que la captation qui
nous sert d’appui a été réalisée à Avignon, par le réalisateur Don Kent. Ce
dernier a d’ailleurs mené un véritable travail de cinéaste quant à ses prises de
vue, assistant à un grand nombre de répétitions et se concertant avec le
metteur en scène pour tenter de saisir et de transmettre au mieux l’esprit de
la création[23].
Notons qu’un tel support, malgré les inconvénients qu’il soulève de par le fait
qu’il résulte d’un travail de montage et est le fruit de la subjectivité d’un
regard, nous a été absolument nécessaire pour tenter d’en produire une
description précise, la mémoire prenant le relais pour ce qui est du vécu
émotionnel.
3.1 Description
Le spectacle
commence en même temps qu’arrivent les spectateurs : tandis que ceux-ci
s’installent dans les gradins, une dizaine d’individus déguisés en touristes
arpentent le plateau et visitent le palais, audio-guide à l’oreille. On entend la
diffusion de phrases en langues étrangères, incompréhensibles, suggérant qu’il
s’agit des commentaires amplifiés des audio-guides.
Une fois les spectateurs installés,
les acteurs quittent le plateau et le silence se fait dans la cour. Un homme
entre par l’une des alcôves du palais, avance droit devant lui et s’arrête au
devant de la scène. Celle-ci est éclairée grâce à des panneaux lumineux posés
verticalement au bord du plateau suivant une disposition qui redouble en
accentuant la forme de ce dernier[24].
Ces néons ne sont lumineux que du côté de la scène, leur lumière est blanche,
froide et blafarde. Face au public, regardant au loin, l’homme annonce : « Je
m’appelle Roméo Castellucci. ». Retournant vers le fond du plateau, un homme le
rejoint pour l’aider à enfiler une tenue de protection tandis que six hommes
vêtus en noir, chacun tenant en laisse un chien aboyant, arrivent sur la scène,
ayant auparavant longé le public.
En ligne droite par rapport aux
néons, ils attachent les bergers allemands à l’aide de grosses chaînes en acier.
Les chiens sont agités, excités, ils tirent sur leur laisse et aboient très fort.
Une fois Castellucci habillé et laissé seul face aux chiens et aux spectateurs,
un chien arrive en courant en provenance des coulisses et fonce sur Castellucci
qu’il mord à la jambe. Puis, très vite, un deuxième et un troisième chiens sont
lâchés. Ils font tomber l’artiste, le mordent et tirent de toutes leurs forces
sur ses vêtements. Ce dernier reste assez longtemps à terre, immobilisé par les
trois chiens tandis que les autres
continuent à aboyer et à tirer sur leur laisse.
Suite à un coup de sifflet les
bêtes lâchent leur prise et retournent en coulisses tandis que les gardes vont,
à nouveau en file indienne, rechercher les six autres.
Tandis que Castellucci se relève
pour se mettre à quatre pattes, un homme s’approche de lui et le revêt d’une
peau de chien. Vêtu d’un simple caleçon noir sur lequel est fixé un mousqueton,
un autre homme arrive par l’une des trois alcôves du palais, enlève la peau à
Castellucci qui se laisse retomber sur le sol et l’enfile à la manière d’une
cape. Le metteur en scène se relève et quitte le plateau alors qu’Antoine Le
Menestrel, ancien champion d’escalade reconverti dans l’escalade artistique,
commence à escalader le Palais des papes. Le silence est total, excepté le
champ des oiseaux que l’on entend au loin. Son ascension, lente et belle, est
parfaitement maîtrisée et souple. On peut reconnaître, lors de son progression,
différentes images dont il prend la pose, telles les gargouilles, le Christ en
croix, l’homme ascensionnel ou encore l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci,
figure qu’il réalise en s’accrochant à la rosace de la grande porte du palais[25].
A mi-chemin, se tenant sur un rebord de fenêtre, il se défait de la peau qu’il
laisse tomber.
Rentre alors en scène un petit
garçon d’environ dix ou douze ans, portant un pull jaune, un short, des baskets
bleues et des lunettes de la même couleur. Il ramasse la peau, regarde autour
de lui, se met à genoux et se recouvre de la peau. Un faible grondement sourd
se fait entendre et l’enfant se met à quatre pattes, singeant la pose que
Castellucci avait pris peu de temps auparavant. Il se met à avancer lentement,
un projecteur braqué sur lui pendant que l’autre acteur continue son ascension,
se suspendant par moment par une seule main, insistant sur l’aspect
spectaculaire de sa performance et sur le risque maîtrisé de la chute. L’enfant
arrive à la hauteur d’une bombe de couleur posée à même le sol, s’en saisit, se
relève et commence à taguer lentement, en majuscules : « J E A
N », sur le mur du palais.
L’acteur parvient en haut et
regarde la scène. L’enfant s’éloigne, se dirigeant côté jardin, s’arrête, se
retourne, le regarde et sourit. L’acteur, du haut du toit, lui lance alors un
ballon de basket qui rebondit trois fois avant que l’enfant ne l’attrape. Lors
du premier rebond, un projecteur éclaire un panier de basket fixé sur le palais
en même temps que se fait entendre un bruit métallique très fort et comme
redoublé par un écho lointain. A partir de là, à chaque fois que le ballon
touchera le sol, un bruit semblable se fera entendre.
L’acteur crie :
« Jean ! » et l’enfant, face au panier, lève les bras comme s’il
s’apprêtait à lancer le ballon dans ce dernier mais les laisse ensuite retomber
sans n’avoir rien fait. Il se retourne, s’avance doucement vers le public en
tapotant son ballon, puis s’arrête au centre de la scène, une douche sur lui.
Il commence à faire rebondir son ballon, trois fois d’affilée. A chaque fois un
son très fort se fait entendre, un bruit de démolition, de tas de pierres qui
s’effondrent. Après le troisième rebond, l’enfant se retourne vers le palais,
le fixe du regard, semblant attendre un événement mais rien ne se passe. Face
au public, il fait à nouveau rebondir la balle trois fois, même jeu, même type
de son. Rien. La même scène, une troisième fois. Mais cette fois, on voit une
lumière, une lumière circulaire qui semble se promener à l’intérieur du
bâtiment, nous laissant l’apercevoir à travers les différentes fenêtres du
palais. Venant se surimprimer aux « bruits de la balle », des sons
encore plus inquiétants se donnent à entendre. L’enfant drible, à nouveau trois
fois. Le son se développe encore en intensité et teintes angoissantes, redoublé
d’un jeu de lumière semblant figurer une présence fantomatique, surnaturelle.
Cette scène, mettant en jeu ce jeune garçon habillé de couleurs vives, comme
perdu sur une scène immense plongée dans le noir et jouant innocemment avec un
ballon de basket dans une ambiance terrifiante créée à partir de bruits et de
lumières inquiétants et mystérieux, se répète plusieurs fois encore, augmentant
l’angoisse au fur et à mesure que les lumières et les sons s’amplifient. Ces
derniers ne viennent plus seulement après les « coups » du ballon, ils
s’autonomisent, s’individualisent. Ce ne sont pas que des effets, ce sont des
figures à part entière. La lumière clignote, « circule », un son
évoquant celui d’une alarme se fait entendre tandis que la lumière s’agrandit,
éclairant circulairement une grande partie du bâtiment, pour s’éteindre ensuite,
de la même manière, comme s’il s’agissait d’une apparition.
Faisant son entrée, une foule de
quidams portant des vêtements de couleurs vives alors même que toute vie semble
leur avoir été retirée. Ils avancent lentement, d’un pas sûr, mécanique,
formant un bloc relativement compact qui occupe le troisième quart de scène. Ils
sont une soixantaine à avancer ainsi mais l’enfant ne semble pas les remarquer,
il continue à jouer, toujours de la même manière, avec son ballon. La foule poursuit
son avancée, impassible, elle passe devant l’enfant et le cache à notre vue. Mais
le bruit qui accompagne le choc du ballon nous indique que ce dernier continue
à le faire rebondir.
En partant de la fin, les
« gens » se couchent, un rang après l’autre, tandis que les autres
continuent à avancer doucement. Au fur et à mesure que les corps tombent, ils
découvrent à nouveau l’enfant. Ce dernier joue toujours. La scène des lumières
dans le palais recommence, mais cette fois avec davantage de frénésie encore,
les lumières s’allument plusieurs à la fois. L’enfant enlève alors la peau
qu’il avait toujours sur lui, la garde en main tandis que les bruits sont plus
violents la foule au sol commence à s’animer. Elle roule vers le fond de la
scène, tandis que l’enfant avance en enjambant les corps. Les ayant dépassé, il
s’arrête et laisse tomber la peau. Une douche jaunâtre l’éclaire, toutes les
fenêtres s’allument d’un coup et se mettent à clignoter très vite. Un son
ressemblant à un cri se fait alors entendre, quelques lumières restent
allumées, puis s’éteignent à nouveau. La foule, dans le fond, continue à rouler,
comme des vagues, en avant, en arrière…
Un homme âgé se lève de la foule
de corps et s’avance vers l’enfant, son visage reste dans l’ombre jusqu’à ce
qu’il arrive à sa hauteur et se place à côté de lui. Il lui prend le ballon
d’une main, sans le regarder. Une musique religieuse, le « Viderunt
Omnes » commence à se faire
entendre. Elle accompagnera toute la séquence de l’échange du ballon qui débute
avec ces deux protagonistes précités. Le garçon s’en va, rejoint la foule au
sol et se laisse rouler avec elle. Un amas de couleurs en mouvement… Le vieil
homme, tout comme l’enfant avant lui, se tient immobile au milieu de la scène, face
au public, regarde au loin, la peau de chien posée à ses pieds. Toutes les
trente secondes environ, un corps se détache de la foule pour aller prendre
place à l’avant scène en s’emparant du ballon. Après le vieil homme, une jeune
femme en robe verte, un homme en chemise jaune, un autre homme d’à peu près le
même âge, une petite fille en robe rose, une femme en rose également et enfin une
vieille femme habillée de la même couleur. La musique et l’expression, le
regard relativement grave des acteurs une fois qu’ils tiennent le ballon,
donnent un aspect solennel, cérémoniel à la scène. L’échange prend un caractère
sacré, celui d’une transmission qui se fait entre des gens de différentes
générations, différents genres : homme, femme, adulte, enfant, vieillard.
Lorsque la vieille femme s’empare du ballon, un changement est induit :
elle le prend des deux mains et le maintient face à elle, comme une
offrande, pour enfin faire mine de
mordre violemment dedans. Son geste est accompagné de bruit de crocs, de sons
de brisure et de sanglots qui se mêlent à la musique religieuse. Un halètement de
plus en plus fort évoquant des pleurs accompagne les gestes de la femme qui
parait embrasser et mordre à la fois le ballon.
Peu à peu, elle tourne le dos à
la salle pour faire face à la foule qui se relève doucement et se place face au
mur du palais, dos aux spectateurs, en une seule rangée divisée en dix groupes.
Une lumière dans une fenêtre du palais à cour se trouvant dans le prolongement
de leur ligne est allumée de l’intérieur, éclairant en partie le fond de scène.
Au premier plan, la femme se
penche en avant et se relève, ses mouvements sont saccadés, brusques tout en
étant à la fois relativement lents. Un bruit régulier évoquant un coup, un choc
sur une matière pleine mais que, comme tous les sons précédents ainsi que la
plupart des sons suivants, on ne peut identifier avec certitude, se fait
entendre. La première fois où on l’entend, un homme s’avance d’un pas et donne
un coup contre le mur du palais puis retourne sur la rangée de départ. L’homme
recommence. La troisième fois ce sont plusieurs individus, ensuite presque
tous, exceptés ceux qui se tiennent devant les portes. La séquence recommence,
encore et encore. Après une trentaine de seconde, la vielle femme à l’avant-scène
s’immobilise et commence lentement à se retourner vers la salle, pour, à
nouveau une trentaine de secondes plus tard, faire semblant de se recouvrir les yeux et essayer de voir
ce qui se passe derrière elle. La séquence des coups dans la porte se répètera
trente-deux fois, les dernières fois n’étant assurées que par une poignées de
personnes. Enfin, tous s’immobilisent. Il y a un noir, puis très vite, des
lumières blanches qui clignotent apparaissent dans le fond de la scène. On reconnaît
alors dans l’une des alcôves des lettres en néons chacune tenue par un acteur. Le
grésillement électrique qui caractérise toujours les néons est ici fortement
amplifié et se surimprime à la musique religieuse qui ne s’est pas arrêtée
depuis qu’elle s’est fait entendre pour la première fois. Lorsque les acteurs
commencent à les porter sur scène, elle s’arrête enfin et ne reste que le
grésillement, de plus en plus fort. La scène est toujours plongée dans le noir
et la seule source de lumière provient de ces lettres qu’ils placent à l’avant
scène, formant le mot « INFERNO » entre guillemets, lisible à
l’endroit depuis le plateau et donc à l’envers pour les spectateurs. Ces
lettres éclairent le « JEAN » écrit sur le palais, les deux noms
étant ainsi en vis-à-vis… Les « gens » se placent ensuite derrière
les lettres et s’assoient, disparaissant à la vue des spectateurs, laissant une
petite fille seule sur scène. Celle-ci est assise et regarde sans bouger les
lettres comme elle fixerait un écran de télévision dont la lumière blafarde des
néons rappelle l’éclairage. Les lettres se mettent alors à clignoter une à une,
comme si elles formaient des mots et lui délivraient un message, des
« flash » éclairant par moment la scène dans son ensemble. Là encore
un sentiment d’inconfort tient le spectateur, sentiment qui ne le quittera qu’à
de rares moments du spectacle. On est dans une appréhension indéfinie de
l’imminence d’un désastre. Mais rien ne se passe jamais vraiment[26].
3.3 Premières observations
Avant toute
chose, reprenons un extrait d’une lettre envoyée par Frie Leysen à Roméo
Castellucci à propos des spectacles de ce dernier, lettre dans laquelle elle
fait état de la difficulté de rendre compte de ses impressions, de l’empreinte
laissée en elle par la représentation à laquelle elle a assisté :
« cette
empreinte n’a pas de contours. Elle est mouvement : perturbations. Emotion
violente et diffuse, tiraillée par d’incessantes questions, par d’insolubles
contradictions. Chaque mot doublé de son contraire, chaque certitude tout de
suite défaite. Et ces contraires, loin de s’annuler, se renforcent.
Trouble. »[27].
Cette citation rend bien compte
de l’état dans lequel ce spectacle tend à mettre le spectateur, laissant ce
dernier en sortir, selon les mots de Frie Leysen, dans un état de trouble. Il
s’agit maintenant pour nous de tenter de dépasser celui-ci pour en interroger
l’origine…
Cette description des vingt
premières minutes de la représentation, certes longue et laborieuse, nous a
paru nécessaire dès lors qu’elle nous permet de poser la question de la
spécificité de la création, d’introduire le lecteur dans l’univers de cette
dernière et de penser à partir de là son mode de fonctionnement, les problèmes
et questions qu’elle soulève ainsi que les possibilités qui s’ouvrent à nous
pour en parler. Ces questions du témoignage se sont posées et continuent à le
faire à de nombreuses disciplines, se complexifiant au fur et à mesure que les
disciplines évoluent et que les méthodes pour les aborder ne dont plus adaptées.
Si cette description insiste tant
sur les détails, c’est parce qu’il n’y a pas réellement d’action narrative, de
faits à raconter. Tout se joue dans les gestes, dans le rythme de leur
effectuation, dans le rapport des éléments scéniques. Cette caractéristique rapproche
ce spectacle du mode de fonctionnement et de présentation chorégraphique où
toute l’attention est portée sur les gestes, le rythme de leur réalisation et
l’énergie qui les habitent. Rien n’y est a priori insignifiant ce qui implique
que tous les moindres détails comptent. Enfin, la question du montage de ces
éléments est essentielle, trait qui, comme l’explique Jean-Pierre Sarrazac dans
« L’Avenir du drame », est au centre des dramaturgies contemporaines,
permettant en partie d’expliquer leur prise de distance avec le récit linéaire[28].
Ainsi, l’auteur note que si l’on veut rendre compte de la pièce sans la
question du montage, on n’a que de l’anecdotique. Dès lors, il nous faut saisir
cette « intelligence du montage »[29],
ce que nous tenterons de faire plus loin à travers la question de la structure
de la pièce. Notons encore que Castellucci ne vient pas du théâtre et que,
comme il le dit, il ne travaille pas de façon littéraire[30].
Il nous faut donc nous éloigner de ce schéma qui tend à dominer l’analyse théâtrale
pour réfléchir sur la spécificité de la composition de notre objet.
Une seconde caractéristique qui
se dégage d’emblée est l’absence de texte. Celle-ci est directement liée à
l’absence de narration de ce spectacle, que ce soit au moyen du corps ou au
moyen d’une parole.
Il s’agissait là d’un premier
aperçu, ou, comme l’indique le titre de ce point, de premières observations.
Elles seront développées davantage en profondeur dans la suite de ce travail,
sitôt que nous aurons situé le spectacle c’est-à-dire posé la question de
l’espace au sein duquel il se déploie.
3.4. Espace
Le travail du
scénographe, réalisé ici par le metteur en scène lui-même, consiste selon
Marcel Freydefont[31] à faire le
lien entre un lieu et un édifice, entre un lieu et une œuvre, ainsi qu’entre
les acteurs et les spectateurs. Anne Ubersfeld définit le lieu en tant
qu’élément topographique concret et l’espace comme catégorie générique
abstraite[32]
qui doit « composer le lieu nécessaire et propice à la représentation
d’une action, [au] moyen [de] l’aménagement de l’espace et du temps »[33].
Le travail du scénographe est donc spatio-temporel, il définit, en quelque
sorte, l’univers de l’action en lui fournissant un lieu d’expression.
Ainsi, on a d’une part, le lieu
théâtral, c’est-à-dire l’édifice,
d’autre part le lieu scénique et enfin, le lieu ludique où joue
l’acteur, lieu qu’il habite, dont il prend possession avec son corps et par son
rapport aux autres acteurs. Dans la scénographie présente il n’y a pas de
différence entre les deux derniers par contre, il y a un troisième lieu
extrêmement important qui est celui du son. L’espace fictionnel résulte donc du
lieu théâtral, du lieu scénique ainsi que du paysage sonore. Notons encore que
la scénographie moderne défend, depuis Copeau, l’idéal du plateau nu, c’est-à-dire
l’idéal d’une scène vide avec un minimum d’éléments signifiants. On parle alors
de scénographie minimaliste qui oblige le spectateur à faire attention à ce qui
reste. Les éléments, de par leur rareté, deviennent en effet très signifiants.
C’est bien ce type de plateau que
nous avons ici, le palais des papes sert de décors à lui tout seul. Mais il est
bien plus que cela. En effet, Castellucci déclare: « Je travaille sur le Palais
comme personnage. Je voudrais le faire parler. L’été dernier, j’ai compris que
tout était là, dans sa présence, qui associe intérieur et extérieur, avec le
ciel et la nuit. La nuit est un thème à part entière dans L’Enfer. »[34].
On peut dire que l’espace
théâtrale résulte donc de l’architecture du palais des papes lui-même ainsi que
de la lumière et du son. En effet, la lumière permet de sculpter l’espace, de
jouer sur le reflet, de redoubler les images et de leur ajouter ainsi une
dimension autre, suivant l’idée que « L’ombre organise le mouvement,
prolonge le corps, modifie la présence : la forme qui se dissout crée
l’espace qui devient trace à son tour, dans une fluctuation incessante. »[35].
La majorité du spectacle se passe dans la pénombre, la lumière vient mettre
l’accent sur certains éléments et déplacements mais à d’autres moments, elle
dépasse son rôle habituel de simple outil pour devenir acteur à part entière.
C’est le cas, par exemple, au début du spectacle lorsqu’on assiste à la
circulation d’un point lumineux à l’intérieur du palais, comme en réaction au
jeu de ballon du garçon. Les deux plans (le garçon et la lumière à l’intérieur)
interagissent, sont en dialogue l’un avec l’autre, ce qui renforce le rôle de
personnage de cette lumière. Son déplacement étant le seul mouvement, la seule
action effectuée à ce moment-là, son autonomie n’en est que davantage affirmée.
La lumière ne sert pas seulement à éclairer les actions ce qui nous fait dire
que son rôle est plus proche de celui qu’elle occupe en peinture plutôt que la
fonction qui lui est généralement attribuée au théâtre. L’importance de la
pénombre en même temps que l’importance accordée à certains éléments
ponctuellement éclairés nous fait rapprocher l’esthétique de ce spectacle au
mouvement clair-obscur, voir plus spécifiquement au ténébrisme au sein desquels
la lumière et l’ombre jouent avec force sur le relief du sujet. Travaillant en
quelques sortes avec les outils du peintre et du plasticien, on peut commencer
par envisager son travail comme une mise en espace de corps mouvants,
sculptés par le jeu de l’ombre et la lumière.
Les spectacles de Castellucci
sont en général représentés dans de grandes salles à l’italienne, au sein d’un
dispositif que Marie-Madeleine Mervant-Roux identifie comme reproduisant le
modèle aristotélicien[36].
Si, comme le suppose Michel Corvin, la théâtralité naît à partir du moment où
il y a une adresse d’un récepteur à un émetteur et une division entre eux au
sein d’un espace donné[37],
celle-ci se trouve mise en exergue dans un tel dispositif. En effet, par une
disposition frontale, une séparation scène-salle radicale et affirmée, deux
espaces étant ainsi posés dans leur altérité, limitant « la tentation
d’annexer le public aux activités de la scène, de constituer le théâtre en un
espace de type communautaire avec
ses rituels internes.» [38]. Pris dans
un tel dispositif, le spectateur est mis dans une position où il lui est
loisible de dramatiser plus ou moins librement les éléments qui sont exposés à
son regard, étant, comme face à un tableau, dans le rôle de l’observateur, les
choses sur scène étant là, comme offertes à son jugement et à la fois
totalement indépendantes de lui.
3.4.1 Le paysage sonore
L’espace
sonore résulte du travail du musicien américain Scott Gibbons qui compose pour
la Societas Raffaello Sanzio depuis de nombreuses années. Sa musique
électroacoustique est exploitée par la troupe afin de créer une ambiance
sensorielle visant à toucher directement les sens des spectateurs[39].
En effet, le metteur en scène considère et utilise la musique comme un outil
prélinguistique qui, sans passer par la médiation intellectuelle, touche
directement la chair et émeut le spectateur[40].
La musique auarit pour vocation de secouer les corps, « parce que c’est
l’art le plus charnel et soporifique quant aux phénomènes mondiaux. »[41].
La musique et les différents
bruitages ne sont pas là à simple titre illustratif, ils sont, eux également,
de véritables acteurs de la mise en scène. Dès lors, il s’agit de les
comprendre en tant que matériaux et langages à part entière. Comme l’écrit
Marie-Madelaine Mervant-Roux : « il s’agit d’envisager la capacité du
son en tant que son et non en tant que discours, voix ou autres bruits
significatifs»[42] . Ces
sons, accompagnant presque tout le spectacle à l’exception des dix premières
minutes que dure l’escalade du palais des papes, sont comme tend à le montrer la description, très
difficiles à identifier. Ils créent une ambiance tantôt angoissante, tantôt
désagréable, tantôt douce et mélodieuse, voir tout cela à la fois… Ils ne
redoublent pas les images mais les transforment, semblent jouer avec elles,
leur rajoutant une dimension autre, les interrogent et les remettent en
question. Il est intéressant de noter que dans le carnet vendu lors des
spectacles afin de présenter ces derniers, une page est consacrée aux sources
sonores, comme si leur origine pouvait être importante, bien que non
reconnaissable lors de l’écoute[43].
Ainsi, on apprend qu’il y a des bruits de cheveux, des sons d’os et de chair
provenant d’une autopsie, le son du Shophar dont l’utilisation est loin d’être
neutre étant donné que cet instrument est chargé d’histoire et de valeur
religieuse ayant été utilisé, selon la Bible, par les Hébreux contre les
murailles de Jéricho. La musique qualifiée de religieuse dans la description
est celle de Pérotin, le « Viderunt omnes » qui est son œuvre la plus
connue. Pérotin est l’un des deux plus célèbres compositeurs de l’Ecole de
Notre Dame de Paris qui composa aux XII et XIIIème siècle de la musique, des
chants grégoriens dans le but de magnifier les liturgies. Le morceau est
interprété ici par l’Hilliard Ensemble, ce qui signifie que c’est un groupe
d’interprètes spécialisé dans ce répertoire et internationalement réputé qui a
été choisi, rendant ainsi possible une reconnaissance de la part du public. A
côté de celle-ci de nombreuses références sont citées, des sons chargés de
valeurs historiques et culturels sont utilisés. D’autres sont symboliques comme
par exemple ceux du découpage de corps : si on ne reconnaît pas les bruits
de l’autopsie, le fait de le savoir (et Castellucci a donné cette information
lors des communiqués de presse pendant le festival) rajoute une dimension, un
potentiel imaginaire à ce que l’on entend…
Nous avons noté plus haut que la
musique jouait chez Castellucci un rôle de « déclencheur sensitif »
mais à côté de cette réaction immédiate et spontanée, le spectacle, de par sa
lenteur et son absence de texte
laissé à entendre, donne également à écouter le son. On ne fait pas que
percevoir les différents bruits et musiques, le spectacle nous plonge
littéralement dans l’attitude esthétique qui est celle de l’écoute. Ce terme de
plongée nous permet de citer des expressions
telles que celles de bain sonore , d’espace et de paysage sonore. Elles ont
l’avantage de mettre l’accent sur l’autonomie du son, sur sa capacité de
déplacement du spectateur. Ainsi, selon
Gilles Deleuze, le son est l’une des forces les plus puissantes et ce parce
qu’il a la plus grande force de déterritorialisation.
Nous venons de parler d’espace
sonore, si le son a la capacité de déterritorialiser, d’élever hors de la
matière, il a également la capacité de retterritorialiser, ce qui en fait un
important instrument de propagande, donnant lieu au « fascisme potentiel
de la musique»[44]. Cette double possibilité est largement
exploitée par Castellucci dans ses différents spectacles même si dans celui qui
nous occupe nous notons surtout un usage visant à donner à penser, à évoquer
l’irreprésentable. Il vise à suggérer l’Enfer, les idées et émotions qui
l’accompagnent : la solitude, la souffrance, le Transcendant.
La question qui se pose alors au
son est celle de la forme qu’il peut emprunter pour incarner ces idées, dès
lors que : « La présence virtuelle du sonore est une force qui anime
et déporte l’image, la met en devenir, en tension entre des possibles qu’elle
n’exhibe pas mais sécrète. »[45].On
peut donc bien parler de synesthésie, à propos de laquelle Deleuze et Guattari
écrivent : « les sons y tiennent le rôle-pilote et induisent des
couleurs qui se superposent aux couleurs vues, leur communiquant un rythme et
un mouvement proprement sonore.[46]». Mais, comme l’explique Véronique
Campan, si le sonore peut déplacer les images, ces dernières peuvent, en
passant du statut d’icône à celles d’index, donner également de nouvelles
dimensions au son. Il y a donc un double mouvement entre ces éléments que
l’auteure qualifie de « promenades inférentielles.» [47].
Le son est donc bien un acteur à
part entière tout comme l’est la lumière ou encore la scénographie. On pose
donc l’hypothèse d’une hétérogénéité des langages, d’hybridation et de
synesthésie à l’oeuvre de ce spectacle. A partir de telles observations,
diverses expressions ont été développées pour qualifier ce type de
représentation. Parmi celles-ci, notons d’emblée l’« écriture du
plateau » de Bruno Tackels, le « postdramatique » de Hans-Thies
Lehmann, le postmoderne,… Chacune d’entre elles s’appuie, comme nous le verrons
par la suite, sur un élément particulier de ce théâtre qu’il prétend identifier
comme étant le lieu où il situe sa nouveauté, son originalité.
A présent que nous avons situé le
metteur en scène et le spectacle, que nous avons commencé à identifier certains
des principaux traits, voyons les questions qu’elles nous posent.
4 Eléments
caractéristiques du spectacle
4.1 Danse – théâtre. Le mélange des genres
Nous avons
posé le problème du rendu et de l’analyse d’un tel objet. Le rapprochement avec
la danse permet d’interroger la manière dont le problème a été envisagé par la
choréologie, les réponses qui y ont apportées et les éventuels outils qu’il
serait possible de lui emprunter.
La figure de Rudolph Laban est
emblématique à ce sujet, il développa en effet une analyse du mouvement,
« le Laban Movement Analyse », et une grille de notation, la
« cinétographie de Laban », qui permet de catégoriser les signes et
de les classer. Le théoricien est parti de la considération qu’en art, à la
différence du quotidien, les gestes n’ont pas de finalité utilitaire mais sont
de grands mobilisateurs psychiques[48].
Il développa alors des outils pour pouvoir répondre aux trois questions
fondamentales qu’il pose sur le mouvement de la personne. Ces trois
questions sont : qu’est-ce que la personne bouge ? Où
va-t-elle ? Comment et de quelle façon bouge-t-elle ? Pour y répondre,
il construisit sa théorie à partir de conceptions philosophiques, scientifiques
et artistiques, s’inspirant de penseurs tels que Platon, Kandinsky, Pythagore,
Schoenberg,… Le but de cette théorie était de comprendre et de pouvoir analyser
la gamme et l’harmonie spatiale du mouvement sur le modèle de l’harmonie
vibratoire de la musique[49].
Il propose alors de penser le mouvement suivant quatre axes de base que
sont : le corps, l’espace, l’effort et la forme. A ceux-ci viennent
s’ajouter le rythme et l’interrelation ainsi que les dynamiques de base, à
savoir, le flux, l’espace, le poids et le temps. Les modalités suivant lesquels
ces éléments se déclinent permettent de les associer à différents états,
concepts et émotions. Grâce à ces outils, la chorégraphe Maguy Marin explique
sa fascination pour les gestes du quotidien, fascination qui résulte de leurs
caractéristiques en tant que mouvements : leur trajectoire, temporalité, énergie[50],…Il
s’agit pour les différents chorégraphes ayant travaillé sur ce type de
mouvement, de redécouvrir ces gestes simples, banaux, et de se concentrer sur
leur force intrinsèque. Ce sont bien de tels gestes que nous trouvons chez
Castellucci, présentés pour eux-mêmes et non pour servir d’appui à un quelconque jeu mimétique.
Commençons par noter le rythme
des déplacements à l’intérieur d’ « Inferno » : ceux-ci se
font de façon très lente et nous retrouvons cette lenteur dans tous les gestes
effectués. Les déplacements se font tant dans la verticalité, que dans
l’horizontalité. En ce qui concerne la verticalité, elle réside en partie dans
le jeu de l’opposition entre l’ascension et la chute : Antoine Le
Menestrel qui escalade le palais des papes et nous fait craindre la chute à
tout instant, les figures qui grimpent sur le cube et se jettent ensuite en
arrière, Andy Warhol qui monte sur la voiture et se laisse tomber en arrière….
En ce qui concerne l’horizontalité, il y a de nombreux contacts avec le sol
tout au long du spectacles, ceux résultant de chutes, les corps se laissant tomber
au début du spectacle, la seule chorégraphie présentée est basée sur le rapport
au sol également…
Les corps sont comme vidés de
toute énergie, inhabités d’où le rapprochement suggéré avec les morts vivants
dans la description. On dirait qu’ils ne se meuvent pas d’eux-mêmes ou du moins
sans volonté aucune. Il y a très peu d’échange entre eux : s’ils se
touchent et que leur regard se croise, ils ne semblent pas se voir et leur
visage restent vides de toute émotion. Nous avons donc une masse de corps, de
corps mous et vidés qui se
déplacent en groupe, formant une masse indéfinie. Ils exécutent les mêmes
mouvements mais il n’y a pas de réelle rigueur dans cette exécution, de
précision. Ils sont effectués avec ce que l’on pourrait identifier comme une
certaine fatigue. De par leur répétition et leur mode d’effectuation, ils transmettent
l’idée d’ennui ainsi que celle d’une certaine fatalité à l’œuvre qui se serait
abattu sur eux et les ferait agir. La foule, la masse de corps, a un effet
dépersonnalisant, déshumanisant. Si cette impression est en partie palliée par
le fait que lors de chaque séquence un ou plusieurs personnages se détachent de
la foule, l’homme sur le plateau n’en est pas moins comme avalé par l’immensité
de ce dernier[51].
Si on retrouve bien là l’idée de
la foule de l’humanité passive présentée par Dante, on peut également faire un
rapprochement avec la conception de l’acteur chez Castellucci qui
déclare : « l’acteur
est passif, contrairement à son nom, il n’agit pas ; il se laisse remplir d’une
histoire, la propose au public, s’offre entièrement au regard des
autres. »[52]. Déjà à
propos de leurs précédentes créations, Bruno Tackels notait que la figure
du Christ donnait un sens à leur conception de l’acteur, « cet être
entièrement passif et cloué à la puissance du plateau. »[53]
grâce auquel l’action prend forme. On peut alors envisager cette séquence comme
une mise en abyme de cette conception. Ce que Castellucci dit retenir de la « Divine
Comédie » est en grande partie la question de la création et de la
position de l’artiste. Lui-même se met en scène au début du spectacle,
confrontant ainsi d’emblée de jeu le spectateur à cette question, nous
permettant de la transposer à la présence de chacun des acteurs sur scène…
Ce rapprochement avec la danse nous a permis de
mettre à jour certains traits caractéristiques de la mise en scène et de leurs
effets. Il a été en grande partie motivé par l’idée que « la danse n'est
pas liée à une organisation rationnelle, mais à une logique physique du corps
et du mouvement»[54]. Bien
qu’une organisation extrêmement logique soit à l’œuvre dans cette création,
elle est dépendante de la matière des éléments, de leur dynamique intrinsèque.
Le rapprochement avec la Tanztheater serait à première vue tentant étant donné
qu’il s’agit bien d’une hybridation entre les moyens théâtraux et chorégraphiques.
Néanmoins, Rudolf Laban ainsi que les tenants du Tanztheater, considèrent que
la danse doit primer sur la musique et les différents matériaux scéniques[55], or, comme
nous avons commencé à le voir, il n’y a pas une telle hiérarchie dans notre
spectacle. Le critique Matthieu Mével rapproche ainsi les spectacles de
Castellucci de l’opéra (par l’importance accordée à la musique), du cirque (par
la présence des animaux et des acrobaties), de l’installation (par
l’utilisation des techniques et objets mécaniques) ainsi que de la performance
(par la présence et l’engagement des acteurs)[56].
4.2
La question du texte
Longtemps, le
théâtre n’a été défini que comme texte, l’esthétique classique le catégorisant sous
la rubrique de la « poésie dramatique »[57].
Or, comme le laisse voir cette description, il n’y a presque pas de texte dans
ce spectacle. Il agit donc en parfaite opposition avec la demande de Hegel, qui
consistait à soumettre les différents éléments théâtraux et artistiques au
drame, compris en tant que: « stade suprême de la poésie et de l’art en
général »[58]. Les autres
arts ne devaient donc servir que d’accompagnement ayant pour finalité la
promotion et la valorisation du drame. On comprend alors que pour toute
l’esthétique classique, la scène et ses moyens propres n’étaient que des outils
servant à valoriser le texte, à le faire entendre et cela sans y ajouter de
dimension extérieure. Le texte était en soi suffisant, le théâtre n’étant
qu’une forme qu’il lui était possible d’emprunter.
Si la mise en scène moderne voit
le jour vers 1880 avec Antoine, permettant le développement d’une réflexion sur
les moyens théâtraux propres[59],
ces derniers doivent toujours avoir pour unique finalité de servir le texte. Ce
n’est donc qu’avec Wagner, Craig, Appia et Artaud, que le théâtre (ou l’opéra
pour Wagner) commença à être envisagé en tant qu’art réellement autonome[60].
Nous nous attacherons plus précisément ici à la figure d’Artaud pour lequel il
s’agissait d’arracher le théâtre à la domination du texte et de lui faire
parler son propre langage, raison pour laquelle s’en réclamer est devenu un
lieu commun pour les artistes du « nouveau théâtre ». « Je dis
que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et
qu’on lui fasse parler son langage concret. »[61],
écrit Artaud, comprenant ce langage concret comme étant celui des éléments qui
occupent la scène et qui peuvent se manifester matériellement sur celle-ci afin
de s’adresser directement aux sens[62].
La scène doit rompre avec le texte : « Un théâtre qui soumet la mise
en scène et la réalisation ; c’est à dire tout ce qu’il a en lui de
spécifiquement théâtral, au texte, est un théâtre d’idiot, de fou, d’inverti,
de grammairien, d’épicier, d’anti-poète et de positiviste, c’est-à-dire
d’Occidental. »[63].
4.3 La non-narrativité
Ce spectacle n’est pas
composé de scènes, du moins si l’on comprend ces dernières en tant qu’épisodes
constituants d’un récit que l’on voudrait raconter. De par la lenteur des
actions, la qualité esthétique des compositions scéniques, la simplicité des
actions effectuées et l’absence de texte ou d’une quelconque explication quant
à leur propos, il est tentant de parler de tableaux. En effet, comme nous l’avons
vu, l’absence de mots fait résider l’action dramatique dans les gestes et expressions
des personnes sur scène ainsi que dans la composition même. Comme dans un
tableau, donc ; les choses sont montrées et non dites. De plus, dans de
nombreuses séquences on assiste à un phénomène semblable à l’arrêt sur image,
les acteurs, dans la lenteur de leur déplacement, prennent un temps où ils se
figent. Parfois, cet « événement » est accompagné d’un regard en
direction de la salle, comme s’ils posaient pour les spectateurs, s’offraient,
offraient, le temps d’un instant, leur présence à leur regard dans une
interrogation de ce dernier. Cet aspect est particulièrement évident dans la
scène des enlacements[64].
L’acte de regarder est mis en exergue, semblant interroger par là le regard du
spectateur en le révélant.
On peut penser les différents
mouvements, déplacements comme tendant vers cette image, et considérer dès lors
le spectacle comme une transition d’un tableau à l’autre. Néanmoins, bien que
ce soit ces images photogéniques qui marquent en premier lieu l’attention, le
spectacle consiste davantage dans les passages de l’un à l’autre, il se donne
dans une douce continuité. Ce
disant, on peut faire un parallèle avec la méthode du fil continu qui avait été
utilisée à de nombreuses reprises pour l’illustration de la « Divine Comédie
», insistant ce faisant sur l’aspect de la trajectoire réalisée par les
personnages[65].
Mais cette organicité est également à lier avec la composition picturale
elle-même, à propos de laquelle Valerio Adami a dit :
« Le tableau est une proposition complexe dans
laquelle les expériences visuelles antérieures forment des combinaisons
imprévisibles, l’imagination créant sans cesse de nouvelles associations :
une image s’agrandit en une autre, mais sa forme originelle est en continuelle
transformation. »[66].
Si les actions sont en
elles-mêmes simples et banales, tenir un ballon, s’enlacer, rouler par terre,
ces « gestes à référence »[67]
comme les appelle Dominique Bagouet posent problème de par leur mode
d’apparition. On ne comprend pas ce qu’ils signifient ni pourquoi ils sont
figurés. Cette incompréhension résulte notamment du fait que l’on a trop
et/ou pas assez de contexte que pour pouvoir les lire en fonction de ce
dernier. Tenir un ballon ne veut rien dire en soi et cette action triviale ne
poserait aucun problème si elle n’était pas présentée comme si elle voulait dire quelque chose, si la puissance qui s’en
dégageait n’était pas aussi intrigante, poussant le spectateur à s’interroger
sur son sens.
On sait que dès lors que les
éléments et actions scéniques sont portés sur le plateau, présentés au regard
du spectateur, ils sont mis en
instance de signifier. Il s’agit là d’une des bases fondamentales du
fonctionnement théâtrale : « La théâtralité en tant que telle est le
fondement de toute constitution de sens ne serait-ce qu’à cause de son
‘matériel’ de signes vivants et parce qu’elle est action réelle (…). »[68]
écrit Hans-Thies Lehmann. Mais dans le cas de ce spectacle, ce phénomène est
largement amplifié en même temps que problématisé de par le mode de
présentation choisi : on nous donne à assister à une action, la plupart du
temps reprise plusieurs fois par un ou différents « personnages », cette
action se déroule lentement et dans une sorte de continuité. Les transitions se
font naturellement, nous faisant passer peu à peu à autre chose, comme si des
tableaux vivants se métamorphosaient sous nos yeux. Ces actions semblent avoir
du sens pour ceux qui les effectuent et nous y assistons à la manière dont nous
observerions une cérémonie ou un rituel qui nous serait inconnu.
Si nous avons l’habitude de
considérer les signes, le sons et les images qui nous sont donnés à voir en
tant que «indices à capter, […] traces à refigurer, comme vecteurs d’une intention
qu’il […]
revient d’élucider. »[69]
on voit le problème que peut nous poser un tel spectacle où ce mode de
fonctionnement de l’activité spectatorielle est mis à mal. Le côté
« dysnarratif»[70] accentue
encore davantage cette idée que tout est potentiellement porteur de sens et
qu’un nombre indéfini de combinaisons entre les éléments peut être réalisé. Le
spectacle est donné à voir sans fournir de clé de lecture aux spectateurs, si
ce n’est son titre massif, chargé de sens en même temps que parfaitement
inconnu et insaisissable.
En commençant l’étude de ce
spectacle, nous avons expliqué que la première difficulté rencontrée était
celle de sa mise à plat, du passage du visuel au narratif. Cette étape est loin
d’être évidente dès lors que ce n’est pas gratuitement que le moyen de l’image
a été choisi par le metteur en scène. En effet, selon Anne-Marie Mercier Faivre[71] on tend à utiliser les allégories
et les symboles lorsqu’il s’agit de parler de phénomènes supra-sensibles ou
d’éléments dépassant notre entendement. Dès lors que le langage commun ne
suffit plus, que l’on ne dispose pas de moyens de dire, l’alternative qui
s’impose est de tenter de faire comprendre autrement, de suggérer. Pour ce type
de discours, l’allégorie, ainsi que la peinture, la musique, se trouvent être
des moyens plus efficaces que le langage référentiel et ce de par le manque de
référant. Avec le thème de l’Enfer, c’est bien du transcendantal qu’il s’agit
ce qui peut expliquer que les images, de par leur fort potentiel imaginaire,
permettent de l’aborder plus facilement que les mots, qui, s’ils ne sont pas
utilisés de façon poétique, ont davantage tendance à restreindre ce pouvoir. Citons
là encore Artaud à propos du langage concret de la scène :
« Je dis que ce langage concret,
destiné aux sens et indépendant de la parole, doit satisfaire d’abord les sens,
qu’il y a une poésie pour les sens comme il y en a une pour le langage, et que
ce langage physique et concret auquel je fais allusion n’est vraiment théâtral
que dans la mesure où les pensées qu’il exprime échappent au langage articulé.
»[72].
4.4 La structure
S’il n’y a
pas une narration, le spectacle n’en suit pas moins une structure précise. Pour
définir celle-ci, commençons par rappeler que la représentation est, pour les
acteurs comme pour les spectateurs, une sorte de pérégrination à travers les
différentes séquences ou, si l’on veut se référer à Dante, à travers les
différents chants. Les acteurs passent lentement, impassiblement d’une action à
une autre et le spectateur, bien que assis dans son fauteuil, est comme emmené
en voyage ; des choses se déroulent devant ses yeux et se métamorphosent
pour devenir autres. Il n’y a pas de pause, de point de rupture. Tout est calme
et plat. On peut utiliser à son propos le terme « ingrès », un
néologisme inventé par Michel Maffesoli pour dire un chemin sans but,
qualifier le fait d’entrer sans progresser[73].
S’il
n’y a pas de réelle progression ou de développement narratif, le
spectacle n’en possède pas moins une forme qui lui est particulière et qu’il
s’agit pour nous de découvrir, s’interrogeant à cette fin sur la structure
générale du spectacle et sur celle des différentes
« étapes » dont elle est composée.
Le premier aspect à dégager est celui de la répétition ; les actions
se répètent, ainsi que les thèmes musicaux, que ce soit dans une même séquence
ou dans des séquences différentes, les répétitions permettant de faire des
liens entre elles. En suivant ces reprises, on prend compte du caractère
circulaire de la structure globale. En effet, le spectacle s’ouvre sur la
présence d’un artiste seul sur scène, Roméo Castellucci, et se finit avec
l’évocation figurative d’un autre artiste, Andy Warhol. Entre les deux, il y a
la foule. On peut alors diviser le spectacle en trois parties (Castellucci,
la foule, Andy Warhol) et se rendre compte que la partie centrale répond à
également une structure circulaire. En effet, elle commence avec la présence de
l’enfant, rejoint ensuite par la foule qui s’étale au sol. Arrive ensuite le
vieil homme qui se saisit du ballon. Cette partie centrale se finit avec la
foule couchée à nouveau au sol et le vieil homme seul à l’avant-scène. Suite à
ses appels : « où es-tu ? (…) », arrive l’enfant, l’égorge
et prend sa place. La boucle est bouclée. L’apparition du cheval blanc fait
partir tous les figurants du plateau. Tout comme l’artiste du début, l’artiste de la fin est seul
sur scène. Le premier s’est mis en danger par l’attaque des chiens. Le second,
sort d’une voiture carbonisée, semble être passé par le danger également. Cette
idée que l’artiste doit payer est développée dans le texte même de la « Divine
Comédie ». Pour traverser la montagne, Dante emprunte le chemin le plus
difficile et dangereux bien que, comme pour Castellucci le danger soit maîtrisé
et sa sécurité assurée (Dante est protégé par des Anges et Virgile, Castellucci
porte une tenue de protection et les chiens sont entrainés pour ce genre
d’exercice). De plus, il s’agit d’un danger intérieur que l’on peut rapprocher
de celui de l’acte de la création et de la mise à nu que cette dernière
suppose.
Un autre trait de la mise en
scène consiste dans la présence des
différentes générations sur scène, évoquant également cette idée de circularité
par rapport au cercle de la vie. Le lien entre l’enfant et le vieil homme peut
être compris en ce sens, comme une dialectique entre le début et la fin de
l’existence. Les deux sont pourtant pris dans la même fatalité, ce qui redouble
encore l’idée de répétition.
Cette circularité ainsi que la répétition sont deux éléments essentiels de
l’ « Inferno » dantesque. En effet, la typographie de ce dernier
correspond à une spirale, l’Enfer étant constitué de cercles concentriques
s’enfonçant vers le centre de la Terre[74].
A plusieurs reprises déjà, nous avons mentionné des références à l’ouvrage de
Dante. Pourtant, Castellucci déclare que ce ne sont que les trois premières
lignes de ce dernier qu’il a retenues étant donné que tout était déjà là, dans
cette idée de forêt sombre[75]…
La question qui se pose à nous est celle de l’importance et de la valeur de ces
citations, qui, comme nous allons le voir à présent, foisonnent dans ce texte.
4.5 La
citation : Dante, Warhol et l’Enfer
La « Divine Comédie » est un récit
de voyage, celui de la traversée des Enfers par un Dante terrifié accompagné de
son guide qui a également pour rôle de le protéger. Une fois engagé sur ce
chemin, il ne verra que des images de châtiments, il n’y aura pas de repos, pas
d’échappatoire, il ne pourra qu’assister, impuissant, à des actions dont le
sens lui échappe et que les récits des damnés ainsi que les explications de
Virgile viennent éclairer. Mais ces explications se limitent à un premier
niveau de causalité : Dieu punit pour tel type de pêché par tel type de
châtiment. La logique divine elle-même échappe par définition à l’entendement
humain et ne peut être interrogée. Partant de là, on peut rapprocher la
position du spectateur face à cette création avec celle de Dante, mais d’un
Dante plus passif encore, qui ne peut que regarder de loin sans avoir le droit
d’interroger, contraint de chercher le sens en lui-même. Si Roméo Castellucci
endosse au début du spectacle le rôle du poète, par la suite on peut penser
qu’il nous la fait partager, nous plaçant face à des figures apathiques et
comme animées par une logique que l’on ne peut saisir, tout comme Dante
assistait aux tortures des suppliciés en Enfer. Castellucci attire l’attention
sur le fait que si ce dernier est un artiste, un créateur, il se donne
également comme un enfant, c’est-à-dire hors de l’expérience et du savoir,
vivant des choses qu’il ne comprend pas[76]. Plus loin nous verrons comment Castellucci
tente de nous mettre dans une telle posture. Notons simplement pour le moment
que tout comme Dante, la seule chose que le public sait, c’est que c’est l’Enfer
qui lui est donné à voir. En ce sens, on comprend que le spectacle respecte
l’esprit de la « Divine Comédie ». Il ne l’illustre pas mais le donne
à sentir, à vivre, il ne s’agit pas de montrer l’Enfer mais de penser ses
représentations, de traverser l’imaginaire qui l’habite. Cet imaginaire est
très riche étant donné que, comme l’écrit Georges Minois ce dernier est
« le miroir des échecs de chaque civilisation à résoudre ses problèmes
sociaux, et est en tant que tel le révélateur de l’ambiguïté de la condition
humaine : Tant que l’homme sera incapable de résoudre sa propre énigme, il
imaginera un enfer. »[77]. Le spectateur peut donc aborder cette
représentation en tant que proposition de travail autour de cet imaginaire.
Cette idée
de cheminement à travers l’œuvre peut être mise en parallèle avec le titre d’un
des ouvrages de la Societas, « Les Pèlerins de matière », dans lequel
Roméo Castellucci explique que c’est avant tout à un tel pèlerinage que nous
invitent ses oeuvres[78]. Peregrinato signifiant voyager à
l’étranger, il s’agit en général d’un voyage vers l’inconnu ayant
une fin spirituelle…Cette idée implique une certaine attitude d’esprit pour
celui qui s’y engage. Celui qui part pour l’inconnu est a priori ouvert à la
rencontre et à la découverte, il ne cherche pas à identifier les choses qu’il
rencontre à ce qu’il connaît déjà, bien que ses connaissances lui servent de
point d’appui : elles le constituent et c’est à travers elles qu’il
appréhende le monde. Cependant, il ne s’agit pas ici d’un voyage vers une
transcendance mais au contraire d’un voyage dans la matière, c’est-à-dire qu’on
reste dans l’horizontalité, malgré la musique religieuse et les références qui
ouvrent vers une verticalité. Comme nous l’avons vu à propos des déplacements
des acteurs, une dialectique entre l’horizontalité et la verticalité y est
également à l’œuvre.
Pour la question de la structure, nous pouvons
noter l’importance de la circularité et de la chute, éléments qui correspondent à la topographie de
l’Enfer tel qu’il est décrit par Dante. Mais l’interprétation ne s’arrête pas là.
En effet, on peut se saisir d’un autre fil interprétatif qui se baserait par
exemple sur la figure et l’œuvre d’Andy Warhol. Ce dernier est évoqué
tant par les titres de ses œuvres projetés sur le mur du palais des papes, par
le bruit de l’accident de voiture qui se fait entendre tout au long du
spectacle et qui peut évoquer ses séries autour des accidents de voiture
« car crash », que par la présence d’une personne qui endosse son
rôle et clôture le spectacle, confirmant ainsi les précédentes hypothèses. Dès
lors, on peut comprendre la scène des personnes se tenant à l’avant scène avec
le ballon en mains comme l’illustration de sa célèbre idée des « 15 minutes de célébrité »
auquel aurait droit tout homme dans nos sociétés de mass media et de
communication. Le mot « étoiles » peut être lu en rapport avec sa
traduction anglaise : « star ». La répétition serait alors à
comprendre comme reprise de ce principe chez Warhol où il se trouve développé
tant à travers ses films que ses sérigraphies. Le titre des œuvres projetées
rappelle certaines séquences du spectacle (« kiss » pour les
enlacements, « knives » pour les égorgements, « eat » pour
la scène de la vieille femme et du ballon,…). Warhol qui s’est toujours
intéressé au banal a fait de la banalité des œuvres d’art. Prenons pour exemple
ses films qui donnent à voir une
action simple, dans un seul lieu, réalisée par un personnage et répétée pendant
un long laps de temps. A travers ces actions triviales, il s’agissait pour lui
de donner à voir les transformations discrètes de l’image. Ce faisant :
« ces films proposent une esthétique de l’ennui, une sorte de
‘désembrayage’ progressif du sujet qui, après une attente attentive et frustrée
des changements, semble amené à ne plus attendre et à considérer le temps comme
une sorte d’invariant (…). »[79] Cette mise en avant est qualifiée par
Louis Pelluc du terme de « photogénie»[80], terme que l’on peut reprendre et
appliquer aux images castellucciennes.
Au
delà des ces reconnaissances et rapprochements, on peut également s’attacher à
l’esprit qui animait la démarche de l’artiste et s’en inspirer pour la lecture
du spectacle. On lirait alors l’œuvre dans sa dimension superficielle davantage
que dans celle de la recherche de ses profondeurs, de son sens, considérant que
le fond se résout dans la forme et qu’il n’y a finalement que cette dernière
qui nous est donnée. C’est là l’idée de Warhol que tout n’est que surface, idée
à partir de laquelle il considérait, et donnait à considérer, ses œuvres. Il
déclarait ainsi qu’il n’y avait rien à comprendre à ses créations ni de sens à
en dégager et ce par le manque de profondeur de ses images, s’agissant au
contraire de se contenter de parcourir leur surface du regard. Contre toute profondeur
métaphysique, il proposait une physique des surfaces[81]. Notre rapport au spectacle est un rapport
à sa forme, notre recherche commence par une mise à plat. Dès lors, là aussi,
c’est bien à la surface que nous nous attachons mais en considérant, à
l’inverse de Warhol que, comme l’écrit Bruno Tackels, sur un « plateau de
théâtre, [...] plus grande est l’évidence, plus grande est la part du
travail souterrain. »[82].
L’appellation « écrivain de
plateau » proposée par ce dernier pour qualifier certains metteurs en
scène contemporains désignés aujourd’hui comme « postdramatiques » ou
du moins tenant de ce nouveau théâtre qui nous intéresse ici, insiste également
sur cet aspect. La recherche, l’écriture de ces troupes, se fait à partir de, à
même la matière et comme l’écrit Artaud, elle exige « la découverte d’un
langage actif, actif et anarchique, où les délimitations habituelles des
sentiments et des mots sont abandonnés. »[83]. Le plateau, l’espace, la surface, est la
matière première, le point de départ et d’arrivée de ces dramaturgies.
Néanmoins, ce n’est pas pour autant qu’un profond travail dramaturgique ne les
précède pas, comme nous l’indique Castellucci à travers cette citation :
« Les répétitions sont une situation de résistance car
les idées de départ se cognent à la réalité du plateau, à la pesanteur des
aspects matériels ; le projet se heurte alors à la réalité des choses et
devient ainsi une autre chose. C’est dans ce moment de confrontation, de heurt,
qu’adviennent en général les choses les plus intéressantes. »[84].
Hans-Thies Lehamnn cite à ce propos
l’expression de Elfriede Jelinek : « surface de langage »[85], pour insister sur le fait que ce qui se
joue dans ces formes c’est la démonstration de la forme elle-même, de la
matérialité de l’objet et non plus de la profondeur de son propos qui ne serait
qu’une « illusion mimétique»[86].
Pour
en revenir à la question de la citation et de la référence, on remarque qu’en suivant
le fil de la « Divine Comédie », on peut reconnaître ou croire reconnaître
différents chants. Ainsi, les trois chiens du début qui attaquent Castellucci
peuvent représenter la louve, le léopard et la panthère qui empêchent Dante de
faire son ascension de la montagne, ascension qui serait illustrée
métaphoriquement par l’escalade d’Antoine Le Ménestrel. De même, lorsque
Castellucci se revêt de la peau du chien, on peut y lire le symbole du lévrier,
annoncé comme le sauveur par Virgile. Certains péchés et châtiments sont
également potentiellement reconnaissables, comme par exemple la foule qui figurerait
les premiers condamnés rencontrés par les deux voyageurs, ces lâches qui n’ont
jamais été vivants et dont ni le Paradis, ni l’Enfer ne veut. Ensuite, les lettres
marqueraient l’entrée de l’Enfer. Une fois celle-ci franchie, dans le premier
cercle de l’Enfer, ce sont les limbes et nous pouvons effectivement reconnaître
celles-ci dans le cube en verre dans lequel jouent les enfants. Ensuite on peut
peut-être deviner que les personnes assises par terre dans des poses affligées
sont les mélancoliques, que ceux qui se jettent du haut du cube sont les
violents contre eux-mêmes dont le châtiment est d’être transformé en arbres,
position que prennent certains d’entre eux à côté du cube, les violents contre
autrui étant représentés grâce à la chaîne des égorgements, mettant également
l’accent sur la dimension des punitions éternelles, les morts se relevant pour
tuer et être tués à nouveau….
Certaines
compositions scéniques évoquent les illustrations effectuées par Botticelli
pour cet ouvrage, comme par exemple la foule couchée et roulant par terre,
image qui ressemble fort à la planche représentant les simoniaques… La scène
des deux hommes dont chacun étrangle son enfant fait penser à la sculpture
d’Auguste Rodin « Ugolin et ses enfants », déjà évoquée par la
vieille femme qui semblait mordre et embrasser à la fois le ballon de basket en
début de spectacle. D’autres images de la porte de l’enfer sont également
reconnaissables tels que le Baiser, le penseur,…
Une des autres
lectures possibles peut se faire à partir du livre de l’Apocalypse selon saint
Jean. Celle-ci peut être motivée par le nom « Jean » écrit sur le mur
du palais dès le début du spectacle en lien avec les sons et lumières
inquiétants, comme annonçant l’arrivée imminente d’une catastrophe. Ensuite, on
se concentre sur la foule qui arrive en rang, comme une procession, un cortège,
les premières processions étant à Jérusalem, ville sous laquelle on situe
l’Enfer, la mention du mot « étoiles » à la fin du spectacle
rappelant la révélation de Dieu à Jean lorsqu’il informa ce dernier de
l’Apocalypse, tenant sept étoiles en mains, sept chandeliers, chacun
représentant une Eglise. De même, les nombreuses poses christiques
qu’empruntent les acteurs nous évoquent également cette référence à l’Eglise
chrétienne et plus spécifiquement catholique.
Nous voyons ainsi
que certains signes sont possibles de plusieurs interprétations, rien ne
témoignant en faveur de l’une plutôt que de l’autre, notre compréhension étant
le seul fruit du fil interprétatif dont on se sera, de par nos références
personnelles, saisi.
Pour
illustrer l’ambivalence, la plurivocité de ces signes, prenons l’exemple du
cheval blanc apparaissant vers la fin du spectacle.
Suivant
la lecture basée sur la « Divine Comédie », le cheval peut être une
représentation du centaure empêchant les violents contre autrui de s’enfuir en
leur décochant des flèches, le cheval arrivant effectivement après le scène des
égorgements, ce qui peut confirmer cette logique.
Le
cheval est également une figure, une manifestation de la mort et ce dans de
très nombreuses cultures. Le cheval, tel qu’il apparaît ici, peut correspondre
au cheval blanc de l’Apocalypse, jouant un rôle de présage de la mort chez les
Anglais et Allemands, sa blancheur dite nocturne, froide, lunaire, figurant le
blanc du deuil, étant d’absence de couleur, vide… Cependant l’arrivée de ce
cheval sur le plateau, annoncée par le claquement amplifié des sabots, soulignée
par le projecteur braqué sur lui est une image forte et peut-être suffisante en
elle-même. Face au cheval la foule se relève et recule. Le signal est clair
même si on ne sait pas exactement à quel symbole il correspond. Nombreuses de
ces images, même si on ne peut les identifier en tant qu’icônes, symboles ou
encore références iconographique, n’en sont pas moins des signes explicites de sentiments
humains, peur, mort, souffrance, solitude mais aussi amour et tendresse…
Nous
voyons que ces citations sont très nombreuses et recouvrent un trop grand domaine
que pour qu’une étude exhaustive puisse en être réalisée.
Si
certaines d’entre elles sont assez explicites, Castellucci reprenant beaucoup
d’images ou de signes connus (comme par exemple la figure de « l’homme de
Vitruve » ou celle de « l’homme
ascensionnel ») d’autres nécessitent des connaissances plus précises comme
celles touchant à l’Apocalypse ou à la « Divine Comédie », par
exemple. Néanmoins, si on reconnaît l’image, celle de l’homme ascensionnel par
exemple, on n’en connaît pas nécessairement la signification. En effet, il
s’agit là encore d’une figure chargée de valeurs symboliques : envol,
élévation vers le ciel après la mort, élévation spirituelle…Dès lors quel est
le rôle de ces références ? Est-ce un spectacle élitiste qui ne
s’adresserait qu’à ceux ayant cette culture en partage ? Peut-on reprendre
la remarque de Jacques Le Goff à propos des illustrations de Botticelli
: « si les images ont leur logique propre et leur signification
spécifique, leur lecture doit aussi s’éclairer à la lumière de la pensée qui
les inspire. »[87] ?
4.6 La question de l’élitisme
L’œuvre se dit « librement inspirée de
la Divine Comédie » et on constate en effet que si Castellucci donne une
version très personnelle de l’Enfer de Dante, il n’en rend pas moins les
aspects essentiels. Se pose alors la question de cette reconnaissance en
particulier et, à partir d’elle, la reconnaissance des autres références :
sont-elles utiles, voir nécessaires ? Quel spectateur modèle est supposé
par une telle œuvre ? Pour répondre à cette question on peut commencer par
se référer à l’œuvre de Dante lui-même. Son but, son intérêt réside-t-il dans
la reconnaissance des aspects repris à l’Enfer de Virgile ou bien vaut-elle par
son originalité propre ? La reconnaissance de ces éléments aide-t-elle à comprendre
le spectacle et à l’interpréter de façon adéquate, juste ? L’évidence
de la réponse à cette question nous permet de noter l’importance de
l’originalité de l’œuvre, indépendamment des sources dont elle est inspirée. La
question est donc bien celle de l’intérêt de cette reconnaissance par rapport à
la perception globale, au vécu du spectacle. Nous avons fait appel à la notion
d’élitisme, il s’agit là d’une critique qui a été régulièrement adressée aux
formes du « nouveau théâtre », accusant ces dernières d’être
hermétiques à un public populaire[88]. C’est peut-être pour prévenir une telle
interprétation et classification que Castellucci ne cesse de répéter dans ses
déclarations que c’est le corps du spectateur qui doit être touché, que c’est à
lui que s’adresse le spectacle, davantage qu’à l’intellect. On a dans l’idée
que le corps est bien un « matériau universel » qui connaît, du moins
dans nos cultures, les mêmes sensations et émotions[89]. Dès lors, lorsque Castellucci dit cela, il
veut insister sur cet aspect « égalitaire » face à la réception de
son spectacle. Voulant pousser encore davantage dans ce sens, il définit son
spectateur idéal comme : « qui ne connaît pas mon travail, qui peut-être
ne connaît pas le théâtre, un spectateur qui entrerait dans la salle par
hasard. »[90]. Le regard de ce spectateur serait
physique, regard de la sensation et entièrement ouvert à la représentation et
aux affections qui en proviennent et ce sans être traités par tout un outillage
intellectuel[91].
En cela, le metteur en scène demande au spectateur de se mettre dans une
position d’innocence et non prédéfinie par un horizon d’attente sur ce qu’est
le théâtre et encore moins sur son travail à lui. Cette épreuve de l’innocence
rapproche le spectateur de la position de l’enfant et de sa vision ludique des
choses. Le spectateur ne doit pas se laisser perturber parce qu’il ne reconnaît
pas, ne comprend pas, mais se laisser émerveiller, emmener, comme le ferait un
enfant curieux : « sans présupposé, sans pré-avis, la rencontre est
alors la plus forte possible, quand le spectateur est comme un enfant. »[92], ou comme un pèlerin…
De
plus, si de nombreux éléments n’entrent pas dans les cadres déterminés par ces
lectures basées sur la reconnaissance des citations d’autres, au contraire, comme
nous l’avons vu, peuvent être placés dans chacun d’entre eux… En remplaçant les
propositions : gens qui s’égorgent par cercle des violents contre autrui,
enfants dans un cube en verre par les limbes, on substitue simplement de
nouvelles images aux anciennes ou plutôt, de nouveaux noms. Il est évident que Castellucci
s’amuse à jouer avec les symboles et les signes plurivoques, comme par exemple
dans le cas du cube en verre, recouvert par la suite d’un drap noir. Ces
enfants exposés à la vue de tous peuvent faire songer aux différents loft
stories qui remportent un si grand succès dans nos sociétés, nous mettant dans
la position peu enviable de voyeur. On peut alors interpréter cette scène en
tant qu’interrogation du regard du spectateur et mise en avant de la
responsabilité de ce dernier. Il y a quelque chose de dérangeant dans cette
séquence : ces enfants sont là malgré eux, exposés, comme des animaux dans
une prison de verre ou des poissons dans un aquarium, aux regard des
spectateurs qui ne sont pas venus pour ça. De si petits enfants n’ont pas leur
place sur une scène de théâtre, sentiment d’injustice qui peut se révéler avec
encore plus de puissance si on le met en parallèle avec l’idée des limbes
elles-mêmes. Mais ce cube, une fois recouvert de noir peut également évoquer
autant la Ka’ba, le « Carré noir » de Malevitch, le « Cube »
de Schneider appelé « cube Hambourg 2007 », le « Monolithe »
de Jean Nouvel, la « Black Box » ou « Die » du plasticien
Tony Smith, l’« Île des morts » de Böcklin que le monolithe
mystérieux de « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick.
Ces
signes sont donc à l’opposé de l’interprétant immédiat pensé par Peirce car si
on reconnaît d’emblée un cube, celui-ci ne cesse de poser question par rapport
à ce qu’il représente. Ces différentes références
peuvent servir de portes d’entrée dans le spectacle et ce non seulement pour
les spectateurs, mais pour les artistes eux-mêmes. Ce sont peut-être ces images
que leur évoquent les mots qu’ils travaillent et les questions qu’ils abordent.
Ces
images sont celles de notre culture, de notre histoire mais également de notre
contemporanéité. Elles sont importantes et qu’on les reconnaissent ou non,
elles ont un poids particulier qui concoure à la matérialité propre de chaque
œuvre qui s’en trouve d’emblée chargée.
A
la question de ce que ces signes permettent, on ne peut pas donner une seule
réponse ; ils permettent de donner une identité, une teinte particulière à
la création, de l’inscrire dans l’histoire, . Elles permettent également
au spectateur de s’en saisir, en fonction de ses connaissances, de sa
sensibilité et de son parcours propre et d’ainsi inscrire l’œuvre au sein de
son histoire à lui de s’en emparer d’une manière qui n’appartient qu’à lui
seul. C’est pour cette raison que Castellucci considère que son spectacle est
en un sens davantage de l’ordre de l’univocité que de la plurivocité, car il
est unique pour chaque spectateur, il touche de façon individuée chaque corps
et sensibilité présente. Si les signes utilisés sont plurivoques en soi,
ensemble ils forment, ils donnent lieu à une voie d’accès unique et différente
pour chacun, sans qu’il s’agisse pour autant de quelque chose de
cohérant :
« Le seul axiome qui vaille, dans le théâtre des
Castellucci, tient dans l’absence totale de grille de lecture extérieure. Seule
vaut la posture du spectateur singulier dont l’existence et la pensée se
constituent à mesure que le spectacle prend naissance devant lui. Et selon ce
qu’il aura lu, le spectateur viendra nourrir, et comme impressionner la plaque
sensible du spectacle, prêt à d’innombrables révélations. »[93].
Il
s’agit là d’une belle idée mais qui est loin d’être partagée. Ainsi, selon
Lehmann, ce type de représentation s’adresse davantage à un amateur d’art qu’à
un habitué du théâtre classique[94]. Il est évident que les codes de ce théâtre
classique s’y trouvent déconstruits, néanmoins pourquoi ce spectacle ne
s’adresserait pas également à l’habitué de ce type de théâtre pour lui faire
rencontrer autre chose ? Peut-on sérieusement réduire les créations aux
attentes d’un public préconstitué ? Il nous semble qu’envisager les choses
de la sorte réduit l’œuvre à un banal objet de consommation, visant la
satisfaction d’un public devenu simple client. En ce qui concerne les pièces de
Castellucci, notons que ces dernières ne font jamais l’unanimité et que même le
spectateur comblé par une représentations pourra ressortir déçu ou énervé d’une
autre car bien qu’on retrouve quelque chose de l’ordre d’une certaine
esthétique commune dans un grand nombre de ses créations, l’horizon d’attente
du spectateur est souvent déconstruit par notre artiste.
Notons
à propos de cette question de l’horizon d’attente que celui-ci se construit en
premier lieu à partir de la catégorie sous laquelle est placé le spectacle. Il
s’agit ici du genre « théâtre », terme lourdement connoté et chargé
de représentations différentes suivant la culture et les centres d’intérêt de
chaque spectateur. Néanmoins, on
peut poser avec Lehmann que dans la tradition occidentale, lorsqu’on parle de
théâtre, ce dernier est en premier lieu compris en tant
que : « réalisation de discours et d’actions sur la scène grâce
à une imitation rendue par le jeu dramatique. »[95]. Cette indétermination préalable est sans
doute l’une des raisons de la difficulté éprouvée par un certain nombre de
spectateurs face à ces formes.
4.7 Hétérogénéité des langages
Dans le point
4.2 qui pose la question du texte, nous avons noté que ce dernier était
pratiquement absent dans ce spectacle. Trois ou quatre phrases à peine sont
prononcées et ces dernières servent principalement à communiquer des
sentiments : « je t’aime », « où es-tu ? »
« je t’implore »,…des appels laissés sans réponses. Le texte de Dante
qui a pourtant servi de point de départ à la création n’est pas cité, bien que,
comme nous l’avons vu, l’esprit en est respecté sans être pour autant illustré.
Ce théâtre est souvent qualifié
de théâtre image et effectivement, c’est son aspect visuel qui attire en
premier lieu l’attention. Mais comme cela a été montré au travers de l’explication
du travail sur le son, l’espace et la lumière, on ne peut pas réduire ces formes
artistiques à cet unique aspect.
Le spectacle est animé en grande
partie par une dynamique des contraires. Il donne à voir différentes choses
qui, sous certains aspects, entrent directement en contradiction ;
l’individu seul versus la foule, un petit enfant versus la scène immense et
vide, l’eau versus le feu, les enfants qui agissent librement dans le cube
versus les adultes qui font des actions déterminées, la pénombre dans laquelle
est plongée presque constamment la scène versus les vêtements colorés des
acteurs et le blanc du cheval, des scènes tendres accompagnées de musique
angoissante…
Ces éléments juxtaposés, mettent
en exergue les caractéristiques de l’un comme de l’autre, les deux s’en voyant
ainsi renforcés, réaffirmés dans leurs caractéristiques propres : la
beauté poétique du piano qui brûle est redoublée grâce à son reflet dans l’eau,
la solitude de la personne laissée seule sur scène est d’autant plus marquée et
saisissante que jusque là il y avait une soixantaine de personnes se partageant
le plateau. Dès lors, lorsque ceux-ci le quittent, ne reste qu’un individu
devant supporter le poids de la scène gigantesque et le regards de quatre
milles yeux braqués sur lui, saisis par sa puissance scénique. Cela est
particulièrement évident dans la scène de la petite fille et des néons. Il faut
noter que Castellucci travaille fréquemment avec des enfants et cela pour des
raisons d’énergie. A nouveau, c’est la question de la « matière
», des propriétés de la présence qui motive sa démarche. L’enfant ne joue
pas, il est considéré par le metteur en scène comme le maître du plateau car il
tend à maîtriser ce qui se passe sur scène : « Un enfant fait ce
qu’il veut sur un plateau : il provoque une éclipse totale de la représentation
théâtrale tout en la révélant, car il est ce qu’il est, sans artifice, sans
manipulation. »[96].
Cette dynamique est à placer en
lien avec le travail autour du vide et du plein qui est également à l’œuvre
dans cette mise en scène : par moments le plateau immense est complètement
vide, à l’exception d’un ou quelques personnages, les faisant alors davantage
apparaître comme des figures, des figurines que des hommes. Cet éloignement et
leur petitesse leur fait perdre leur caractère humain et les instrumentalise,
comme nous l’avons vu plus haut. A d’autres moments par contre, le plateau est
rempli de couleurs foisonnantes et de tissus en mouvement, comme par exemple
lorsque les corps, couchés par terre, tournent sur eux-mêmes, évoquant des
tableaux de la Renaissance et du Baroque, mais également les publicités pour
Benetton…
Le jeu des lumières et des
mouvements nous place face au même processus : le cheval paraît bien plus blanc
et éclatant lorsqu’il s’engage, dans un cercle de lumière sur la scène plongée
dans le noir. Sa singularité, l’étonnement que produit son apparition est
renforcée par la foule qui se lève face à lui et, lentement, en rangs serrés,
se met à reculer.
Le son joue également le même
rôle. Il ne redouble pas les actions de la scène mais vient les interroger,
leur apporter une autre dimension. Les embrassades et enlacements prennent une
teinte dramatique dès lors que commencent à se faire entendre les bruits de
l’accident de voiture. Par ces éléments antagonistes ou du moins fortement
autres, les images sont complexifiées. Ce n’est pas seulement une petite fille
face à des néons qui clignotent, c’est une petite fille abandonnée, laissée
seule sur un immense plateau vide et noir…
L’émotion produite par le
spectacle résulte en grande partie de ces propositions ambivalentes du plateau.
Ce spectacle partage par là quelques traits caractéristiques du fantastique qui
se nourrit d’une telle indétermination des éléments et de nos sentiments à leur
égard. Mélange d’attrait et de répulsion, d’émerveillement et de peur.
Cette dynamique des contraires
n’est pas de l’ordre d’un rapport dialectique, il n’y a pas de résolution, les
éléments sont juxtaposés, s’enchevêtrent dans un rapport d’opposition, de
conflit, suscitant des émotions et images complexes chez le spectateur, et ce,
justement, par l’absence de résolution. Mathieu Mével rend compte de ce
phénomène grâce à la variation continue de Deleuze qui lui permet d’insister
sur le fait qu’il y a toujours quelque chose qui déborde, que ce soit par excès
ou par défaut[97]. Il rend
alors compte de l’efficace émotionnelle grâce à l’addition de la durée de
l’image et du continuum de la musique. C’est l’agencement des éléments
constituants qui permettrait que ça fonctionne… Un autre terme permet de rendre
compte de cette idée, il s’agit de la transduction telle qu’elle a été
conceptualisée par Simondon.
Il
s’agit peut-être là du mode de fonctionnement essentiel de ce spectacle, qui
expliquerait en partie sa force et sa poésie, la confrontation des éléments
hétérogènes sur la scène donnant lieu à une interpénétration des images,
interprétations et sentiments dans le corps et la pensée du spectateur. On peut
comprendre alors pourquoi Castellucci parle de son théâtre et de ses spectacles
en termes d’organismes. Il y a une vie en eux, quelque chose qui s’anime et se
déplace, insaisissable par avance. Le tout ne peut être réduit à la somme des
parties, du moins pas tant que cette somme ne prendra pas en compte les
nouvelles images qui résultent de leur mise en rapport ainsi que la nature de
leur relation même.
Les choses sont donc là, posées
devant, (re)présentées, et ce sans mode d’emploi pour s’en saisir ou les
utiliser : « Si d’abord il y a désordre, encore une fois, violemment,
les deux contraires doivent d’affronter, doivent d’enchevêtrer sans
dialectique. »[98].
Comme le souligne Bruno Tackels, dans les spectacles de la Societas, tout
concourt potentiellement au sens[99]et
il y a un abandon de la hiérarchie entre les éléments scéniques. L’acteur n’est
ainsi plus qu’un élément parmi d’autres, au même titre que la musique, les
lumières, les effets spéciaux ou la présence d’un animal. Dès lors que l’on
accorde une place « équivalente» à tous ces « outils » en tant
que « partenaires agissants »[100], on permet
de nouveaux liens entre eux et la découverte de nouvelles circularités. Néanmoins,
ce n’est parce qu’il n’y a pas de hiérarchie établie et défendue que ces
différents éléments se valent en soi, chacun d’entre eux ayant sa valeur
particulière et sa puissance intrinsèque.
Nous pouvons alors saisir
pleinement la présentation que Castellucci fait de son travail, expliquant
qu’il cherche les constellations qui se créent au sein de ses idées, que ce qui
l’intéresse ce sont les différents systèmes pour repenser le monde :
« Ce sont ces systèmes-là qui
m’intéressent : plus que les choses, ce sont les jeux de relation, de
conjonctions, de précipitations d’une chose dans l’autre. Ce sont ces connexions
qui forment un système complexe, et ce système-là est le seul capable d’effacer
l’élément de la réalité, de l’éclipser ne fût-ce qu’une heure. »[101].
Cette conception nous donne à
penser qu’il y a un rapprochement à faire avec la pensée de Gilles Deleuze
selon lequel la finalité de l’art ne consiste ni dans le reproduction ni dans
l’invention de formes mais dans la capture des forces[102].
Il s’agit de « rendre visible (…) et non pas rendre ou reproduire le
visible »[103] écrit-il
en citant Paul Klee. Le tournant post-romantique fait sienne cette affirmation,
considérant que l’essentiel n’est ni dans les formes ni dans la matière mais
davantage dans les forces, intensités et densités[104].
Il s’agit, à travers la matière, de capter les forces non matérielles telles
que la durée, l’intensité, le vide, et de rendre ce faisant les idées visibles.
Pour parvenir à déterritorialiser la matière et de permettre ainsi l’avènement
des forces, il faut que l’objet soit sobre et ne jamais tomber dans le
brouillage, le flou. « Vous trouverez d’autant plus de disparates que vous
serez dans une atmosphère raréfiée. (…) Car il n’y a d’imagination que dans la
technique. »[105].
L’artiste se fait alors artisan.
Cette définition correspond au travail de Castellucci qui, bien qu’artiste à
part entière, travaille à la manière d’un artisan, c’est-à-dire qu’il travaille
son objet d’un point de vue extrêmement technique en s’attachant en premier
lieu à sa matérialité et aux exigences de celle-ci.
Il s’agit donc de prendre en
compte les présences particulières des objets et des corps, de réfléchir à
comment les agencer, comment les utiliser pour en maximiser l’efficacité, du
moins telle que la concevait Artaud. Un exemple d’une telle démarche est
l’effet produit par l’arrivée de la foule lorsque l’enfant joue au ballon, dont
on pourrait chercher une partie de l’explication chez Shapiro qui montre que
l’effet de la présence tient principalement au contraste entre un visage de
face parmi des visages de profil[106].
4.8 La question de l’image
4.8.1 Théâtre image
Pourtant, malgré cette hétérogénéité affirmée,
l’appellation théâtre image prévaut pour ce type de spectacle. Il faut
néanmoins d’emblée noter que ce que l’on entend généralement par théâtre image
recouvre une réalité plus large que ne le laisse à penser ce nom,
principalement basée sur une approche qui s’oppose à l’approche dite
traditionnelle, c’est-à-dire sous forme d’adaptation, de l’œuvre. Ainsi nous
retiendrons la définition suivante, proposée par les auteurs de « Ecrire
l’image » :
« le théâtre de l’image libère la scène de
l’illustration d’un récit dramatique, en mettant l’accent sur une théâtralité
visuelle autonome, dont le langage rappelle les processus de condensation,
d’association et de déplacement propres au rêve et au poème. Il est aussi
caractérisé par des parcours de création interdisciplinaires. Relevant d’un
théâtre de la vision qui cherche à créer une expérience sensorielle pour le
spectateur, cette esthétique - parfois soupçonnée d’esthétisme - tire son
origine des autres arts. »[107].
On trouve là de nombreuses
correspondances avec ce qui a été dit précédemment à propos de notre objet. En
effet, le spectacle en question a abandonné la démarche illustrative,
fonctionnant à partir de jeux d’éléments matériels tels que les sons, les
lumières, les corps en présence, les couleurs,… Il n’y a pas de logique
narrative à l’œuvre dans la création et son interprétation est laissée au soin
du spectateur qui, par les ambiances et la temporalité de la représentation se
trouve emporté ailleurs. La beauté des images ainsi que leur indétermination
participent à la logique du rêve, voir plus particulièrement du
fantastique : il y a une inquiétante étrangeté qui plane… Le facteur
émotionnel et sensoriel est également très important dans ces formes, ce qui
permet d’expliquer l’importance que prennent les autres moyens artistiques au
sein de ces créations. Emprunts également explicables en partie par l’origine,
la formation initiale des artistes. En effet, dans ce type de théâtre un grand
nombre des metteurs en scène viennent des arts plastiques (Robert Wilson,
Patrick Quesne, Roméo Castellucci,…). Comme le soulignent Chantal Hébert et
Irène Perelli-Contos, ces créations s’émancipent d’un sens préassigné et
s’ouvrent à une exploration du multisensoriel. Ce n’est donc pas la vue seule
qui est visée, le théâtre étant irréductible à une dimension unique :
« Sur un texte qui est
mis en scène se superposent plusieurs langages ou écritures ; c’est comme
une accumulation de couleurs sur une toile. Autrement dit, une représentation
se matérialise avec le concours de tous les sens, d’une manière réelle et
symbolique, donc complexe…comme on peut visualiser des voix, toucher les choses
du regard, faire voir les mots entendus. »[108]
écrit Denis Merleau.
S’il n’y a pas toujours de sens à
dégager, s’il ne faut pas nécessairement chercher à comprendre, il faut se
laisser prendre par ce que ces images provoquent en nous et les interroger.
Nous retrouvons-là la notion d’image agissante, développée notamment par Bernard
Dort[109]
et qui permet d’insister sur le fait que l’image, en provoquant des choses en
nous, nous fait réfléchir, agir, voir nous modifie. A partir de ces différentes
observations, on peut considérer que par le choix des fins et des moyens effectué,
le théâtre de Roméo Castellucci se rapproche de la performance qui est
« davantage présence que représentation, davantage expérience partagée
qu’expérience transmise, davantage processus que résultat, davantage
manifestation que signification, davantage impulsion d’énergie qu’information.»[110].
Ces propos rejoignent les injonctions d’Artaud dans « Le théâtre et son
double » et plus spécifiquement dans « La mise en scène et la
métaphysique » par rapport à son exigence d’une poésie dans l’espace qui serait substituée
à la poésie des mots et qui résulterait de la confrontation de la poésie
intrinsèque à chacun des moyens scéniques utilisés. Cette poésie se doit d’être
concrète, c’est-à-dire, efficace, produisant un effet sur les spectateurs[111].
4.8.2 Origine
Le
théâtre image a commencé à se développer vers les années 60 et ce
particulièrement à Rome où plasticiens et « théâtreux » se sont mis à
s’associer pour mener à bien des projets communs. Il s’inscrit dans la continuité de la voie empruntée par des
artistes et penseurs tels que Kantor et Antonin Artaud, pour lesquels l’essence
du théâtre, le « langage théâtral pur »[112]
consiste davantage dans le langage poétique des sons et des lumières que dans
les mots. L’élément premier y serait le geste et non le langage, ce qui permet
d’éloigner le théâtre de la littérature pour le rapprocher de la danse[113].
Ils s’appuyaient pour ce dire sur la spécificité des moyens théâtraux qui
rendaient possible, grâce à une habile manipulation, de figurer l’ineffable,
d’emmener au delà du langage, considérant que ce dernier était limité par son
caractère de « référentialité » au monde commun. Le langage
audio-visuel serait selon eux plus direct car il couperait court à cette
médiation et n’exigerait plus la traduction en mots et concepts. Il suffirait
de se laisser prendre. Cette volonté de sortir du représentable, nous la
retrouvons chez Castellucci et c’est l’une des raisons qui permet, toutes
précautions gardées cependant, de le considérer dans une certaine continuité avec
Artaud[114].
Artaud concevait le théâtre en tant que lieu
magique, lieu de l’ambivalence mais toujours présentée avec beaucoup de
maîtrise, l’essentiel pour lui étant le rituel d’une action perpétuellement
controlée[115].
En ce qui concerne le théâtre
image italien des années 60, Brunella Eruli explique son émergence par la
volonté de certains artistes de s’opposer au théâtre de leur époque qui était
envahi par les messages politiques. Dès lors, contre la pratique pédagogique et
engagée du théâtre et « contre les implications idéologique de la parole
écrite »[116],
les artistes firent appel à l’image et à son pouvoir poétique. Dans les deux
cas, les mots et les images sont utilisés suivant un même refus de
référentialité et de représentation. Les mots ne sont plus que sonorités, et
les images se rapprochent
davantage du rêve que de l’imitation d’une réalité quelconque.
Certains, comme par exemple
Giovanni Lista dans « La scène moderne » voient principalement dans
ces formes un jeu visuel au sein duquel le théâtre aurait été évacué au profit
d’une « scénographie animée»[117],
d’un théâtre de scénographes dénué de toute originalité.
« Les spectateurs de
théâtre veulent juste jouir par les yeux, n'importe comment et de n'importe
quoi - pourvu que ce soit ‘ beau’. Avignon 2005 est aux mains des
scénographes. Mais le monde de l'art et les écoles d'art sont de plus en plus
aux mains des graphistes et des décorateurs, après tout. Lorsque ces
scénographes se doublent de metteurs en scène et de lecteurs, le travail se
poursuit (Hubert Colas, Jean-François Sivadier); lorsque le scénographe est
seul en scène et qu'il a perdu son cerveau dans les coulisses (Fabre,
Castellucci), c'est l'horreur. »[118]
écrit la poétesse Nathalie Quintane.
Le reproche des auteurs de
« Ecrire l’image » développe la même idée, à savoir : que les
artistes participant à ce théâtre sont davantage dans une démarche plastique
que dans celle d’une mise en scène[119].
L’idée qui ressort d’une telle affirmation est que leur travail est celui de
l’installation et non du théâtre. Ils posent dès lors la même question que
Giovanni Lista : en s’éloignant et du texte et de la mise en scène, que
reste-t-il vraiment du théâtre ?
Il ne s’agit pas de s’engager ici
dans un tel débat essentialiste mais de noter simplement que deux conceptions
différentes du théâtre s’y affrontent et ce depuis plus d’un siècle. L’image a
toujours suscité une certaine méfiance de par le rapport d’imitation qu’elle
entretient avec la réalité et donc son potentiel de tromperie. Aujourd’hui, on parle
du passage de la galaxie Gutenberg à la civilisation Marconi, caractérisant
notre civilisation comme étant celle de l’image[120].
A nouveau, ce n’est pas la valeur, le bien-fondé de cette affirmation qui nous
intéresse ici mais plutôt l’idée qu’elle sous-tend et qui consiste à dire que
l’image est aujourd’hui le média le plus efficace de la communication. Etant
donné que le théâtre décrit est celui de l’image, qu’en est-il alors de sa
communicabilité ?
Mais avant d’aborder cette
question, il est intéressant de faire un retour en arrière dans le travail de
la Societas et d’interroger l’iconoclastie de leurs premiers spectacles.
Si les
Castellucci se sont éloignés aujourd’hui de cette idéologie iconoclaste, il
reste encore dans leurs créations quelque chose de l’idée de l’icône à
détruire. L’iconoclastie étant pour eux figurative, c’est-à-dire consistant à
casser l’image, elle se réalisait dans un geste démonstratif, une action
visible. A travers des images, en détruire d’autres… Aujourd’hui, il ne s’agit
plus tant de détruire, la recherche ontologique voir métaphysique a été en
grande partie remplacée par une démarche d’ordre plus poétique mais toujours critique ;
il s’agit à présent d’interroger le regard et de susciter l’imaginaire des
spectateurs. Ainsi Castellucci explique lors d’une interview : « Moi je
déconstruis les mythologies, je mets des signes sur le plateau et tous les
signes sont ambivalents : il appartient aux spectateurs de se raconter une
histoire en les interprétant. J’espère faire naître des figures nouvelles
dans l’imaginaire des spectateurs. »[121].
L’icône, au centre de leurs précédents travaux, était comprise en tant
que :
« image sacrée, élue par
le peuple, dont l’efficacité est reconnue par n’importe quelle église, et
considérée comme symbolique par n’importe quel groupe soucieux de la rapidité
d’initiative de certaines figures. Elle est contiguë au discours militaire,
parce que c’est une image qui prépare et dispose ; qui rassemble et
terrorise. Elle possède cette efficacité de cause à effet qui caractérise le
mécanisme des calamités naturelles. Le drapeau compte parmi les icônes les plus
denses de l’histoire : pour lui on tue et on s’immole. »[122].
Nous avons aujourd’hui de
nouvelles icônes, celles par exemples que répertorie Michel Maffesoli dans son
livre « Iconologies. Nos idolâtries postmodernes ». L’entrée dans
leurs spectacles continue à se faire au moyen de ces icônes ou du moins images
que chacun reconnaît mais qui, par la suite, prennent un sens différent selon
le vécu individuel. Leur long travail sur la tragédie développait ce thème en
profondeur : « Les images de la Tragedia Endogonidia ne
sont jamais univoques, insiste Romeo Castellucci. Je ne peux que faire des
hypothèses les concernant. Elles n’appartiennent pas seulement à mon univers
mais aussi à celui de chacun des spectateurs. »[123].
Les images ne sont plus
représentées pour être détruites, elles sont montrées lors d’un geste de
déplacement. Nous retrouvons ainsi quelque chose de l’ordre de l’ironie, du
pastiche dans des figures comme celle, par exemple, de l’« l’Homme de Vitruve » ou encore
dans la présence de la femme déguisée en Andy Warhol à la fin de la
représentation. Il y a un déplacement par rapport à ces images dont la
figuration ne peut aujourd’hui se faire que selon un autre mode étant donné la
place qu’elles occupent dans notre civilisation.
Aussi, pour compléter ce qui
avait été dit quant à la question de la reconnaissance des références, on peut poser qu’il n’y a pas un surplus
de sens qu’elles livreraient, ce ne sont pas des indices orientant le lecteur
vers « une bonne interprétation ». Une telle attitude tendrait à
réduite l’œuvre à une illustration et nous avons bien vu que ce n’était pas de
cela qu’il s’agissait ici.
Ce que ces références peuvent
apporter de plus, c’est le plaisir de la reconnaissance, et Castellucci refuse
un théâtre qui flatterait et réconforterait les connaissances du spectateur.
« Le théâtre n’est pas quelque chose qu’il faut reconnaître.
‘Moi-je-vais-au-théâtre-pour-reconnaître-Shakespeare-mes
études-ce-que-j’ai-fait » : ce n’est pas comme ça. C’est un voyage
dans l’inconnu, vers l’inconnu. On ne peut pas calculer ces conjonctions des
éléments possibles. »[124]
écrit-il. Lors d’un entretient avec Bruno Tackels, il rajoute à ce
propos : « Ce type de consolation produit de l’inertie, un marécage
d’eaux mortes pour la pensée, alors que l’expérience théâtrale doit être un
voyage, un chemin vers l’inconnu. C’est une aventure. »[125].
5 Les questions de la réception
5.1 La distance ou
l’immédiateté ? Le phénomène de répétition
Par
l’étrangeté de cet univers présenté, il y a une distance prise avec la réalité.
Selon Pascal Bonté, c’est le fait de mettre de la distance, de s’éloigner du
réel qui permet de s’approcher de l’imaginaire du spectateur[126].
En effet, en abandonnant le mimétisme, il s’agit de prendre de la distance avec
l’anecdotique, le psychologique, qui enferment le spectateur dans un système de
simple reconnaissance. D’où également l’importance accordé au vide dans ce
spectacle, car c’est ce dernier
qui rend possible l’ouverture aux possibles, contrairement au plein qui
détermine sans laisser la possibilité d’une prise de distance…
La répétition, si importante dans
le travail de Warhol, se manifeste également pendant tout le spectacle. Notons
à son propos la phrase de Hume si adéquate pour notre objet : « La
répétition ne change rien dans l’objet qui se répète, mais elle change quelque
chose dans l’esprit de celui qui la contemple »[127].
Que change t-elle ? Que provoque t-elle ? Elle peut bien évidemment
avoir des effets très différents, lesquels sont les siens ici ?
Nous avons déjà parlé de la
qualité esthétique du spectacle, de l’impression d’une variation de tableaux. A
côté de cet aspect, il y a également quelque chose de très
chorégraphique : des mouvements et des gestes sont données à voir en
eux-mêmes, repris plusieurs fois, comme dans de la danse. Si la répétition peut
exaspérer, elle peut également avoir un effet hypnotiseur, fascinant. On se
laisse prendre en elle, notre attention faiblit et là, quelque chose peut se
passer en nous, nous arriver. Son effet sur la perception du temps est
également remarquable : elle l’étire et par là même nous éloigne du temps
de la quotidienneté.
Ces différentes caractéristiques
nous font penser au théâtre de George Wilson, un autre metteur en scène très en
vogue et considéré comme l’un des plus importants représentant du théâtre
image. Ce dernier explique son approche (les spectacle de Wilson suivent une
esthétique minimaliste et se déroulent de façon très lente, jouant sur
d’infinies variations) par une volonté de créer un autre temps et un autre
espace, différent de celui auquel nous habitue notre mode de vie contemporain
et les médias qui le représentent :
« La télévision expose tout en cinq
secondes avec un temps de compréhension et de réponse immédiat. A présent, le
cinéma et même le théâtre fonctionnent de la même façon, c’est-à-dire qu’ils
sont écrits et mis en scène en fonction de cette structure de communication
définie en premier lieu par la télévision. Je veux laisser le temps et la
liberté au spectateur de se perdre dans l’œuvre pendant la durée de son
expérience en tant que spectateur. »[128].
La lenteur permet aux spectateurs de
s’engager dans une attitude contemplative, voir de l’ordre de la méditation.
Cette démarche élaborée en
opposition avec notre société, les images que cette dernière donne à voir et le
rapport qu’elle entretient avec elles, se retrouve également chez Castellucci.
En effet, la compagnie de ce dernier s’est formée au début de l’ère
berlusconienne et de la spectacularisation à laquelle cette dernière donna lieu[129] : « C’est
totalement obscène de voir que partout, depuis Berlusconi, la logique
spectaculaire tient lieu de politique. »[130]
déclare le metteur en scène. Ses images se développent souvent dans la lenteur,
comme pour leur laisser le temps de s’installer, de s’emparer pleinement du
plateau et du spectateur. A partir de là, du vide et de la lenteur, une
précipitation est rendue possible, à savoir : « une fascination qui
saisit, un ébranlement qui sidère, une émotion qui bouleverse. »[131].
Comme l’explique Mattieu Mével, les images de Castellucci sont à l’opposé des
images publicitaires, caractérisées par leur lisibilité immédiate calquée sur
une idée ou un concept évident[132].
Dès lors, si le regard est
politique, un théâtre qui accorde une telle importance à l’image ne peut pas
être neutre à ce sujet. C’est ce point que nous allons désormais aborder à
travers la problématique de la communication.
5.2 La question de la
communication
« C’est
ce qui m’intéresse : communiquer le moins possible. Et le plus petit degré
de communication possible se trouve dans la surface de la matière. Dans ce
sens-là, et paradoxalement, c’est un théâtre superficiel, fait de surface,
parce que c’est un théâtre qui recherche l’émotion. »[133]
écrit Castellucci
à ce propos.
Les points précédents on permis
de démontrer que le spectacle analysé est un objet complexe composé au moyen de
tissages de signes plurivoques. Nous avons également vu que cet objet était
efficace, qu’il « marchait », ayant un effet performatif sur la
plupart des spectateurs. Il y a donc bien quelque chose qui se passe et qui
passe de la scène à la salle. Mais de quoi s’agit-il ? L’indétermination
préalable des signes écarte l’hypothèse d’un simple but de communication, celle-ci
étant prise dans son acceptation de transmission d’un message à titre
informatif Comme l’écrit Cristina Ventrucci, face à ce spectacle « nous
devinions que nous n’avions pas grand chose à comprendre, si ce n’est dans une
capitulation de la raison.»[134]
Mais on ne peut réduire la
communication à cette seule fonction. Ainsi, selon Anne Ubersfeld, la
présentation théâtrale est parole
et communication de par sa nature de « pratique sémiotique»[135].
Cette affirmation nous mène à poser trois questions : peut-on parler de ce
théâtre en tant que pratique sémiotique ? Comment ce théâtre dont le texte
est absent peut-il être parole et enfin, de quelle communication
s’agit-il ?
Il s’agit là principalement d’une
question de vocabulaire car les deux termes (parole et communication) qui, à
première vue peuvent poser problème sont pris ici dans un sens large excédant
leur acceptation habituelle. La parole est comprise en tant que «ensemble des
signes scéniques produits par quelqu’un»[136],
ce qui veut dire qu’il s’agit aussi bien des gestes, des expressions que des
phrases prononcées, et la communication au sens de message, quel que soit la
nature de ce dernier, ce qui comprend également le message artistique. On voit
donc que cette affirmation n’empêche nullement notre propos et est applicable à
cette mise en scène.
Si on s’en tient à la définition
de Peirce du signe, à savoir: « quelque chose tenant lieu de quelque
chose pour quelqu’un, sous quelque rapport, ou a quelque titre[137] »,
on adhère à la compréhension du théâtre en tant que composé de signes. En
effet, comme l’explique Martine
Joly, à partir de cette définition du signe on doit accepter que tout peut être
signe pour celui qui y lit quelque chose, cette lecture dépendant de sa
personnalité, culture, ou histoire[138]...
De plus, comme le rappelle Anne Ubersfeld, le signe peut jouer également un
rôle de stimulus. Il ne s’agit alors plus seulement de reconnaissance mais également
de réactions que ce dernier déclenche[139],
réactions pouvant échapper à toute compréhension.
Chez Castellucci, il s’agit,
comme il l’explique dans la citation précédente, de faire communiquer la
matière même, les choses là, telles qu’elles se donnent, plutôt que de parler à
leur propos. Le théâtre est caractérisé par la « matérialité de la
communication »[140], comme
l’écrit Hans-Thies Lehmann, insistant par là sur la lourdeur des moyens
théâtraux et nous permettant de dire que, par une démarche comme celle de
Castellucci qui insiste sur ces derniers, c’est la matérialité même, la surface
de ce média qui est révélée. Suivant la classification kantienne des beaux-arts,
le théâtre se rapproche de l’art du jeu des sensations, la forme la moins intéressante selon le
philosophe étant donné les enjeux qu’il prêtait à l’œuvre d’art, la soumettant
à une logique organisatrice dont elle aurait à prendre la forme[141].
La forme artistique la plus importante était, selon le penseur, celle de la
parole de par le fait qu’elle se prête le mieux à ces exigences. Or nous avons
vu l’abandon de la pratique langagière dans ce spectacle, abandon souvent
rencontré dans les créations du « nouveau théâtre ». Nous pouvons
donc supposer que ces pratiques opèrent un renversement de l’esthétique
classique, comme nous avons commencé à le voir à travers la distance prise avec
l’esthétique de Hegel. Le théâtre dont il est ici question ne vise plus à
l’incarnation de logiques ou d’idées qui lui seraient extérieures mais pose la
question de son mode de constitution propre, interrogeant les pratiques qui le
constituent, ce qui explique le jugement d’autoréférentialité souvent émis à
son propos. C’est bien la question esthétique qui y est première, suivant
l’idée que le plateau est un lieu où d’autres liens et logiques sont à l’œuvre,
à la place de celles qui fonctionnent pour le débat ou le jugement éthique. Le
théâtre donc, à l’inverse selon Castellucci de la pratique politique, propose
d’abord une expérience esthétique et ce n’est qu’à partir d’elle qu’un jugement
peut se mettre en place, c’est elle qui le provoque et c’est là la force de
l’art[142].
A partir de ces différentes
observations, on peut poser une scène telle que celle qui est donnée à voir
dans ce spectacle comme « lieu sémiotique par excellence »[143]
car chaque signe y en donné à voir en tant que lui-même, a priori indéfini, et
ce n’est que par le regard du spectateur qu’il est articulé aux autres signes,
donnant lieu pour ce dernier à une interprétation. C’est donc le spectateur qui
a à « resémantiser » ce qui se donne à lui, et traduire librement les
signifiants en signifiés.
Cette « utilisation modifiée
des signifiants du théâtre dans lequel la médiation de contenus exactement
délimitables du point de vue sémantique n’est pas prioritaire» [144]
est une caractéristique majeure de ce type de théâtre. Lehmann s’appuie sur
cette idée pour l’identifier à la raison de la rupture par rapport aux formes
pratiquées jusqu’à présent. En effet, avant la révolution opérée par les
avant-gardes, les représentations théâtrales se contentaient de transmettre un
sens pré-établi aux moyens de signes à la signification transparente, ne posant
donc pas de problème quant à leur interprétation[145].
Aujourd’hui, il s’agit de jouer davantage sur l’autoréférentialité des
signes, c’est-à-dire sur le « processus tout à fait spécifique de
constitution de sens [qui] s’accomplit en tant qu’acte de perception d’un
phénomène dans sa matérialité particulière, dans son être phénoménal. »[146].
Le terme symbole, du moins tel
qu’il est définit par Jacobson, convient à ces signes. En effet, le symbole est
compris par ce dernier comme signe de la fonction poétique, qui s’oppose en
tant que telle à l’usage informatif et communicationnel de la fonction
référentielle des signes. Comme l’explique Philippe Ivernel, si le signe référentiel
tend à l’univocité, le symbole quant à lui est complexe, ambigu et polysémique[147].
Ces caractéristiques suffisent à taxer ce théâtre d’insensé, comme le fait le
critique Jacques Nerson déclarant : « L’Enfer de Roméo
Castellucci n’avait aucun sens »[148],
trait qu’il dit rencontrer de plus en plus fréquemment dans les créations
contemporaines. Ce qui est interpellant dans la remarque de ce dernier, est
qu’il lit dans cette « tendance » actuelle du théâtre un danger quant
au retrait des subventions pour la culture.
La question de la communication serait
donc à lier à celle de la consommation, deux termes fréquemment utilisés
ensemble pour qualifier notre société. Voici une définition intéressante de la
consommation et qui insiste sur le lien :
« consommer
c’est appartenir à un monde, adhérer à un univers. De quel monde s’agit-il ?
(…) ce monde est constitué par des agencements d’énonciation, par des régimes
de signes dont l’expression s’appelle publicité et dont l’exprimé constitue une
sollicitation, un commandement qui sont, en soi, une évaluation, un jugement,
une croyance portés sur le monde, sur soi et les autres. »[149].
Le lien entre ces deux idées est
que par la communication il s’agit de convaincre, de convaincre à consommer, à
adhérer à des façons de voir et de faire. De par l’absence de discours de cette
création, celle-ci échappe à une telle attitude. Cet abandon trouve une autre
de ses raisons dans l’idée de Castellucci selon laquelle la communauté ne peut
plus être liée par le langage car celui-ci est détruit, malade dès lors qu’il a
été réduit à la seule communication[150].
5.3 La question de la
communauté. Public ou spectateurs ?
Dire que le
théâtre donne lieu à la création d’une communauté est un des lieux communs les
plus répandus à son sujet, permettant notamment d’asseoir sa différence avec le
cinéma, face auquel, lors du développement de ce denier, il lui a fallu définir
et affirmer son identité. Mais on constate aujourd’hui que quelque chose
de cette conception communautaire tend à s’effacer, la communauté théâtrale
étant remise an cause[151] :
« La fonction historique du théâtre est bien la division, et non la fausse
réunion. Le théâtre naît de la crise, et chaque acte de théâtre naît d’un
mouvement de crise. Cette crise et cette question ne mérite pas de réponse. »[152].
Cette idée de communauté était tributaire d’une compréhension du théâtre en
tant que lieu de pensée, exprimée par l’écrivain Enzo Cormann de la façon
suivante : « il donne
corps à des spéculations expérimentales sur l’existence, pour le compte
d’une assemblée d’individus en souci d’eux-mêmes. »[153].
D’autre part, Marie-Madelaine
Mervant-Roux a observé, à propos de créations comme celles de Claude Régy par
exemple, qu’il y avait un changement significatif au niveau de la
« résonnance » de la salle car si le public était régulièrement
expressif auparavant, elle constate qu’aujourd’hui il n’exprime plus grand
chose. Est-ce que cela veut dire
que ce dernier est absent, ennuyé, passif ? Ce n’est pas de cela dont il
s’agit selon l’auteure qui explique que ce n’est pas parce qu’il ne réagit pas
de façon visible que rien de se passe pour lui et identifie le silence de la
salle comme « le suspens de l’irruption d’un fort lien avec le réel. »[154].
Ce n’est pas parce que le public n’est plus amené à participer, comme le
voulait une certaine tendance du théâtre expérimental des années septante
communément désigné sous le nom de performance, que le spectateur est passif.
Ainsi, notons, par exemple, l’expression de Marc Fumaroli qui écrit que les
spectateurs ont un « regard vivant »[155].
Ce regard est en premier lieu animé par les mouvements des acteurs sur scène,
qu’il suit mais très vite il s’autonomise et se met à composer lui-même.
Selon Marie-Madeleine
Mervant-Roux, il n’y a pas que le spectateur qui aurait changé mais également
l’attitude, la disposition du spectacle et des metteurs en scène envers le
public. Il serait ainsi de moins en moins question pour les créateurs de
prédéterminer un rôle pour ce dernier ; ils ne l’attendent plus, ne
l’imaginent plus en tant que co-acteur, ni ne le restreignent au rôle de
spectateur. Dès lors, le spectateur est davantage pris comme individu entier
qui a fait le choix de se rendre au théâtre un soir, activité effectuée parmi
d’autres. Il ne s’agit plus de l’éduquer ou de le transformer à tout prix. On
pourrait dire que la tendance suit la proposition d’Andy Warhol pour lequel ce
n’est que dans et par l’indifférence que quelque chose peut se passer :
« Les choses n’arrivent que quand vous avez dépassé le stade de vouloir ou
de ne pas vouloir [...] »[156].
Néanmoins, à travers cette citation même, on constate qu’il y a toujours un
fantasme de réception, une volonté que quelque chose se passe, même s’il y a un
lâcher-prise dans les déclarations de l’artiste. Le metteur en scène ne peut
éviter de mettre en scène le spectateur comme le développe Denis Bablet[157].
Il imagine un cadre au sein duquel il accueille ce dernier, il le réfléchit
comme « être total » et cherche à s’adresser à tous ses sens pour
produire un effet, l’événement étant un critère de réussite de la création.
Lors d’un communiqué de presse,
Castellucci commence à parler de public puis il se corrige pour utiliser le
terme de spectateur.[158]
Ce passage de la notion de public à celle de spectateur eut lieu dans les années
septante, l’accent étant ainsi déplacé de l’idée d’uniformité qui sous-tendait
la notion de public à celle de la prise en compte des particularités des
individus qui le constituent. Hans-Thies Lehmann écrit à ce
propos « Le public qui jouait autrefois le rôle de partenaire du
théâtre est aujourd’hui divisé en de nombreuses factions et communautés de goût»[159]
et parle des spectateurs en tant qu’ « observateurs à disposition
essentiellement solipsiste »[160].
Qu’en est-il de ce changement
d’optique dans l’œuvre de Castellucci ?
Il semble qu’on ne peut, sur base
de ce qui a été dit précédemment, parler d’expérience commune. Le metteur en
scène lui-même a une expression pour rendre compte de cette question, il s’agit
de la « communauté des solitudes »[161].
Nous avons là deux terme a priori antagonistes : communauté et solitude.
De par le rassemblant en un lieu unique, l’attention portée sur un même sujet,
on peut parler de communauté. Mais au niveau de l’expérience, on est bien
confronté à sa solitude, étant donné que celle-ci se passe dans le corps du
spectateur. Le théâtre rassemble toutes ces solitudes : « Le public
est composé par cette juxtaposition de solitudes inconnues qui font corps,
soudain, le temps d’une représentation. »[162].
Ce partage ne perd donc aucunement son importance, le regard porté sur la scène
est un regard en commun en même temps qu’un regard solitaire, Castellucci
considérant que le théâtre exige une communion de spectateurs. Le fait d’être
là ensemble n’est donc pas anecdotique dans la constitution de son expérience
personnelle. Mais ce n’est pas pour autant que le spectacle rassemble. Se
rapportant à la citation de Bruno Tackels, on peut plutôt supposer qu’il
divise. De par la question de la communauté, on en est amené à poser celle de
la possibilité d’un consensus face à cette création.
5.4 Le consensus ou
« qu’en est-il de ‘l’attitude politique’ de la
représentation ? »
Les stratégies internes
de la représentation, telles que nous essayons de les déchiffrer tout au long
de cette recherche nous poussent à supposer que toute possibilité de consensus
se trouve ici niée. Dès lors qu’il ne s’agit plus de proposer la
« bonne » réponse, la « juste » interprétation, il n’y a en
effet plus pour enjeu de se mettre d’accord. De plus, il n’y a pas une instance
supérieure, un point de vue surplombant qui permettrait de juger les
différentes propositions et de les départager. Castellucci refuse un tel rôle,
ne considérant pas que sa compréhension soit plus correcte que celle de
n’importe quel spectateur étant donné que l’idée que c’est dans le corps du spectateur
qu’a réellement lieu le spectacle, d’où son incapacité et s’emparer du sens de
ce dernier. A la question que lui pose Angelina Berferoni sur la place
qu’occupent pour lui les spectateurs, il répond : « Une
place essentielle, plus importante que la mienne ou que celle des acteurs. Tant
que le théâtre n’a pas traversé les spectateurs, il n’existe pas, il ne laisse
pas de trace. Les spectateurs constituent la
troisième dimension nécessaire et suffisante pour que le théâtre existe. »[163].
Le
philosophe Jacques Rancière s’attache également à cette idée de l’œuvre
qui se fait dans le corps des spectateurs et qui dès lors échappe à un effet
prévisible. La conséquence en est la dissolution entre la création et la
présupposition d’un effet, liberté et pour l’œuvre et pour le spectateur, leur
permettant d’échapper à toute détermination. Dès lors que ce spectacle
se donne à voir en tant que suite d’actions « insignifiantes » en soi
et non en tant qu’histoire composée d’épisodes développés autour d’un drame, on
abandonne les fondements et idées qui accompagnaient le spectacle narratif
parmi lesquels celle de la bonne compréhension, du sens et de message à saisir,
du moins dans l’usage singulier de ces termes.
Des choses sont présentées sans
mode d’emploi ce qui entraîne comme conséquence un refus d’autoritarisme et une
conception démocratique de la réception. Il ne s’agit pas de trouver un
consensus mais d’affirmer, au contraire, le dissensus. Ce terme peut s’avérer
particulièrement riche pour la question qui nous intéresse ici dès lors qu’il a
été conceptualisé par Jacques Rancière en tant que principe de l’efficace
esthétique. Le
consensus se trouve défini comme « l’accord entre sens et sens,
c’est-à-dire entre un mode de présentation sensible et un régime
d’interprétation de ces données. »[164],
affirmant un rapport direct entre la perception et la compréhension de l’objet,
cette dernière étant la même pour tous.
Le théâtre de Castellucci est
construit de façon à mettre à mal une telle approche, raison pour laquelle nous
retenons la notion de dissensus à son propos. Citons à ce propos Claudia
Castellucci qui affirme qu’il est plus important et respectueux de s’en tenir à
« garantir la possibilité de monologues divergents et pas nécessairement
intéressés au dialogue. »[165].
En suivant la
pensée du philosophe précité, on en arrive à poser la question de la politique.
En effet, Jacques Rancière, qui définit le dissensus en tant que « conflit
de plusieurs régimes de sensorialité »[166],
c’est-à-dire en tant que ruptures, dissociations entre « un monde visible,
un mode d’affectation, un régime d’interprétation et un espace de
possibilités »[167] pose comme
nous l’avons annoncé plus haut, ce dernier à la base de l’efficace esthétique
qui consiste en une déconnexion entre la production d’un objet et l’effet de ce
dernier. Dès lors, comme c’est le cas ici, que l’auteur ne présuppose plus un
effet, il y a une telle déconnexion qui se trouve affirmée entre lui et sa
production. A partir du moment où il l’expose aux regards des autres, il lâche
prise sur cette dernière et la leur abandonne.
Cette inadéquation entre l’auteur, l’œuvre et le récepteur de
celle-ci avait déjà été développée par Umberto Ecco dans, par exemple « L’œuvre
ouverte ». Mais si nous nous attachons davantage ici à la pensée de
Rancière, c’est parce que ce dernier insiste sur l’aspect politique qui
sous-tend une telle attitude. En effet, face à l’œuvre il n’y a plus de rôle
assigné ce qui permet une redistribution des places.
Castellucci dit que tout ce qui
est sur scène est porteur de sens, que ce qui peut sembler non sens recouvre en
fait une multiplicité de sens :
« Quand j’utilise le mot sens,
c’est vraiment dans la totalité de la signification du mot. Tout ce que vous
avez entendu, vu, écouté, reçu, fait partie du sens de ce sens. Cette question
devrait donc être posée à chacun de nous, et je ne vois pas pourquoi je devrai
être le seul à répondre. Le fait qu’il y ait plusieurs sens est réellement une
libération. […] On peut donc arriver à des significations totalement opposées,
qui font que le sens devient les sens. »[168].
C’est bien une « logique
paradoxale »[169] qui est
déployée à travers ses spectacles, une chose pouvant être à la fois deux choses
opposées, chacune étant également valable.
Mais s’il y a égalité devant
l’œuvre, on ne peut cependant pas parler de liberté dans l’acte d’interprétation
lui-même : on ne choisit pas ce que l’on reçoit/perçoit. Il s’agit d’un
théâtre pragmatique, ce sont les effets, les résultats qui comptent et non une
quelconque construction de savoirs ou de connaissances :
« Ce ne sont
pas des récits, de petites histoires, des anagrammes émotifs, mais une nouvelle
implication pragmatique. [..] Et
bien, ici, celui qui est cultivé et celui qui ne l’est pas ont exactement les
mêmes possibilités (sans aller jusqu’à pencher faussement en faveur de
l’inculte), parce que c’est un théâtre qui transcende complètement la culture.
Tout le monde a le même genre de difficulté, s’il s’agit bien de difficulté. »[170].
En effet, le savoir, sous partie
de la connaissance définie par Jean-François Lyotard en tant que :
« ensemble des énoncés dénotant ou décrivant des objets, à l’exclusion de
tous autres énoncés, et susceptibles d’être déclarés vrais ou faux. »[171],
est en grande partie déterminé par la coutume. On juge par rapport à la
conformité avec les critères qui sont admis par la communauté de « ceux
qui savent »… Aucune communauté de cette sorte ne peut s’emparer des
spectacles de la Societas, ce qui permet d’évacuer la question de la
pédagogie : on ne peut pas nous apprendre dès lors que personne ne prétend
savoir…
Nous avons vu l’importance de la
tragédie dans le travail de la Societas, tragédie dont la compagnie a toujours évacué
le chœur, c’est-à-dire le traducteur, le médiateur entre la scène, l’action et
la salle. Castellucci est bien conscient de la difficulté que peut poser son
spectacle et il pose comme hypothèse quant à certaines réactions violentes de
la part du public d’Avignon l’importance de la tradition pédagogique de ce
festival, tradition à laquelle sa troupe échappe[172]. Les
critiques de presse, ceux notamment qui se sont montrés particulièrement
virulents lors de l’édition 2005, donnent raison à cette hypothèse, considérant
qu’un grand nombre des spectacles qui y ont été présentés sont élitistes,
esthétisants, gratuits, provocateurs, sans profondeurs et éloignés de la
tradition pédagogique instaurée par Jean Vilar[173].
Ainsi Claude Eveno considère que s’il y a eu quelque chose de l’ordre du scandale
à Avignon en 2005, c’est parce qu’il y avait une absence de propos qui rendait
« les formes obscènes, dénuées de sens et crues, trop crues pour ne pas
être que de simples provocations. »[174]. Si le
public est ainsi stigmatisé par les critiques (les réactions n’ont en effet pas
été si virulentes comme en témoignent les différents articles du livret sorti
pour analyser ce « cas Avignon 2005 »[175]),
il n’en reste pas moins que le théâtre de Castellucci est à l’inverse d’une
pédagogie, on refuse de nous dire, de nous expliquer, et cela non par le vide
de propos du spectacle mais pour les différentes raisons que nous avons
épinglées dont une des principales est leur refus d’un théâtre de la
résolution. Nous pouvons sans doute résumer les différents points que nous
venons d’aborder ainsi que leurs liens grâce à cette déclaration de
Castellucci :
« Le
spectateur n’est pas un horizon, mais plutôt un destin. Si je provoque le
public et considère la salle comme un espace à investir, à conquérir, la
communication devient univoque, et toute ambiguïté, toute poésie, deviennent
impossibles. Ce qui m’intéresse est davantage cette énergie tournante qui lie
de manière équivoque le plateau et la salle. S’il y a manipulation du
spectateur, cela ne fonctionne plus, car il devient passif, et n’a plus la
force d’adresser ses vibrations au plateau. Le spectateur et le spectacle ont
besoin d’un espace de liberté, sinon la représentation devient de la pure
communication, et le message revient en force, politique, social ou publicitaire,
c’est à peu près la même chose. »[176].
6 Modes d’approche
Face
aux créations de la Societas, c’est cet aspect qui nous a interpellé, le fait
que l’on ne comprenne pas, pas tout, pas vraiment.
De par ces images et signes dont on ne sait
que faire, de par les sentiments que nous ressentons sans vraiment savoir pourquoi,
nous sommes dans de l’indéfini en même temps que pris dans la pure
matérialité. Si cette forme a de très nombreux adeptes comme en témoigne le
succès international de leurs spectacles et la « nomination » à la
fonction d’artiste associé au festival d’Avignon 2008 qui est, en quelque sorte,
une consécration de la reconnaissance de leur travail, un autre public se sent
perdu face à ces spectacles non narratifs. Ils sont alors, comme nous l’avons
vu, taxés d’élitistes, de vides, d’esthétisants.
La question n’est pas celle du jugement mais de la
spécificité de ce type de création. Elle propose quelque chose de nouveau, de
différent et n’interpelle pas seulement les spectateurs interloqués ou séduits
mais également les chercheurs et critiques qui doivent élaborer de nouveaux
modes d’approche, de nouvelles questions plus adéquates par rapport à cet objet.
En effet, comment peut-on approcher ces œuvres, dès lors que, comme l’écrit
Jameson, leur nouvelle textualité ne peut être traduite, analysée avec nos
outils habituels[177] ?
6.1 Un pensée de la complexité
La méthode que le penseur Edgar
Morin a développée dans sa tentative de conceptualisation de ce qu’il considère
être le passage du paradigme de la simplicité à celui de la complexité peut
nous être utile dès lors que c’est bien de manière complexe que se présente
l’œuvre de Castellucci. Cette complexité est définie par Morin en tant que :
« tissu (complexus : ce qui est
tissé ensemble) de constituants
hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du
multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu
d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui
constituent notre monde phénoménal. »[178].
Ce passage est celui d’une compréhension de l’univers fondée
sur des entités closes, permettant une saisie de la réalité suivant des
concepts clairs et distincts, comme l’exigeait Descartes par exemple, à une
compréhension développée à partir de systèmes ouverts[179].
Concernant notre sujet, nous la
retrouvons dans le rapport des éléments sur scène ainsi que dans la relation
scène-salle. En tant que pensée de l’un et du multiple à la fois, de
l’interaction et de la relation, elle permet d’approcher le sujet dans ses
liens avec le monde environnant, le tout dont il fait partie mais sans
cependant l’y réduire.
Afin d’aborder un tel objet
complexe, le penseur développe trois principes que sont le principe
dialogique, le principe de récursion organisationnelle et enfin, le principe
hologrammatique.
Le premier permet de penser
ensemble les contradictions, les logiques différentes voir opposées, c’est-à-dire
de maintenir la dualité au sein de l’unité. Nous le retrouvons à l’œuvre
dans une figure telle que celle du yin et du yang. Par cette idée nous renouons
avec la logique préantique, la logique du mythe qui permettait de tels liens
mais qui fut supplantée par la logique dualiste, c’est-à-dire une logique de
l’exclusion, du tiers exclu[180].
Ce principe nous est donc utile dès lors que, comme nous l’avons vu, le
spectacle fonctionne sur base d’une logique paradoxale. Grâce à lui nous
pouvons penser le spectacle comme beau et terrifiant, simple et complexe à la
fois.
Le principe de « récursion
organisationnelle » quant à lui, développe l’idée de la boucle qui
s’oppose au rapport linéaire allant de la cause à l’effet, du producteur au
produit pour insister sur l’interdépendance des deux, car « les produits
et les effets sont en mêmes temps les causes et producteurs de ce qui les
produits »[181]. Cette
idée, chère à la phénoménologie, se retrouve dans la question du rapport
scène-salle, créés et créateurs l’un de l’autre, dans un mouvement
d’aller-retour, ou, dans une image moins linéaire, de tourbillon. Cette forme
circulaire est également, comme nous l’avons découvert, la forme même de la
structure du spectacle. En même temps, elle permet sans cesse de relativiser
les propos du chercheur comme ceux de tout individu s’exprimant au sujet de
l’œuvre en intégrant dans sa donne que ce dernier est pris dans ce dont il
parle[182]. C’est là la manifestation de l’idée
d’une réception à chaque fois unique et personnelle, valant comme telle et donc
ayant abandonné une prétention de maîtrise objective.
Enfin, le troisième principe dit
« hologrammatique » est développé par Morin à partir de la
déclaration de Pascal : « Je tiens pour impossible de connaître les
parties sans connaître le tout, mais je tiens pour non moins impossible la
possibilité de connaître le tout sans connaître singulièrement les parties. ».[183]
Il ne s’agit pas ici de connaissance, néanmoins, c’est bien ce chemin entre les
éléments de l’œuvre et le tout qui nous est donné à voir que nous faisons tout
au long du spectacle. Le spectacle repose en partie sur le phénomène de
résonance, comme cela a été montré plus haut : des sons ou des images sont
proposés au fur et à mesure du spectacle et font sens ensemble. C’est au
spectateur, à sa mémoire qu’il est donné de les recomposer. Cette recomposition
n’est pas nécessairement consciente, on peut enregistrer des choses sans en
être totalement conscient, comme les ambiances, les sons,… L’exemple de
l’accident de voiture est le plus clair à ce propos : on entend d’abord le
bruit de l’accident et ce à plusieurs reprises lors de différentes scènes,
ensuite, on voit un corps passer au sol, et ce deux fois d’affilée. Le bruit de
l’accident nous fait lire ces images ensemble : c’est un corps propulsé
d’une voiture, peut-on penser alors. Le piano en feu vient se joindre à ces images,
feu, incendie, accident. Enfin, la voiture arrive, cabossée, carbonisée. En
sort Andy Warhol et le spectateur peut penser à ses séries de voitures
accidentées : « Car Crash ». A chaque fois le nouvel élément est
mis en lien avec ce qu’il y avait avant, et peu à peu des idées, des structures
se dégagent. Mais ces différents éléments ne concourent pas seulement à cette
scène, cette petite reconstitution, ils entrent en rapport avec d’autres
éléments et c’est pour cette raison qu’il faut également les connaître, les
considérer individuellement. Le feu entre ainsi en résonnance avec l’idée de
destruction construite à partir des sons de démolition qui accompagnent les
rebondissements du ballon, le piano qui brûle, les téléviseurs qui tombent, les
corps au sol, l’idée de l’Enfer,…
Un autre aspect de la pensée de
la complexité à mettre en œuvre pour l’approche de ce spectacle est celle de la
prise en compte de l’incertitude et de l’incohérence avec lesquelles cette
« méthode » tente de composer : « Nous sommes condamnés à la pensée
incertaine, à une pensée criblée
de trous, à une pensée qui n’a
aucun fondement absolu de certitude, mais nous sommes capables de penser dans
ces conditions dramatiques. »[184].
Il s’agit là d’une phrase que l’on pourrait attribuer sans mal à Lyotard. On ne
peut effectivement pas savoir avec certitude, mais cela n’empêche pas de penser
et de continuer à émettre des hypothèses, sans d’une part, prétendre à la
complétude et d’autre part, tomber dans le relativisme et le pessimisme de l’impossibilité
de dire. Comme l’écrit Wajdi Mouawwad : « Je sais qu’il n’y a pas de
sens, mais cela ne m’empêche pas d’en faire apparaître un. »[185]. La totalité dont il est question n’est
donc pas de celle que défendait l’hégélianisme au sein de laquelle tous les
éléments viendraient prendre leur place mais davantage de celle du système
ouvert où il y a circulation constante ce qui empêche toute maîtrise. Ce
théâtre, loin de réaffirmer une unité dans l’éclatement qui caractérise notre
contemporanéité, se propose de joue avec lui, d’où le collage que prennent et
revendique certaines de ces formes artistiques.
6.2 Paradigme
Edgar Morin
parle de changement de paradigme et la question qui nous anime ici est de
savoir si les chercheurs en théâtre ne seraient pas actuellement en train de
vivre cette révolution scientifique qui advient « quand les spécialistes
ne peuvent ignorer plus longtemps des anomalies qui minent la tradition établie
dans la pratique scientifique[186].
Cette constatation mène à une remise en cause du mode d’approche du sujet ainsi
qu’à l’élaboration de nouvelles bases pour la pratique de la science en
question. Une telle révolution commencerait pour les arts du spectacle par une
mise à mal de la conception classique du théâtre en tant que « art de représenter
devant un public une action dramatique. »[187].
Néanmoins, cette notion qui a été
développée par Thomas Kuhn dans les années 1960 vient des sciences exactes et
dès lors sa transposition à notre domaine d’étude a également à être
interrogée. Il s’agit bien évidemment d’une transposition allégorique, la
manière de fonctionner de ces deux disciplines étant difficilement comparable étant
donné la différence de leur objet et de leurs visées. Cependant, les avancées
et développement des différents domaines de savoir se font en grande partie par
transmission, grâce à l’influence des autres disciplines. Plus loin dans ce
travail il sera question de postmodernisme et bien qu’il ne s’agit pas ici de
traiter la problématique de ce thème en et pour elle-même, notons que cette
question de paradigme lui est également posée. En effet, le postmodernisme
résulte en partie lui-même d’une telle transmission, influencé par les sciences
dites dures qui ont introduit dans leurs modèles des notions comme le chaos,
l’imprévisible, l’aléatoire. Dès lors que ces sciences objectives ont cessé de
prétendre à la possibilité de maîtrise totale, les autres sciences ont commencé
leur propre remise en question et ont également pris en compte ces notions.
Edgar Morin, dont nous venons d’emprunter la méthode, a ainsi développé sa
pensée en procédant par métaphores, approche qu’il justifie par le fait que
l’histoire des sciences est faite de migrations de concepts[188].
Si la notion de paradigme est
peut-être trop forte ici, celle de révolution a fait son chemin, ce qui fait
écrire à Bernard Dort que nous sommes passés de la révolution copernicienne à
la révolution einsteinienne, c’est-à-dire que le renversement de la primauté
entre texte et scène s’est transformée en une relativisation généralisée des
facteurs de la représentation théâtrale les uns par rapport aux autres. La
conséquence en est un abandon d’idées telles que l’essence de la théâtralité,
d’une conception unitaire du théâtre, au profit d’une « polyphonie
signifiante, tournée vers le spectateur. » [189].
Aussi, si on veut parler de
nouveauté à propos de ces formes théâtrales, on peut commencer par noter qu’à
travers elle c’est principalement une conception unitaire et essentialiste du
théâtre, fondée sur le texte ou sur la scène, qui est en train de s’effacer.
7 Le théâtre
postdramatique
Pour répondre
à cette question de la nouveauté qui est à la base de notre recherche, le terme
qui semble actuellement faire école est celui de « postdramatique »
proposé par Hans-Thies Lehmann. Le chercheur allemand développe ce dernier au
sein de son livre éponyme, rédigé en 1999 et traduit en français en 2002. L’objectif
qui en anime l’esprit est de parvenir à classer les différentes formes théâtrales développées à
partir des années 80 tout en étendant l’application à des formes plus anciennes
comme celles de Henri Müller par exemple. Il s’appuie pour ce faire sur
différentes caractéristiques des œuvres interrogées, la première et la
principale d’entre elle étant l’abandon du drame.
La plurivocité de cette notion ne
va pas sans poser de nombreux problèmes, néanmoins, elle sous-tend généralement
l’idée d’un récit qui émeut. D’après notre auteur, c’est autour d’elle que se
développe le théâtre occidental, les moyens théâtraux traditionnels de notre culture
étant la narration et le personnage, c’est-à-dire les éléments constitutifs
du drame. Si le théâtre européen
consiste à représenter sur scène des discours et des actions et ce grâce à une
imitation au moyen du jeu dramatique[190], on
comprend la difficulté que posent des créations comme celles de la Societas
Raffaelo Sanzio face à un tel schéma. Comme nous l’avons vu, aucun des éléments
cités n’y entre en jeu ce qui semble témoigner à première vue en faveur de
l’appellation proposée par Lehmann. Mais ce faisant, et malgré ce que ce
dernier annonce dans son introduction, on en vient à définir ce théâtre par la
négative, c’est-à-dire par opposition aux formes dites traditionnelles pour
notre société. Bien évidemment, Lehmann ne se contente pas de cette approche et
répertorie un certains nombre de caractéristiques qu’il identifie comme étant
celle de ce type de théâtre. Il s’agit de la non-hiérarchie, de la simultanéité, du jeu avec la densité
des signes, de la pléthore,…
Nous retrouvons bien là les
caractéristiques que nous avons répertoriées à partir de l’analyse du spectacle
« Inferno », ce qui, là encore, plaide pour l’adoption de cette
nomination. Néanmoins, la notion de « postdramaticité » ne va pas
sans poser un certains nombres de problèmes parmi lesquels la conception du
théâtre sur lequel elle s’appuie. Celle-ci est en effet relativement réduite,
soutenant ainsi le propos de Lehmann. Etant donné que le théâtre est un
phénomène culturel, la conception qu’en propose Lehmann est tout à fait
justifiée pour notre société et il est vrai que les premières caractéristiques
que l’on relève à propos de ces nouvelles créations est l’abandon de la fable
et du texte, du moins du texte narratif. Néanmoins, comme nous l’avons vu avec
des hommes de théâtre tels que Craig ou Artaud par exemple, d’autres
conceptions théâtrales ont également été développées au sein de cette même
société et de cela la définition lehmanienne ne permet pas de rendre compte.
Aussi nous nous attacherons davantage à la proposition faite par Emmanuel
Wallon dans son introduction au « Qu’est-ce que le théâtre ? » de
Christian Biet et Christophe Triau, selon laquelle :
« Le théâtre est d’abord un
spectacle, une performance éphémère, la prestation de comédiens devant des
spectateurs qui regardent, un travail corporel, un exercice vocal et gestuel
adressés, le plus souvent dans un lieu particulier et dans un décor
particulier. En cela, il n’est pas nécessairement lié à un texte préalablement
écrit, (…) »[191].
On constate qu’il n’est
aucunement question de drame dans cette dernière mais que c’est sur l’aspect de
spectacle qu’elle est basée. On peut expliquer la différences entre ces deux
propositions par le fait que si pour Hans-Thies Lehmann le théâtre a toujours
été dramatique car fondé sur le drame, l’action et l’imitation, pour les deux
autres auteurs il y a eu une élaboration historique de cette forme du théâtre[192].
Selon eux, le théâtre dramatique est issu de la réforme de théâtre inaugurée
par d’Aubignac au XIIème siècle et son souci de réalisme afin de permettre une
identification qui permettrait de faire entrer le spectateur dans la fiction
théâtrale. Ce type de représentation serait par la suite devenu la définition
même du théâtre occidental ce qui expliquerait l’actuelle identification entre
le dramatique et le théâtral.
La définition large qu’ils défendent remontent donc au-delà
de ce phénomène historique et pourrait s’appliquer aux arts du spectacle vivant
en général, du moins tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui. Cette remarque
nous permet de noter que ce n’est pas seulement au théâtre que des formes
originales voient le jour mais également en danse et au cirque, par exemple. En
effet, on assiste aujourd’hui à un décloisonnement des disciplines que ce soit
au théâtre comme nous essayons de le montrer ici ou dans les autres
manifestations précitées La danse incorpore des caractéristiques théâtrales, le
cirque se fait davantage chorégraphie. Les enseignements des arts plastiques,
de la peinture, de la littérature permettant un renouvellement de ces domaines
dès lors que leurs rencontres sont favorisées aujourd’hui. L’une des
caractéristiques commune à ces disciplines consiste à mettre l’accent sur la
« performance présente»,[193]
selon la définition qu’en propose Richard Schechner, à savoir en tant que
« showing doing ».
Le terme de performance a rencontré un très grand succès,
comme c’est le cas aujourd’hui pour celui de « postdramatique »,
succès qui mérite d’autant plus qu’on en interroge la raison, si l’on pense,
comme Jean Jourdheuil qu’ils sont synonymes au niveau théâtral de
« l’angoisse du contemporain »[194].
L’auteur allemand définit ce terme en citant Jean-Pierre Sarrazac
: « Le théâtre postdramatique est un théâtre qui ‘exhibe un événement
scénique qui serait, à tel point, pure représentation, pure présentification du
théâtre qu’il effacerait toute idée de reproduction, de répétition du réel’»[195].
Si cette définition telle qu’elle est proposée ici recoupe celle de
performance, s’y ajoute bien évidemment l’idée de prise de distance avec le drame
tel que compris plus haut. Le théâtre postdramatique est donc avant tout, selon
son théoricien, au-delà du drame, ce qui ne veut pas dire que ce dernier est
totalement évacué mais que sa structure est fortement affaiblie[196].
Or, le drame est au centre de la démarche des Castellucci, bien que leur
compréhension de ce dernier ne correspond pas à la définition qu’en donne
Lehmann. Leur écriture dite de plateau selon Bruno Tackels reste selon eux une
écriture dramatique c’est à dire basée sur le rythme.
Que signifie dès lors cet engouement pour des termes tels
que postdramatique, performance ou encore postmoderne ? S’agit-il d’une
simple mode, de la création artificielle d’un phénomène de besoin ou de manque
que cette appellation serait venue combler ? Ou bien manifeste-il d’un
réel changement au sein de la pratique artistique qui était en attente de sa
conceptualisation, attente à laquelle l’ouvrage « Le théâtre
postdramatique » vint mettre un terme ? Et pourquoi est-ce que parmi
toutes les appellations proposées (théâtre de la déconstruction, théâtre
pluri-médias, théâtre néo-traditionnaliste, théâtre du geste et du mouvement)
c’est justement ce dernier qui l’ait « emporté » ?
L’explication à laquelle nous
allons nous attacher ici se base sur le fait que, tel que le comprend Lehmann,
le drame est un genre littéraire et en utilisant la qualification de
postdramatique, il souligne l’interdépendance entre le texte et le théâtre
ainsi que le changement qu’il y a eu dans ce rapport, la place du texte ayant
perdu son rôle central et n’étant plus qu’un élément parmi d’autre dans
l’élaboration du spectacle.
Pourtant une telle approche du
théâtre avait déjà été mise à mal par le développement de la sémiologie dans
les années 70, pour répondre au besoin du théâtre d’être « traité en et
pour lui-même, comme un langage autonome, et non comme une succursale de la
littérature. »[197]. La
critique postmoderne n’en a pas moins vu une fermeture dans la pratique
sémiotique, taxant celle-ci de vouloir fermer l’œuvre en déterminant des
signifiants aux signifiés. Selon Patrice Pavis, cette « ère du
soupçon » aura au moins permis à cette discipline de se remettre en cause
et de considérer que « Lire les signes du spectacle, c’est ainsi,
paradoxalement, résister à leur sublimation : mais pour combien de
temps ? »[198].
Nous entrons ce faisant dans la
question de la postmodernité, terme que nous avons préféré à celui de
« postdramatique » parce qu’il n’était, entre autres raisons que nous
expliquerons plus loin, pas lié directement à la question de la littérature ou
du moins à celle du théâtre comme l’est ce dernier. Ce terme large, trop large
pour certains, est utilisé non seulement pour qualifier des pratiques précitées
mais également ce que certains auteurs identifient comme étant notre période
historique. Si Lehmann rejette la notion de postmodernité, c’est en premier
lieu à cause de la difficulté à saisir un si vaste domaine[199]pour lequel
il répertorie un très grand nombre de caractéristiques. De par la manière dont
il les présente, elles n’ont effectivement ni beaucoup de sens ni vraiment
d’intérêt. Cette remarque vaut également pour la longue liste de noms de
troupes ou d’artistes que, sur base des éléments cités plus haut, Lehmann
classe sous la catégorie postdramatique[200].
Ces listes ne peuvent manquer d’interroger le lecteur par rapport à la
problématique de son hétérogénéité : qu’ont en commun ces différentes
formes et ces différentes caractéristiques ? Quel lien permet de les
relier ? Pour répondre à cette question, nous ferons appel à la notion
d’air de famille développée par
Ludwig Wittgenstein au sein de ses « Recherches
philosophiques »[201].
Le philosophe y fait le rapprochement entre différents éléments sur base d’un
certain nombre de ressemblances qui ne sont ni exhaustives ni limitatives. Il
parvient ainsi à faire des liens entre a,
b et c dès lors que a partage
certaines caractéristiques avec b,
qui lui-même entretient quelques similitudes avec c alors même que a et c n’ont rien en commun.
Mais si cette disparité n’est pas problématique en soi, ces
deux listes présentent une autre difficulté. En effet, ces différents traits n’ont
rien d’original en soi, ils ne manifestent d’aucune nouveauté étant donné que
la plupart d’entre eux sont exploités depuis longtemps par le théâtre et ce principalement
par le théâtre d’avant-garde. Aussi, ce n’est pas la possession de ces
attributs en soi qui fait rupture mais seulement, comme l’explique Lehmann, le
contexte de leur utilisation : « (…) des moyens similaires utilisés
dans des contextes différents, peuvent changer radicalement leur
signification »[202].
Cette même idée est développée à propos de la notion de postmodernisme par le
théoricien d’art américain Fredric Jameson, dans son livre « Le
postmoderne. Ou la dominante culturelle du capitalisme tardif ». Il y
explique que le problème de l’idée selon laquelle toutes les caractéristiques
dites postmodernes sont en réalité déjà présentes dans le modernisme est
qu’elle ne prend pas en compte la position sociale de ce dernier Or, ce n’est
que en fonction d’elle que l’on peut comprendre les préoccupations et la
réception de ces œuvres[203].
Nous avons utilisé plus haut le terme de paradigme dans un
usage métaphorique. On constate ici que ce dernier n’est pas à comprendre selon
son caractère révolutionnaire de rejet de tout ce qu’il y avait auparavant,
mais seulement en tant que nouveau contexte ou attitude. En effet, comme
Lyotard le souligne lui-même[204],
et ce particulièrement dans ses derniers écrits, il ne s’agit pas de penser la
postmodernité comme quelque chose de radicalement nouveau :
«La postmodernité n'est pas une nouvelle époque. C'est
la réécriture de quelques caractéristiques revendiquées par la modernité et
surtout de sa prétention à fonder sa légitimité sur le projet de l'émancipation
de l'humanité entière par la science et la technique. Mais cette réécriture,
comme je l'ai déjà dit, travaille depuis longtemps à l'intérieur de la
modernité elle-même. »[205].
Si Lehmann rejette ce terme au profit de celui de
postdramatique, c’est parce que justement, il considère que ces œuvres ne sont
pas à comprendre dans ce contexte de la postmodernité étant donné que ce n’est
pas d’elle qu’elles portent témoignage. Ces spectacles ne se situent pas d’après
lui dans l’au-delà de la modernité mais seulement dans l’au-delà du texte.
La question que nous aimerions
poser est justement celle du lien entre ces deux notions : le théâtre
postdramatique ne serait-il pas lui-même une manifestation de la
postmodernité ? Car si le terme postdramatique concerne, comme nous l’avons
vu, uniquement le théâtre, n’est-il pas également à comprendre suivant une
acceptation plus large ?
8 Le
postmodernisme
8.1 Origine
Si la
qualification « postmoderne » vit d’abord le jour en architecture où
elle servit à désigner une nouvelle approche de celle-ci, construite en
opposition aux impératifs de la modernité, ce n’est que vers 1980, à l’occasion
de la publication de l’ouvrage de Jean-François Lyotard « La condition
postmoderne » qu’elle commença à être réellement interrogée. Cette
« mise en interrogation » prit d’ailleurs davantage la forme d’une
querelle, avec ses défenseurs et ses critiques virulents, se disputant sur
l’effectivité d’une rupture avec la modernité supposée par cette dernière[206].
La question, si elle n’est toujours pas résolue aujourd’hui, ne préoccupe
cependant plus vraiment les esprits, bien qu’elle continue à donner
régulièrement lieu à des débats dans le milieu intellectuel.
Nous nous sommes donc attachés à
un terme polémique et ce non seulement quant à son effectivité, mais également
par rapport à son application.
Il se trouve en effet que le
postmoderne, peut-être de par le phénomène de mode auquel donna lieu son
élaboration, a été repris dans de nombreuses disciplines et par de nombreux
penseurs, sans qu’il y ait un consensus qui se soit fait sur le sens de ce
dernier. En y faisant appel, il nous faut donc nous situer par rapport à la
compréhension que nous en avons et citer les auteurs auxquels nous faisons
référence. Ce parti pris résulte
de notre projet de la mise en parallèle des caractéristiques d’un spectacle de
théâtre contemporain pensé comme représentatif d’une certaine tendance de la
création actuelle et de la postmodernité.
Commençons par noter que la
postmodernité est fréquemment utilisée pour désigner notre époque actuelle,
acceptation d’après laquelle l’enjeu serait de comparer notre société
contemporaine, l’esprit qui l’anime et le théâtre qui s’y manifeste.
Il s’agissait d’ailleurs là du
présupposé de certains architectes postmodernes pour lesquels l’architecture
sert de révélateur des préoccupations de son temps de par le fait que les
sociétés se représentent par elle[207].
C’est à partir d’une telle conception d’équivalence entre un style
architectural et la société dans laquelle il se développe, qu’un architecte
comme Porthoghesi cru pouvoir déduire de l’échec du projet architectural
moderne l’échec de la modernité elle-même. Sachant que le théâtre est également
fréquemment pensé en tant que reflet de son époque suivant l’idée qu’il
permet à une société de se mettre et scène, de se « représenter »,
une telle démarche nous conduirait à interroger le théâtre sur l’état de
celle-ci, démarche dont ne se privent pas un certain nombre de critiques pour
parler de ces nouvelles créations qui nous occupent ici. Mais ce faisant ils ne rendent pas
compte de ces formes elles-mêmes, au contraire même, ils éludent les problèmes
qu’elles nous posent en les interprétant à partir de déterminations
extérieures. Ainsi en est-il notamment pour l’analyse de cette fameuse 59ème
édition du festival d’Avignon qui souleva tant de controverses : sa
violence put ainsi être « expliquée » comme reflétant la violence de
notre époque et le développement du « théâtre image » pensé comme
conséquence de la place de cette dernière dans notre société[208].
L’ensemble des créations contemporaines auraient ainsi à relever le défi de
dire le désastre ce qui permet de lire ces formes comme en étant les
tentatives.
Un tel parti pris nous éloigne de
l’engagement que nous nous sommes promis de tenir face à l’œuvre, aussi nous
éviterons d’entrer dans de telles considérations historicistes en ne nous
attachant pas, du moins pas seulement, à la postmodernité en tant que période
de l’histoire ou type de société.
Suivant donc un autre fil
interprétatif de la postmodernité en considérant cette dernière comme une
esthétique.
Nous avons vu qu’il existait une
forme d’architecture postmoderne. A côté de celle-ci, se sont développées des
formes artistiques qui se sont également réclamé de cette qualification, que ce
soit en musique[209], en danse[210],
au cinéma[211],
en arts plastiques, …Y aurait-il une esthétique que ces disciplines aurait en
commun et sur base de laquelle nous pourrions faire la comparaison avec le
spectacle « Inferno » pour juger si elle y est à l’œuvre ?
En interrogeant la manière dont
ces œuvres envisageaient le postmodernisme, nous avons rencontrés certaines
caractéristiques qui leur été communes : la plupart d’entre elles étaient
composées grâce à la technique du collage, abandonnant la hiérarchie de leurs
éléments constituants, vantant l’éclectisme tant de l’artiste qui n’avait à
répondre à aucun impératif s’étant détaché des anciens codes constituants de la
discipline que du spectateur. Ces traits qu’elles avaient en commun peuvent
être compris comme ayant été développés en réaction aux créations modernes qui
les précédaient donc principalement aux avant-gardes. Contre le prétendu
élitisme et hermétisme de ces dernières, elles proposent des œuvres directement
lisibles, attitude que Lyotard identifie comme un appel à « suspendre
l’expérimentation artistique »[212].
Une telle attitude entre en contradiction avec ce que nous avons dit du
spectacle « Inferno » et ce principalement en ce qui concerne la
question de la communication. Mais, bien que souvent qualifiée
d’avant-gardiste, il est noter que la troupe refuse une telle qualification et
ce notamment par-ce que leur théâtre n’a pas pour but en soi de faire rupture
par rapport au passé comme c’était le cas pour les avant-gardes[213].
S’ils prétendent également s’opposer à un art élitiste, il ne s’agit cependant
pas de céder, pour les raisons que nous avons vues plus haut, à une
transparence communicationnelle. Dès lors si on ne peut pas encore juger de la
validité du rapprochement avec la postmodernité, on peut certainement rejeter
celui avec ce que Lyotard identifie comme l’aspect conservateur de la postmodernité.
Rejetant donc une telle
esthétique également trans-avant-guardiste, nous allons nous concentrer
principalement sur la pensée postmoderne elle-même, telle qu’elle découlerait
des conditions du savoir qui seraient les nôtres aujourd’hui, comme le
développe Lyotard. Ainsi, le philosophe postule que nous serions entrés dans
une société postmoderne et postindustrielle, le terme postindustriel
correspondant au milieu économique tandis que « postmoderne » est
appliqué à la culture de cette société.
Ce faisant, Lyotard et les autres penseurs qui se sont attachés à cette
notion posent l’hypothèse d’un changement de paradigme sociétal qui se serait
développé sur l’échec du projet moderne. Selon eux, cet échec s’est révélé à
travers la seconde guerre mondiale ce qui leur fait considérer que Auschwitz
est le crime qui ouvre la postmodernité[214], car ce crime a brisé le sens de
l’histoire. En effet, l’idée de l’Histoire était jusque là soutenue par l’idée
qu’elle se « faisait » en fonction d’un sens donné, étant dirigée par
la raison dialectique incarnée dans l’idéologie du progrès et de la rationalité
qui ferait avancer l’humanité vers un monde meilleur. Cette idéologie, que
Lyotard identifie en tant que méta-récit fondateur de la modernité, pouvait
ainsi récupérer les différents événements historiques et les justifier, les
méta-récits étant définis comme : « histoires et […] représentations
les plus générales et les plus fondamentales dont on admet qu’elles détiennent
le sens ultime et la justification dernière de ce à quoi les hommes adhèrent et
de ce qu’ils entreprennent. »[215].
Avec les camps de concentrations et le lancement de la bombe atomique, cette
conviction s’est effondrée et avec elle, le pouvoir de légitimation de ces
récits englobants. A travers cet abandon, nous assistons à la perte de la
possibilité de légitimation narrative sur laquelle étaient basées nos pratiques
morales, politiques et sociales, donnant lieu à une perte de sens. Lyotard
considère que le regret qui se cache derrière la déploration de la perte de sens,
est celui de l’abandon de cette légitimation narrative qui « perd ses
foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand
but. »[216]. Beaucoup voient cela comme la porte
ouverte à un total relativisme et au règne de l’éclectisme étant donné que l’on
n’a plus aucune possibilité de justification transcendante. Pourtant, ce n’est
pas parce qu’on ne peut plus trouver une telle source de légitimation que tout
se vaut et que l’on est condamné à un relativisme absolu. De plus, notons que l’étymologie
du terme « relativisme » correspond à l’idée de la mise en relation
des cultures, de manières d’être diverses[217]…Si
nous nous en tenons à ce sens de métissage, alors le postmodernisme est
effectivement relativiste.
Pour en revenir à la question de
la légitimation, celles-ci devient principalement scientifique, c’est-à-dire
qu’elle est basée sur une pragmatique de la performativité. Mais à côté de
celle-ci, le postmodernisme affirme un certain nombre de valeurs parmi
lesquelles la tolérance, le multiculturalisme, le refus des hiérarchies,
l’abandon de la quête de la Vérité, de la Raison, de l’Absolu et la promotion
du dialogue. A la place de la pensée et de la logique moderne gouvernées par la
rationalité, la linéarité, l’univocité, la technique et la démonstrabilité, le propose une pensée analogique, plurivoque, souple, faible et
mobile[218].
Sur base de celle-ci, une nouvelle théorie pourra être proposée, tenant compte
de ces caractéristiques.
De fait, l’objectif poursuivi ici
n’est en aucun cas de juger de la validité de la qualification
« postmoderne » pour notre société contemporaine, mais seulement de voir
si, sur base des traits attribuées aux conditions de connaissance de cette
dernière une pensée adéquate pourrait se mettre en place pour aborder de façon
plus appropriée le type de théâtre contemporain dont il est traité ici.
Comme nous venons de le voir, il
n’est pas envisageable de proposer une
définition du postmoderne, ce qui nous permet de supposer qu’il s’agit sans
doute davantage d’un symptôme que d’un courant, d’une dominante culturelle
plutôt que d’un style pour employer les termes de Fredric Jameson[219].
Il s’agit ce faisant de lutter contre la valeur unificatrice que comportent
intrinsèquement le mot et le concept, tout comme tente de le faire ce nouveau
théâtre. Aussi, il peut sembler logique qu’il n’y en ait pas une seule
manifestation mais plusieurs, chacun pouvant réagir différemment à un même
phénomène, ce phénomène étant, comme son nom l’indique, la mise en crise des
valeurs de la modernité.
A nouveau, il ne s’agit pas ici
de porter un jugement sur l’effectivité de cette crise. Etant donné qu’elle est
posée par la postmodernité comme son point d’origine, sa cause, le parti pris
enthousiaste et confiant que nous avons choisi de suivre ici quant à cette
pensée, nous oblige à l’accepter et nous permet de demander si les formes et
les langages théâtraux de ces dernières années gagnent à être compris par
rapport à une telle hypothèse.
Mais comment peut-on parler de
dépassement de la modernité dès lors que cette dernière se définit elle-même en
tant que transgression, « opposition et conscience d’une rupture »[220]et que les avant-gardes se pensent comme
recherche perpétuelle du nouveau par l’abandon de leurs anciennes formes ?
Qu’est-ce qui permettrait de sortir de ce schéma qui se présente comme
totalement englobant ?
Un début de réponse a été donné
plus haut par Roméo Castellucci lui-même : le postmodernisme se
différencie de la modernité en ce qu’il abandonne la quête du nouveau et le
rejet du passé à l’œuvre dans cette dernière. Il ne s’agit plus de dépasser ou
de transgresser sans cesse, ce qui explique le retour aux anciennes formes
pratiqué par une certaine esthétique postmoderne comme on peut la retrouver
dans l’architecture qui n’hésite plus à mélanger les anciens styles aux
nouveaux. Cette vaste et complexe question de la légitimité de la postmodernité
face à la modernité se trouve être à l’origine de tous les débats dont nous
avons parlé en abordant ce point. Prendre place au sein de ces derniers n’est
pas notre objet ici et c’est bien pour éviter de nous y engouffrer que nous
avons décidé d’accepter l’idée de la postmodernité sans la remettre elle-même
en question.
Poursuivons dès lors notre
recherche, en tentant une mise en perspective des caractéristiques
constituantes de notre spectacle avec celles de la postmodernité.
9 Rencontre des traits de la postmodernité avec les
caractéristiques de notre « objet scénique non identifié »
9.1 Non-narrativité
« En
simplifiant à l’extrême, on tient pour ‘postmoderne’ l’incrédulité à l’égard
des métarécits. »[221] écrit
Jean-François Lyotard, faisant ainsi de la fin des méta-récits la première et essentielle caractéristique
de la postmodernité. Ses autres traits peuvent dès lors être compris en tant
que conséquences de celle-ci : perte de la possibilité de justification
narrative et changement de temporalité. La modernité permettait d’envisager un
déroulement à peu près linéaire de l’histoire mais coupé de l’idéologie de
cette dernière, l’homme postmoderne serait pris dans la synchronie et
n’envisagerait plus une évolution progressive et prévisible[222].
Cet homme pense dans le présent et en réseau, ce qui fait dire à Jameson que
pour lui, « la différence met en relation. »[223].
La conséquence en est, au point de vue artistique, que l’œuvre n’est plus
donnée à voir en tant que unité délimitée par un début et une fin, œuvre dont
la lecture se ferait de façon progressive mais comme composée d’éléments
hétérogènes entrant en divers endroits en contact. Christian Biet et Hélène
Kuntz supposent également cette hypothèse du lien entre la fragmentation et la
postmodernité en se demandant si la fragmentation caractéristique des œuvres
contemporaines ne résulterait pas de l’abandon d’un point de vue sur le monde,
soutenant la possibilité de la fable : « En l'absence de récit
commun assez fort pour s'imposer à une société, la dramaturgie entérinerait une
impossibilité de raconter autrement que de manière fragmentaire. »[224].
Que dire alors de la vision du
monde et du fonctionnement de cet homme ainsi que de toute la société ainsi
définie ? Fredric Jameson se risque à proposer pour eux un diagnostique de
schizophrénie, sa compréhension de cette dernière étant basée sur la pensée
lacanienne. Il s’agit là d’un point intéressant pour notre sujet car Lacan définit
la schizophrénie en tant que rupture de la chaîne signifiante, c’est-à-dire rupture
de « la suite syntagmatique de signifiants qui donnent lieu à une
signification »[225].
C’est bien cette absence de hiérarchie entre les éléments scéniques et donc
l’absence d’ordre prédéterminé que nous avons identifié comme étant à l’origine
de l’indétermination du sens de notre spectacle. La création elle-même peut
ainsi être taxée de schizophrénique dès lors qu’elle met en place une structure
temporelle échappant à la forme linéaire d’unification du passé et du futur,
fonctionnant davantage sur le modèle du tourbillon. Dès lors, s’il y a rupture
de cette chaîne, nous sommes face à des signifiants dénués d’un sens déterminé
étant donné qu’ils ne suivent pas un développement causaliste supposé par une
relation univoque qui les relierait l’un à l’autre.
Cette première caractéristique,
régulièrement désignée en tant que « fin de l’Histoire ou fin de
l’historicisme », nous fait remarquer une similarité entre le
fonctionnement et le déroulement de notre objet et de la pensée postmoderne
elle-même. Au sein des deux il n’est pas tenu de discours à prétention
véridique et ce de par la plurivocité même qui les habite. La légitimité n’est
plus narrative au sein de la postmodernité, et elle ne peut l’être non plus
pour ce spectacle, ce dernier prétendant à un « sens » par le corps
et non par l’intellect qui ne peut saisir la complexité qui s’offre à lui. On
peut donc parler de pragmatique de la performativité à son égard également
étant donné que le critère de réussite de ce spectacle est son effet sur le
corps de ses spectateurs, qu’il fonctionne s’il parvient à provoquer quelque
chose en eux, c’est-à-dire à faire événement.
9.2
L’artiste et l’œuvre postmodernes
S’il n’y a plus d’unité à
l’œuvre au sein d’une création postmoderne, celle-ci se trouve également remise
en cause quant au caractère unique de l’objet artistique. Cela signifie que ce
dernier n’est plus compris, comme c’était le cas avec la modernité, en tant
qu’œuvre d’art ou comme création originale. Ce changement de statut de l’objet
résulte de la modification de la compréhension du sujet : compris comme
monade par la modernité, ses créations portaient la trace de son unicité en tant qu’elles résultaient en partie
de la manifestation de son moi et portaient la trace de son style personnel[226].
Mais l’artiste postmoderne ne peut plus être pensé en tant que génie, il peut
seulement avoir du talent et selon Lyotard et Jameson, il n’exprime plus tant dans
ses œuvres ses émotions qu’il se
laisse traverser par des intensités qui « flottent désormais, libres
d’attache et impersonnelles »[227].
Roméo Castellucci semble adhérer à une telle conception dès lors qu’il déclare
se considérer moins comme créateur comme re-créateur, travaillant avec de la
matière qui est déjà là :
« mon travail consiste à faire passer des images, qui sont déjà en moi, en
chacun de nous, vers la scène du théâtre. Je me vois comme une sorte de
collecteur d’images, plutôt qu’un inventeur : je les recrée sur le plateau,
avec mes outils, avec les corps et les sensations. Toutes ces images existent
déjà, et il s’agit de les disposer dans une certaine forme d’écriture
dramatique pour que, soudain, le spectateur les regarde. »[228].
Si auparavant saisir l’intention
de l’auteur consistait à faire une interprétation correcte de l’œuvre, la
nouvelle critique des années 60 renversa cette façon de voir et ce à travers
des travaux comme, par exemple, ceux d’Umberto Eco dans « L’œuvre
ouverte », de Roland Barthes dans ses « Essais critiques » ainsi
que dans « Pour une esthétique de la réception » de Hans Robert
Jauss. Selon ces penseurs, l’auteur lui-même n’est pas détenteur du sens de son
œuvre dès lors que cette dernière le transcende, entraînant comme conséquence
que ce n’est pas le sens que lui prête l’artiste qui est à chercher mais celui
qu’elle a par elle-même, de par ses caractéristiques intrinsèques au moment de
sa lecture.
Dans cet ordre d’idée, Roland
Barthes a exigé la mort de l’auteur, c’est-à-dire la fin d’une figure qui
aurait un aurait un pouvoir autoritaire sur l’œuvre et exercerait sur le
lecteur une « censure castratrice »[229].
De même, Umberto Eco a distingué entre l’intentio
operis (l’intention de l’œuvre) l’intentio
lectoris (l’intention du lecteur) et enfin l’intentio auctoris (l’intention de l’auteur), demandant à
l’interprète de tenter de déchiffrer la première en mettant entre parenthèses
les deux suivantes[230]. La
position de cette critique se trouve résumée par Michel Foucault de la manière
suivante :
« On dit,
en effet, […], que
le propre de la critique n’est pas de dégager les rapports de l’œuvre à
l’auteur, ni de vouloir reconstituer à travers des textes une pensée ou une
expérience ; elle doit plutôt analyser l’œuvre dans sa structure, dans son
architecture, dans sa forme intrinsèque et dans le jeu de ses relations
internes. »[231].
Si pour Eco et Barthes il était
envisageable de penser l’œuvre en soi, ce n’est pas le cas pour Foucault selon
lequel celle-ci est co-définie par la
notion de l’auteur. Jameson présuppose également cette idée étant donné
que c’est à partir de la mise à mal de la notion du sujet moderne qu’il nie la
notion d’œuvre.
Nous nous en tenons ici à la
conception d’Umberto Eco étant donné que ce sont ses méthodes qui ont servi de
base d’appui pour l’analyse du spectacle. En effet, il n’a pas été
question d’approcher l’œuvre à partir
de la biographie de Roméo Castellucci, d’expliquer son esthétique à partir de
sa formation de plasticien ou de son origine italienne, bien que sa façon de
travailler y trouve une partie de sa méthode. Les citations qui sont faites des
écrits et déclarations de la troupe ont pour but soit l’illustration du propos,
soit de servir de matériaux pour poser la question de l’attitude et la place à
laquelle se met l’artiste face à son œuvre. Si on ne peut pas s’appuyer sur ces
déclarations pour dire ce « qu’est réellement» le spectacle, elles
nous informent néanmoins d’une certaine intention, d’un vouloir faire croire et
d’un mode de présentation, d’une stratégie utilisée par l’artiste pour donner à
voir et à penser son œuvre. Nous les lisons donc de la manière dont Enzo Cormann
propose d’aborder le doigt du sage qui pointe la lune : « le doigt
pointé désigne beaucoup de choses sur celui qui le pointe, tandis que la lune
ne dit rien d’elle-même que nous ne puissions voir. Le doigt exprime un point
de vue, (…) »[232]. Aussi
nous nous sommes engagés à regarder le spectacle par nous-mêmes tout en
interrogeant le pourquoi de ce doigt…
Cette question du statut du
l’œuvre d’art ne peut donc être résolue par le simple fait que Castellucci
prétend utiliser davantage que créer. Nous avons effectivement vu que son
spectacle était composé d’images de références, de sons fortement évocateurs,
d’un agencement puissant d’éléments déjà signifiants en soi tel que le cheval,
l’enfant, la masse de corps…
Cette question de la composition
nous fait rejoindre celle du collage posée plus haut à propos des formes d’art
postmodernes dont un certain nombre se prononcent en faveur d’une esthétique du
pastiche, du retour aux anciens styles et images pré-existantes dans lesquels
ils puisent librement pour récupérer ce qui les intéressent, sans procéder à
une classification ou à une hiérarchie quelconque, se déclarant par là
anti-élitiste.
Il est à noter que cette démarche
sur le mode du patchwork se retrouve aussi bien dans le fond théorique qu’au
travers des formes grâce auxquelles le postmodernisme se manifeste.
9.2.1 Collage,
citation, parodie
La pratique
du pastiche est un des éléments les plus vivement critiqués par ses
opposants pour lesquels si tout devient imitation, c’est l’affirmation
absolue de la société de l’image, voir pire même, du simulacre. L’idée est
qu’elle nous ferait entrer dans la pure superficialité, dans la dephthelssness telle que la pense
Jameson[233],
ce qui aurait pour conséquence de placer les spectateurs non plus face à des
œuvres d’art originales, mais uniquement face à des textes[234].
Nous considérons ici que ce n’est
pas la nature des éléments utilisés qui permet de juger de l’originalité de
l’œuvre mais bien leur agencement, comme en témoigne les nombreuses œuvres
traitant d’un même sujet ou développées selon un même style. Ce n’est pas autre
chose que déclare Michel Debrinay-Rizos en écrivant à propos de Roméo
Castellucci que : « Le mot ‘création’ est une parole trop forte si on la
lit à la lueur de la réalité ; on ne doit la lire que dans le sens de
re-création.» [235]. Par cet
aspect, nous renouons ici avec la qualification d’artisan que nous avons
utilisé plus haut à son sujet.
De plus, dans la pratique du
collage, il ne s’agit pas seulement d’imiter mais bien de jouer avec la
polysémie de l’objet, de lui rajouter une dimension critique, comique ou autre
et d’en permettre ainsi une seconde lecture, proposant des sens multiples de
par la rencontre entre ces différentes strates... Il s’agit là de la
compréhension de la parodie et de l’ironie développée par Linda Hutcheon[236],
définissant ces deux figures de comme représentantes de la postmodernité, qu’elle
comprend à partir de la manifestation de ce mouvement au sein de
l’architecture. Mais pour que ce type de lecture puisse fonctionner il faut
d’une part que la citation soit reconnue et qu’ensuite, on saisisse le
décalage, le second degré ou le rapport critique avec lequel la référence est
utilisée. Le pastiche nécessite donc une connivence, une complicité avec le
public établi sur base d’une culture commune. Nous avons vu l’importance des
citations dans le spectacle de Castellucci qui rendait possible une lecture à
plusieurs niveaux. Mais nous avons également remarqué que l’œuvre pouvait être
lue au premier degré, sans la reconnaissance de ces références et sans qu’elle
perde pour autant son intérêt. La coexistence de ces deux possibilités définies
est ce qui caractérise selon les auteurs de « Lire les images de
cinéma » les créations postmodernes[237].
Cette lecture sur le mode de « l’ironie » ou du collage est donc en
puissance dans l’œuvre étant donné que le collage est effectivement un des
modes d’élaboration de l’œuvre et que comme nous l’avons vu, Castellucci
réinterroge les images qu’il donne à voir. Mais comme cette lecture n’est pas
nécessaire, ces images fonctionnant en elles-mêmes, nous pouvons parler de
double jeu pour ce spectacle : le spectaculaire et le distancié, jeu qui peut
faire perdre ses repères au spectateur, ce dernier ne sachant pas définir
l’objet qu’il a devant les yeux, hésitant entre sa simplicité et sa complexité.
Ce côté spectaculaire, ainsi que
le mode de composition de l’objet nous évoque une autre esthétique, avec
laquelle il serait peut-être intéressant de faire le rapprochement dès lors que
l’on retrouve l’esprit de cette dernière dans la postmodernité.
9.2.2 Le
baroque
Le
rapprochement entre la postmodernité et le baroque se fait sur base des
caractéristiques principales de cette esthétique ainsi que de l’idéologie qui
la sous-tend et que l’on peut opposer à l’idéologie de l’esthétique moderne. En
effet, cette dernière est basée sur le pouvoir rationnel qui visait à supprimer
tout l’inutile, à défaire les plis. En ce sens, elle manifeste d’une volonté
diairétique, c’est-à-dire qu’elle cherche à expliquer le monde et que pour ce
faire, elle supprime tout ce qui est inutile et inefficace.
Le baroque, bien que
caractérisant une époque et un style défini, n’en est pas moins un
« éon » comme l’explique Eugenio d’Ors[238].
Cette caractéristique qu’il partage avec la postmodernité permet d’expliquer la
grande variété de leurs formes ainsi que de comparer cet état d’esprit avec
celui de la modernité.
Selon Michel Maffesoli l’attitude
au monde exigée par la modernité est celle de l’activité, de l’engagement et de
maîtrise de toute chose. Le postmodernisme et le baroque se rejoignent en
premier lieu par rapport à la distance qu’ils prennent par rapport à cette
conception, faisant correspondre les différents éléments et cherchant le
plaisir de chacun des sens. On peut parler de l’attitude de ces deux
sensibilités comme d’un « oui à la vie », à l’opposé de la « philosophie
du non », terme employé par
Gaston Bachelard pour qualifier la modernité[239].
Nous avons vu que ce spectacle fonctionnait par système de résonnance et cette
importance de la mise en relation est une autre des marques essentielles du
baroque. L’intérêt accordé aux détails en est un autre, intérêt à partir duquel
Maffesoli explique le sens des icônes postmodernes, le faisant résider dans la
signification que l’on accorde aux petits riens qui constituent le tout de
l’existence[240]. Cela
permet de considérer que l’attitude postmoderne suppose une disponibilité
envers ce qui arrive, les petits comme les grands événements ce qui lui fait
abandonner la recherche d’un sens transcendant éloigné. Dès los, si dans la
modernité il s’agit d’être actif, et de suivre une logique de domination, dans
le postmodernisme, au contraire, on est davantage dans le laisser aller ou
peut-être mieux, dans le laisser être, dans la désinvolture et la disponibilité
à ce qui advient. N’est-ce pas là la posture proposée au spectateur de
« Inferno » ? De lâcher prise quant à sa volonté de comprendre
pour adopter un état que l’on pourrait rapprocher de l’« attention
flottante » développée par Freud pour qualifier l’écoute de l’analyse,
visant à suspendre tout ce qui focalise habituellement l’attention pour
s’ouvrir à l’inconscient et à ce que l’on tend à qualifier habituellement
d’insignifiant [241]?
Parler de baroque à propos de
spectacle à la scénographie minimaliste peut sembler totalement inadéquat avec
une compréhension du baroque comme « pli à l’infini »[242],
art des textures plutôt que de structures et obéissant à la loi d’extremum de
la matière (un maximum de matière pour un minimum d’étendue) comme l’explique
Deleuze. Au niveau de l’esthétique, un tel rapprochement ne peut effectivement
se faire. Mais au niveau de l’attitude, nous venons de remarquer le nombre
important de concordances, ce qui nous permet de dire que cette mise en
parallèle est réellement utile, bien que basée seulement sur l’analogie de
certains traits.
Cette dernière nous permet
également de remarquer une autre caractéristique commune au spectacle, à la
postmodernité et au baroque et qui est la présence de l’oxymoron dans les
rapports internes de l’objet. Cette figure de style peut en effet être utilisée
pour qualifier le rapport entre les éléments a priori antagonistes tels que les
étranglements plein de tendresse, les caresses qui font souffrir, le son
angoissant qui se surimprime à des images joyeuses, et ce sans la résolution de
ces éléments. Or c’est bien là ce qui fait la puissance de ce spectacle et lui
permet d’échapper à de l’anecdotique…
9.3
« Inferno », spectacle postmoderne ou spectacle de la
postmodernité ?
De la postmodernité
nous pouvons retenir l’importance de la pluralité, que nous retrouvons dans
l’hétérogénéité des langages utilisés par les formes artistiques qui s’en
réclament, une déhiérarchisation de ces différents éléments, les mettant ainsi
à égalité ce qui permet à de nouvelles connexions de se développer et qui
concoure au fonctionnement et à la pensée en réseau caractéristique de cette
« dominante culturelle ». L’artiste abandonne la prétention quant à
la maîtrise de son œuvre de même que l’interprète abandonne la sienne quant à
l’objet qui lui est proposé. La pensée postmoderne ne cherche pas à faire
consensus car ce se serait nier l’hétérogénéité dont il vient d’être question
au profit d’une résolution bénéficiant à la majorité, et donc réinstaurer un macro-récit.
A l’opposé de ce dernier, ce sont de micro-récits qui se mettent en place,
manifestant d’une « coexistence pacifique de différences »[243]
davantage que de la recherche d’une symbiose. Il en découle plusieurs
conséquences : la fin de la recherche du consensus dont nous venons de
faire mention, la fin d’un certain anthropocentrisme, le développement de
l’affirmation de soi-même contre l’imposition de normes extérieures, la
promotion du différentialisme et donc d’une « équilégitimité »[244].
La postmodernité ne prétend pas à la vérité en soi et mais défend une vérité du
relatif qui a sans cesse à être réinterrogée et a être remise en cause.
La pensée postmoderne est une
pensée créative, qui, ayant abandonné l’idéal de la maîtrise considère le doute
en tat que richesse et propose dès lors que la pensée elle-même se fasse
aventure. Yves Boisvert propose une définition de l’approche postmoderne qu’il
nous semble pouvoir appliquer au mode d’élaboration ainsi qu’à l’expérience du
spectacle « Inferno ». Cette approche se veut : « volonté d’explorer
les zones de coexistence, [...] les
faire interpénétrer, réagir, de jouer de leur métissage, d’opérer des
connexions, des anachronismes délibérés[...]. »[245].
N’est-ce pas de cette façon que le spectacle fonctionne en jouant de la
confrontation des éléments et de leur transduction ?
De même, cette valorisation de micro-récits échappant
à la synthèse d’une méta-narration, n’est-ce pas ainsi que se donnent à voir
les différentes séquences de cette œuvre ? Ces micros événements présentés sur
scène valent en eux-mêmes, suivant un mode de fonctionnement équivalent à celui
qui régit les films d’Andy Warhol. Il y a une compréhension sérielle comme pour
une phrase musicale et bien que le spectateur perçoive ces différentes phases
ou actions l’une à la suite de l’autre, qu’il les mette en rapport, elles
résistent à toute synthèse ou résolution, ne permettant pas qu’un sens général s’en dégage. Comme
l’écrit Philippe de Haas dans son ouvrage sur le cinéma de Warhol :
« tandis que l’élément est étiré indéfiniment dans la
continuité temporelle du film, il se trouve répété dans la discontinuité
spatiale du tableau. Les éléments conservent leur intégrité : ils ne sont
pas intégrés dans un ensemble qui les assimile mais insérés dans une série qui
les ‘dissimile’ »[246].
On peut également parler de micro-récits en ce qui
concerne l’interprétation des spectateurs, celle-ci échappant à la possibilité
d’une validation émanant d’un expert, d’une instance qui pourrait faire
autorité. Un tel éclectisme peut peut-être expliquer en partie le rejet de
certains critiques face à ces créations et la campagne de diffamation qu’ils
ont mené à leur égard en 2005 au festival d’Avignon. Si l’avis des critiques et
des artistes eux-mêmes n’est plus qu’une proposition parmi d’autre, tous
partage une même expérience de solitude face à ces œuvres. En effet avec cette impossibilité de maîtrise,
de saisie d’une œuvre échappant aux conventions théâtrales, ce sont les
horizons d’attente ainsi que les habitudes perceptives et interprétatives
forgés par les spectateurs à partir de ces conventions du théâtre occidental
qui sont mis à mal. L’idée du théâtre et du rôle du spectateur s’en trouve
remise en cause, il y a une rupture qui se fait lors de cette expérience et
cette rupture ouvre le spectateur à sa solitude. Pour rendre compte de cette
expérience, nous avons réfléchi
sur les fondements de la pensée postmoderne et il nous semble que cette
dernière peut en rendre compte, de par sa capacité à incorporer l’incertitude,
l’ambiguïté, les formes hybrides, l’inconnu, sans chercher à les réduire à du
connu et maîtrisable. La créativité dont elle propose de faire usage ne peut
que servir pour approcher un spectacle comme celui qui nous intéresse ici.
Nous avons vu qu’une partie des créations de l’art
dit postmoderne échappaient à une telle approche, se tournant davantage vers
les formes du passé et affirmant des valeurs comme la clarté et la
communicabilité contre ce qu’elles identifient comme les dérives des
avant-gardes. Mais à côté de celles-ci, d’autres œuvres également appelées
postmodernes continuent à promouvoir l’expérimentation, bien qu’elles aient
abandonné l’attitude quelque peu dogmatique des avant-gardes prônant
l’expérimentation pour elle-même, animée par une constante fuite en avant[247].
Aussi, Jean-François Lyotard note que si certaines formes postmodernes exigent : «
du référent (et de la réalité objective) ou du sens (et de la transcendance
crédible), ou du destinataire (et un public), ou du destinateur (et de l’expressivité
subjective), ou du consensus communicationnel (et d’un code général des
échanges) .»[248], il se
trouve également des formes postmoderne auxquelles de telles demandes sont
adressées, formes parmi lesquelles nous pouvons situer notre spectacle.
Christophe Bident ne manque pas
de faire le parallèle entre cette exigence de « censeur » et les
revendications de certains critiques français, ayant donné lieu à cette fameuse
« querelle d’Avignon » mentionnée dans l’introduction[249].
Nous pouvons ainsi renouer avec
les interrogations premières de ce travail : la question de la
qualification de ces formes originales et le rapport qu’elles entretiennent
avec, d’une part la société contemporaine qualifiée par certains de postmoderne[250]
et, d’autre part, avec la condition de connaissance d’une pensée postmoderne.
Nous avons expliqué la difficulté
de synthétiser un terme tel que le postmodernisme étant donné son utilisation
plurielle. Ainsi, le postmodernisme sert à qualifier une société décrite par
Lyotard, Lipovetsky et Maffesoli en tant que société du détachement et du
narcissisme, plongée dans un esthétisme ambiant. Il s’agirait grossièrement de
la société de consommation où l’éclectisme sert de valeur déterminante,
permettant, comme l’écrit Lipovetsky, de « composer à la carte les
éléments de son existence »[251],
visant toujours plus à l’accomplissement de son désir immédiat. En cela, on
peut poser avec Christian Bident, que l’art postmoderne, ou du moins l’œuvre
traité ici, s’oppose justement à la société décrite ainsi[252], comme l’explique Wilson à travers la
citation que nous en avons fait
plus haut. Bien évidemment, cette explication ne suffit certainement pas, à
moins de vouloir réduire l’œuvre d’art à un discours ou, plus précisément ici,
à manifeste. Or, nous avons bien vu que la principale « difficulté »
de ce théâtre est qu’il se refusait au discours.
Nous avons posé comme hypothèse
du rejet d’une certaine critique et public de ces formes la non rencontre avec
leur horizon d’attente, ce dernier étant défini par une compréhension du
théâtre basée sur le modèle narratif. Une autre raison peut également être
l’inadéquation de ces formes avec les propositions médiatiques auxquelles
l’individu dit postmoderne aurait été habitué, voir par lesquelles sa réception
aurait été formée. Selon Castellain, le rédacteur en chef de la revue L’œil, c’est là tout l’enjeu des
artistes contemporains, parvenir à se démarquer des nouveaux médias et du type
de regard que ces deniers supposent[253].
Mais il s’agit là de l’attitude développée auparavant par la peinture face à
l’élaboration de la photographie, du théâtre face à celle du cinéma... Le
principal bouleversement que nous pensons déceler par rapport à cette question
du regard est celui qui concerne sa relation avec l’objet qu’il vise. L’œuvre
d’art moderne était décrite par Clement Greenberg comme finie, fermée, dans une
relation univoque avec le spectateur qui la regarde[254].
Or ici cette relation va dans les deux sens : le spectateur est regardé
par l’œuvre. Celle-ci le confronte à lui-même, à son intimité, à son propre
regard[255]…
Néanmoins, la remarque de
Castellain nous permet de noter que contrairement à ce que l’on pourrait penser
pour des œuvres qui affirment l’hybridation à travers la trans- ou
l’inter-disciplinarité, la trans-ou l’inter-médialité, ces dernières n’en
continuent pas moins à chercher et à justifier leur identité par rapport aux
autres formes existantes. Telle est du moins l’attitude de Roméo Castellucci
qui s’inscrit dans une telle optique en déclarant : « Le théâtre, tel que
je le conçois, est un apparat qui serait capable de réveiller le regard du
spectateur. »[256], le regard
dont il est question étant défini en opposition avec le regard « plat de
la communication, fixe, monotone, comme une caméra de surveillance, sans aucun
champ de tensions. »[257] :
« On
pourrait nommer ce processus la « prise de conscience du regard ». Ce qui
définit un espace de responsabilité. Regarder n’est pas innocent. Surtout aujourd’hui
: c’est une action très chargée de sens politique, puisque notre société ne
sait plus regarder. Le pouvoir politique passe de plus en plus par l’image,
mais pas par le regard, ou alors c’est un regard vide, sans activité, passif,
un pur regard de communication. La communication n’a pas besoin d’être
regardée, elle avance toute seule. Le théâtre joue un rôle important pour
lutter contre cela, et c’est un rôle profondément politique. Le théâtre est certes
devenu très minoritaire, car il ne représente presque plus rien : une toute
petite île dans l’océan des images. Mais c’est une des îles où, justement, ça
résiste. Il y a dans le théâtre, aujourd’hui, une promesse de résistance qui en
fait le prix. Le plateau est l’un des derniers espaces contemporains où nous
pouvons partager ce regard de résistance aux images, à la communication, au
pouvoir, au libéralisme. Regarder est devenu en soi un acte politique, parce
que ce geste relie toutes les solitudes en une communauté critique. »[258].
S’il y a donc bien un lien avec
la société contemporaine, un parti pris de ces œuvres face à celle-ci, bien
qu’il nous faille être prudent quant à l’importance que nous leur donnons dans
notre approche de l’œuvre pour ne pas l’y réduire. Nous avons dès lors préféré
nous concentrer sur le second aspect étudié, et interroger l’attitude de l’œuvre,
la manière dont elle se donne à voir et à penser pour la comparer avec que nous
avons déduit comme étant l’attitude postmoderne. Cette comparaison a permis de
développer un certain état d’esprit pour l’approche de l’œuvre, état d’esprit
qui répondait aux exigences construites à partir des particularités de cette
dernière. Il nous semble dès lors que si d’une part, l’œuvre fonctionne en
partie suivant les principes de la postmodernité, une méthode construite à
partir de ces derniers serait la plus adéquate pour l’approcher car elle nous
permet de penser, suivant la belle définition qu’en propose Lyotard :
« Penser,
c’est accueillir ce qui advient selon sa singularité. C’est ouvrir à l’advenir.
L’œuvre d’art ne fait rien d’autre. En venant au monde, elle rend présent un
jeu de couleurs - ou de sons ou de mots - qui jusqu’à elle était inimaginable.
Cela est particulièrement vrai de l’art contemporain depuis l’invention de
l’abstraction… »[259].
10 Conclusion
Ce spectacle
nous a donc donné à penser, motivant le travail entrepris à travers ce mémoire.
Susciter la réflexion n’était pas sa finalité première, prenant, comme nous
l’avons vu, ses distances avec le théâtre épique et psychologique, se
concentrant davantage sur le corps du spectateur que sur son intellect. Ce
faisant, il évite de transformer les individus qui composent son public en un
« on »[260]
inauthentique écrasant et insignifiant. Cette abandon de pré-détermination peut
être lue comme caractéristique de la postmodernité qui se manifeste par une « tendance
globale à réduire les rapports autoritaires et dirigistes »[261],
par suite de la dissolution des méta-récits. Dès lors le spectacle ne dit pas,
mais donne à voir, ou plutôt suggère, des images. Ces images sont belles et
liées aux autres éléments scéniques, elles provoquant des émotions fortes dans
le corps de celui qui y assiste. Défini ainsi, on insiste sur son aspect
spectaculaire qui est certainement important pour cette création et qui peut
être suffisant pour le spectateur qui décide de s’en tenir à un simple rapport
esthétique avec l’œuvre. Mais à côté de cette première lecture[262]
à laquelle s’en tiennent majoritairement sans doute les détracteurs de la
création en considérant qu’il n’y a là qu’un travail de (bon) scénographe[263],
il y a d’autres niveaux de lecture et d’expérience qui sont induits.
En effet, ces
« belles images » son proposées sans clé de lecture et donc
d’orientation pour l’interprétation ou du moins la saisie des spectateurs. Nous
avons vu dans ce phénomène une autre manifestation de l’attitude
anti-déterministe du metteur en scène, une affirmation de la liberté créatrice
des spectateurs dont la lecture a à se faire sans l’aval d’une quelconque
instance ainsi qu’une opposition à la communicabilité des images auxquelles
nous habituent les médias de notre quotidienneté. Pour d’autres cependant, il
s’agit au contraire d’une démission du sens manifestant du vide de notre
contemporanéité. C’est du moins ce que déclare le sociologue Gilles Lipovetsky
à propos du théâtre de George Wilson qu’il qualifie de postmoderne car
indifférent (selon lui) au sens[264].
Or, nous avons vu qu’il n’était
pas question d’un vide de sens chez Castellucci mais au contraire, d’une
ouverture aux sens. Si nous avons
utilisé le terme postmoderne, ce n’était pas seulement dans le sens qu’il prend
en sociologie, en philosophie ou en esthétique. Nous avons vu que selon chaque
discipline, sa compréhension changeait. A travers la méthode supposée par la
complexité telle que définie par Edgar Morin, nous avons suivi le parti pris de
l’intermédialité, allant puiser des outils et notions au sein des théories
portant sur les autres arts du spectacle vivant, mais également dans celles
portant sur la musique, la littérature, la peinture, la philosophie et les
sciences.
Ce décloisonnement des frontières
était induit par notre objet au contenu indéterminé mais également par la
pensée de la postmodernité à laquelle nous nous sommes intéressé.
Si nous pouvons donc envisager le
spectacle « Inferno » en tant qu’œuvre postmoderne, hypothèse validée
à travers l’analyse de leurs éléments constituants et principalement à travers
la mise à jour de leur « état d’esprit » ou « attitude »,
nous ne pouvons cependant pas expliquer
cette création par la thèse de la postmodernité.
Ce faisant, nous refusant le
déterminisme historique sans pour autant nier le rapport qu’entretient la
culture avec l’époque qui la fait naître. Dès lors, pour répondre à l’une des
questions posées en introduction, le fait de qualifier cette œuvre de
postmoderne ne nous permet certainement pas de la comprendre elle-même, mais de
nous en apprendre davantage sur son mode de fonctionnement, nous permettant de
l’envisager de façon inédite suivant la compréhension de Lyotard :
« Un artiste, un écrivain
postmoderne est dans la situation d’un philosophe : le texte qu’il écrit,
l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés par des règles déjà
établies, et ils ne peuvent pas être jugées au moyen d’un jugement déterminant,
par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories connues. »[265].
L’œuvre a donc les propriétés de
l’événement et cela non seulement pour le spectateur mais également pour
l’artiste lui-même.
En recherchant les
caractéristiques constitutives de cette création, nous avons voulu comprendre
comment et en quoi il faisait événement. Par le rapprochement avec la pensée
postmoderne nous avons pu développer plus en profondeur certaine d’entres elles
mais nous l’avons également placé dans un cadre. Bien que ce cadre soit large,
il n’en délimite pas moins un certain contexte ce qui réduit la valeur
d’événement de l’œuvre car si nous ne pouvons pas l’expliquer au moyen de ce
dernier, nous pouvons néanmoins le situer…
Une des questions inaugurales de
cette recherche était celle de la désignation de ces formes, qu’en est-il alors
de la proposition de la nomination « postmoderne » à laquelle nous
nous sommes attachés ici ?
Nous avons vu au début de ce
travail que le problème de la nomination était en premier lieu un problème de
théoriciens et de critiques, problème qui ne concerne que peu, voir aucunement les artistes. Ces derniers préfèrent
se situer par leur pratique, dans le savoir propre à celle-ci et ne cherchent
pas à le qualifier. Au contraire, il s’agit souvent là d’un cloisonnement,
d’une détermination restrictive à laquelle ils veulent échapper. Comme l’écrit
Michèle Febvre, cette problématique : « hérissent la plupart du temps
les créateurs qui ne se reconnaissent pas dans les étiquettes qu’on leur colle,
d’autant qu’elles ne recouvrent la plupart du temps aucune définition stable et
sont laissées en état de vagabondage sémantique.»[266].
Ainsi, Roméo Castellucci ne cesse de répéter qu’il fait du théâtre, et pourtant
les journalistes continuent à lui
poser la question de la qualification de son travail[267]…
Nous avons également parlé de la
difficulté rencontrée par un certain public face à ce type de création, posant
l’hypothèse que celle-ci pouvait être en partie provoquée par l’inadéquation de
leur horizon d’attente découlant d’une certaine idée du théâtre et de la forme
rencontrée. En ajoutant un qualificatif au terme théâtre pour annoncer ce type
de création, parviendrait-on à éviter de décevoir celle-ci ? Nous parlons
bien de vaudeville, de comédie, de tragédie, pourquoi ne pas y inclure le
théâtre postmoderne ?
La première remarque à adresser à
une telle proposition est que ce théâtre et la postmodernité elle-même, comme
nous venons de le remarquer, se développent à l’encontre des différents cloisonnements.
Vouloir en faire un genre est donc contradictoire et risque qui plus est de ne
plus s’adresser qu’à un public averti et déjà en demande de ce type de
représentation. La division entre public n’en serait que plus affirmée, autre
point contre lequel se posent et le postmodernisme et le metteur en scène italien
dans leur refus d’élitisme.
Nous avons également posé la
question d’un nouveau paradigme pour la recherche en arts du spectacle vivant,
s’appuyant sur l’idée que celle-ci a été longtemps basée sur la question du
drame, assujettissant ainsi les autres éléments spectaculaires et n’étant dès
lors pas à même de rendre compte d’un objet entretenant des rapports internes
plus complexes. La discipline a à être repensée et le mouvement est amorcé
depuis un certain nombre d’années, se liant à d’autres champs de recherche pour
se donner les moyens de penser cette complexité. S’agit-il dès lors d’un
changement de paradigme ? La postmodernité ne propose pas de théorie mais
uniquement une certaine approche qui se prête fort bien à cet art
« bâtard »[268]
qu’a toujours été le théâtre. La question de la pluridisciplinarité n’est donc
pas neuve à son sujet[269],
bien que les études qui s’y intéressaient s’interrogeaient principalement sur
le rapport de ces formes au drame. C’est donc davantage à une redéfinition qu’à
une révolution qu’il nous est donné à assister aujourd’hui.
Pour conclure, nous pouvons dire
que le rapprochement entre la postmodernité et un spectacle contemporain nous
aura permis de développer un raisonnement que nous espérons intéressant sur ces
deux sujets que nous essayions de penser ensemble. Ce faisant, notre compréhension et de l’un et de l’autre a
été fortement enrichie grâce à leur confrontation, ce qui nous permet de
valider une telle version. Cependant, comme nous venons de l’expliquer, elle
n’est sans doute pas d’un réel intérêt en ce qui concerne une possible
utilisation postérieure de cette appellation, dès lors que son utilisation risquerait de servir
davantage à « calmer l’angoisse du contemporain »[270]
plutôt que de continuer à réfléchir sur ce qui nous semble être vraiment
intéressant à propos de ces créations, à savoir : comment font-elles
événement ?
A travers ce travail, nous avons
appris à considérer le sujet pour lui-même, et non à vouloir l’inscrire dans un
cadre à travers lequel l’expliquer. Or, nous avons bien dû admettre qu’inconsciemment,
c’était bien une telle volonté de maîtriser « la bête étrange » qui
animait notre recherche en se proposant de l’aborder à travers non seulement un
concept, mais également à travers un contexte socio-culturel.
Au fur et à mesure de notre avancée,
nous avons pris conscience de cette dernière, mais à ce moment-là, l’animal
nous avait déjà conquis, nous faisant comprendre que son intérêt résidait justement dans l’impossibilité de le
dompter, c’est-à-dire à nous saisir de son sens. Nous avons donc appris que si
on peut parler à propos d’une œuvre d’art, faire des hypothèses à son sujet et
tenter de les vérifier, il ne s’agira jamais que d’hypothèses parmi d’autres,
d’interprétations plausibles mais jamais absolues. L’œuvre d’art échappe à la
connaissance et c’est ce qui nous permet de dire que si « Inferno »
peut être qualifié en tant que spectacle postmoderne, cette qualification n’en
reste pas moins inexacte parce que, justement, elle veut le qualifier et ce
faisant le réduire, opérant un choix parmi tout ce qu’il est d’autre.
Le terme de théâtre, par la
largesse de sa définition, est dès lors sans doute le seul à ne pas lui porter
préjudice. Aussi, après toutes ces recherches, interrogations, décortications
de notre sujet, nous pouvons reprendre à notre compte la déclaration de
Castellucci par laquelle nous avons inauguré cette recherche : «
Dans ma tête tout est confus » et oser affirmer : « Donc tout va
bien. », souscrivant également par là aux leçons de la pensée postmoderne
sur les possibilités des moyens de connaissance.
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La conférence
et certaines des illustrations en annexes proviennent du site Internet consacré
au théâtre contemporain sur lequel ont été placées les archives du site du
festival d’Avignon, plus disponibles aujourd’hui sur ce dernier.
Annexes
I Description du spectacle
Le spectacle commence en même
temps qu’arrivent les spectateurs : tandis que ceux-ci s’installent dans
les gradins, une dizaine d’individus déguisés en touristes arpentent le plateau
et visitent le palais, audio-guide à l’oreille. On entend la diffusion de
phrases en langues étrangères, incompréhensibles, suggérant qu’il s’agit des
commentaires amplifiés des audio-guides.
Une fois les spectateurs installés,
les acteurs quittent le plateau et le silence s’installe dans la cour. Un homme
entre alors par l’une des alcôves du palais, avance droit devant lui et
s’arrête au devant de la scène. Celle-ci est éclairée grâce à des panneaux
lumineux posés verticalement à l’avant scène suivant une disposition qui
redouble en l’accentuant la forme du plateau[271].
Ces néons ne sont lumineux que du côté de la scène, leur lumière est blanche,
froide et blafarde. Face au public, regardant au loin, l’homme annonce : « Je
m’appelle Roméo Castellucci. ». Retournant vers le fond du plateau, un homme le
rejoint pour l’aider à enfiler une tenue de protection tandis que six hommes
vêtus en noir, chacun tenant en laisse un chien aboyant, arrivent sur la scène
côté jardin, ayant auparavant longé le public.
En ligne droite par rapport aux
néons, ils attachent les bergers allemands à l’aide de grosses chaînes en acier.
Les chiens sont agités, excités, ils tirent sur leur laisse et aboient très fort.
Une fois Castellucci habillé et laissé seul face aux chiens et aux spectateurs,
un chien arrive en courant en provenance des coulisses et fonce sur Castellucci
qu’il mord à la jambe. Puis, très vite, un deuxième et un troisième chien sont
lâchés. Les chiens font tomber l’artiste, le mordent et tirent de toutes leurs
forces sur ses vêtements. Il reste assez longtemps à terre, immobilisé par les
trois chiens tandis que les autres
continuent à aboyer et à tirer sur leur laisse.
Suite à un coup de sifflet les
chiens lâchent leur prise et retournent en coulisses tandis que les gardes
vont, à nouveau en file indienne, rechercher les six autres.
Tandis que Castellucci se relève
pour se mettre à quatre pattes, un homme s’approche de lui et le revêt d’une
peau de chien. Vêtu d’un simple caleçon noir sur lequel est fixé un mousqueton,
un autre homme arrive par l’une des alcôves, enlève la peau à Castellucci qui
se laisse retomber sur le sol et l’enfile à la manière d’une cape. Le metteur
en scène se relève et quitte le plateau alors qu’Antoine Le Menestrel commence
à escalader le Palais des papes. Le silence est total, excepté le champ des
oiseaux que l’on entend au loin. Son ascension, lente et belle, est parfaitement
maîtrisée et souple. On peut reconnaître, lors de son progression, différentes
images dont il prend la pose, telles les gargouilles, le Christ en croix,
l’homme ascensionnel ou encore l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, figure
qu’il réalise en s’accrochant à la rosace de la grande porte du palais[272].
A mi-chemin, se tenant sur un rebord de fenêtre, il se défait de la peau.
Rentre alors en scène un petit
garçon d’environ dix ou douze ans, portant un pull jaune, un short, des baskets
bleues et des lunettes de la même couleur. Il ramasse la peau, regarde autour
de lui, se met à genoux et se recouvre de la peau. Un faible grondement sourd
se fait alors entendre et l’enfant se met à quatre pattes, singeant ce faisant
la pose que Castellucci avait pris peu de temps auparavant. Il commence à
avancer lentement, un projecteur braqué sur lui pendant que l’autre acteur
continue son ascension, se suspendant par moment par une seule main, insistant
sur l’aspect spectaculaire de sa performance. L’enfant arrive à la hauteur
d’une bombe de couleur posée à même le plateau, s’en saisit, se relève et
commence à taguer lentement, en majuscules : « J E A N »,
sur le mur du palais.
L’acteur parvient en haut et regarde
la scène. L’enfant s’éloigne, se dirigeant côté jardin, s’arrête, se retourne,
le regarde et sourit. L’acteur, du haut du toit, lui lance alors un ballon de
basket qui rebondit trois fois avant que l’enfant ne l’attrape. Lors du premier
rebond, un projecteur éclaire un panier de basket fixé sur le palais en même
temps que se fait entendre un bruit métallique très fort et comme redoublé par
un écho lointain. A partir de là, à chaque fois que le ballon touchera le sol,
un bruit semblable se fera entendre.
L’acteur crie :
« Jean ! » et l’enfant, face au panier, lève les bras comme s’il
s’apprêtait à lancer le ballon dans ce dernier mais les laisse ensuite retomber
sans n’avoir rien fait. Il s’avance doucement vers le public en tapotant son
ballon, puis s’arrête en plein centre de la scène, une douche sur lui. Il
commence alors à faire rebondir son ballon, trois fois d’affilée. A chaque fois
un son très fort se fait entendre, un bruit de démolition, de tas de pierres
qui s’effondre. Après le troisième rebond, l’enfant se retourne vers le palais,
le fixe du regard, semblant attendre un événement mais rien ne se passe. Face
au public, il fait à nouveau rebondir la balle trois fois, même jeu, même type
de son. Rien. La même scène, une troisième fois. Mais cette fois, on voit une
lumière, une lumière circulaire qui semble circuler à l’intérieur du bâtiment, nous
laissant l’apercevoir à travers les différentes fenêtres du palais. Venant se
surimprimer aux « bruits de la balle », des sons encore plus
inquiétants se donnent à entendre. L’enfant drible, à nouveau trois fois. Le
son se développe encore en intensité et teintes angoissantes, redoublé d’un jeu
de lumière semblant figurer une présence fantomatique, surnaturelle. Cette
scène, mettant en jeu ce jeune garçon habillé de couleurs vives, comme perdu
sur une scène immense plongée dans le noir et jouant innocemment avec un ballon
de basket dans une ambiance terrifiante créée à partir de bruits et de lumières
inquiétants et mystérieux, se répète plusieurs fois encore, augmentant
l’angoisse au fur et à mesure que les lumières et les sons s’amplifient. Ces
derniers ne viennent plus seulement après les « coups » du ballon,
ils s’autonomisent, s’individualisent. Ce ne sont pas que des effets, ce sont
des figures à part entière. La lumière clignote, « circule », un son
évoquant celui d’une alarme se fait entendre tandis que la lumière s’agrandit,
éclairant circulairement une grande partie du bâtiment, pour s’éteindre ensuite,
de la même manière, comme s’il s’agissait d’une apparition.
Entre alors sur la scène une
masse, une foule de quidams portant des vêtements de couleurs vives alors même
que toute vie leur semble avoir été retirée. Ils avancent lentement, d’un pas
sûr, mécanique, formant un bloc relativement compact qui occupe le troisième
quart de scène. Ils sont une soixantaine à avancer ainsi mais l’enfant ne
semble pas les remarquer, il continue à jouer, toujours de la même manière,
avec son ballon. La foule poursuit son avancée, impassible, elle passe devant
l’enfant et le cache à notre vue. Mais le bruit qui accompagne le choc du
ballon nous indique que ce dernier continue à le faire rebondir.
En partant de la fin, les
« gens » commence à se coucher, un rang après l’autre, tandis que les
autres continuent à avancer doucement. Au fur et à mesure que les corps tombent,
ils découvrent à nouveau l’enfant. Ce dernier joue toujours. La scène des
lumières dans le palais recommence, mais cette fois avec davantage de frénésie
encore, les lumières s’allumant plusieurs à la fois. L’enfant enlève alors la peau
qu’il a toujours sur lui, la garde en main et la foule au sol commence à
s’animer. Elle roule vers le fond de la scène, tandis que l’enfant avance en
enjambant les corps. Les ayant dépassé, il s’arrête et laisse tomber la peau.
Une douche jaunâtre l’éclaire, toutes les fenêtres s’allument d’un coup et se
mettent à clignoter très vite. Un son ressemblant à un cri se fait alors
entendre, quelques lumières restent allumées, puis s’éteignent à nouveau. La
foule, dans le fond, continue à rouler, comme des vagues, en avant, en arrière…
Un homme âgé se lève de la foule
de corps et s’avance vers l’enfant, son visage reste dans l’ombre jusqu’à ce
qu’il arrive à sa hauteur et se place à côté de lui. Il lui prend le ballon
d’une main, sans le regarder. Une musique religieuse, le « Viderunt
Omnes » commence à se faire
entendre. Elle accompagnera toute la séquence de l’échange du ballon qui
commence avec ces deux protagonistes précités. Le garçon s’en va, rejoint la
foule au sol et se laisse rouler avec elle. Un amas de couleurs en mouvement…
Le vieil homme, tout comme l’enfant avant lui, se tient immobile au milieu de
la scène, face au public, regarde au loin, la peau de chien posée à ses pieds. Toutes
les trente secondes environ, un corps se détache de la foule pour aller prendre
place à l’avant scène en s’emparant du ballon. Après le vieil homme, une jeune
femme en robe verte, un homme en chemise jaune, un autre homme d’à peu près le
même âge, une petite fille en robe rose, une femme en rose également et enfin
et une vieille femme habillée de la même couleur. La musique et l’expression,
le regard relativement grave des acteurs une fois qu’ils tiennent le ballon,
donnent un aspect solennel, cérémoniel à la scène. L’échange prend un caractère
sacré, celui d’une transmission qui se fait entre des gens de différentes
générations, différents genres : homme, femme, adulte, enfant, vieillard.
Lorsque la vieille femme s’empare du ballon, un changement est induit :
elle le prend des deux mains et le maintient face à elle, comme une
offrande, pour enfin faire mine de
mordre violemment dedans. Son geste est accompagné de bruit de crocs, de sons
de brisure et de sanglots se mêlant à la musique religieuse. Un halètement de
plus en plus fort évoquant des pleurs accompagne les gestes de la femme qui
semble embrasser et mordre à la fois le ballon. Peu à peu, elle tourne le dos à la salle pour faire face à
la foule qui se relève doucement et se place face au mur du palais, dos aux
spectateurs, en une seule rangée divisée en dix groupes. Une lumière dans une
fenêtre du palais à cour se trouvant dans le prolongement de leur ligne est
allumée de l’intérieur, éclairant en partie le fond de scène.
Au premier plan, la femme se
penche en avant et se relève, ses mouvements sont saccadés, brusques tout en
étant à la fois relativement lents. Un bruit régulier évoquant un coup, un choc
sur une matière pleine mais que, comme tous les sons précédents ainsi que la
plupart des sons suivants, on ne peut identifier clairement, se fait entendre.
La première fois où on l’entend, un homme s’avance d’un pas et donne un coup
contre le mur du palais puis retourne sur la rangée de départ. L’homme
recommence. La troisième fois ce sont plusieurs individus, ensuite, presque
tous, exceptés ceux qui se tiennent devant les portes. La séquence recommence,
encore et encore. Après une trentaine de seconde, la vielle femme à
l’avant-scène s’immobilise et commence lentement à se retourner vers la salle,
pour, à nouveau une trentaine de secondes plus tard, faire semblant de se recouvrir les yeux et essayer de voir
ce qui se passe derrière elle. La séquence des coups dans la porte se répètera
trente-deux fois, les dernières fois n’étant assurées que par une poignées de
personnes. Enfin, tous s’immobilisent. Il y a un noir, puis très vite, des
lumières blanches qui clignotent apparaissent dans le fond de la scène. On reconnaît
alors dans l’une des alcôves des lettres en néons chacune tenue par un acteur. Le
grésillement électrique qui caractérise les néons est ici fortement amplifié et
se surimprime à la musique religieuse qui ne s’est pas arrêtée depuis qu’elle
s’est fait entendre pour la première fois. Lorsque les acteurs commencent à les
porter sur scène, elle s’arrête enfin et ne reste que le grésillement, de plus
en plus fort. La scène est toujours plongée dans le noir et la seule source de
lumière provient de ces lettres qu’ils placent à l’avant scène, formant le mot
« INFERNO » entre guillemets, lisible à l’endroit depuis le plateau
et donc à l’envers pour les spectateurs. Ces lettres éclairent le « JEAN » écrit sur le palais, les deux noms
étant ainsi en vis-à-vis… Les « gens » se placent ensuite derrière
les lettres et s’assoient disparaissant à la vue des spectateurs, laissant une
petite fille seule sur scène. Celle-ci est assise et regarde sans bouger les
lettres comme elle fixerait un écran de télévision dont la lumière blafarde des
néons rappelle l’éclairage. Les lettres se mettent alors à qui se mettent à
clignoter une à une, comme si elles formaient des mots et lui délivraient un
message, des « flash » éclairant par moment la scène dans son
ensemble. Là encore un sentiment d’inconfort tient le spectateur qui ne le
quitte qu’à de rares moments du spectacle. On est dans une appréhension indéfinie
de l’imminence d’un désastre. Mais rien ne se passe jamais vraiment.
Ensuite, la foule retourne de
l’autre côté des lettres, des individus se saisissent des lettres et les
emmènent avec eux par une des portes, une femme prend la petite fille dans ses
bras et s’en va avec elle tandis qu’une partie d’entre eux se place en rang
face à un cube noir. Ce cube est présent depuis le début du spectacle mais il
n’a été visible qu’aux rares moments où la scène était éclairée dans son
ensemble et même à ces moments là l’attention du spectateur était souvent
détournée, focalisée sur autre chose. Il se trouve à présent vers le milieu du
plateau, après la première alcôve. Les guillemets sont restés allumés et c’est
à travers eux que l’on voit, de dos la masse face au cube dans lequel elle se
reflète. Il n’y a qu’une partie d’entre eux qui sont éclairés ce qui a pour
résultat qu’on voit principalement des têtes, de dos ou de face, suivant qu’on
les regarde dans le miroir ou non. Ce ne sont plus les grésillements que l’on
entend mais d’autres bruits qui ont l’air d’avoir une origine électrique sans
être identifiables…Ils commencent à se mélanger à des voix d’enfant ainsi qu’à
celle d’une femme adulte que l’on entend au fur et à mesure que les
« gens » s’en vont, laissant voir le contenu du cube en verre. Ce
sont de sept petits enfants âgés de deux ou trois ans qui jouent, la lumière
est celle du « plafond » du cube. Il y a des ballons, des jouets,
ainsi qu’une femme cachée dans un grand ours en peluche appuyé contre la parois
côté salle, nous ne voyions que son reflet dans le miroir. Sur la scène les
guillemets ont été éteints. Les quatre côtés sont des miroirs ce qui fait que
nous voyons ces images reflétées les unes dans les autres, créant un effet de
profondeur et une mise en abîme de cet espace. Les enfants mangent de petits
biscuits, jouent, communiquent entre eux. Les plus petits enfants
disparaissent, ils ne sont plus que cinq. Un grondement sourd ou un étrange
sifflement vient se superposer à leurs babillements. Un grand tissu noir se
gonfle au dessus du cube, tandis que des voiles noirs recouvrant
progressivement ses côtés, d’abord les latéraux et enfin celui qui fait face à
la salle. Le son à l’intérieur du cube baisse progressivement. Lorsque le cube
est entièrement recouvert et le grand voile tombé, le silence se fait. Il y a
un noir, puis un son sec, évoquant
celui de projecteurs qui s’allument et les néons des guillemets sont rallumés.
On entend un bruit qui évoque le vent... Sur la scène on voit à nouveau la
foule à cour, face au plateau sur lequel se tiennent, entre les guillemets,
quatre acteurs dont trois sont dans des poses affligées (les deux hommes de la
scène du ballon et la vieille femme), le quatrième, un homme d’une trentaine
d’année, étant couché avec les bras repliés sur son torse, le ballon de basket
posé à côté de lui. Il y a le même son que tout à l’heure lorsque les néons se
sont rallumés (nous l’appellerons pi)
et l’homme au sol laisse retomber ses bras ce qui fait rouler le ballon à
l’avant scène. Un chant religieux se fait entendre. Ce n’est qu’une voyelle qui
vibre « yiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii. Pendant que le ballon roule, l’homme se
relève lentement, comme s’il se dépliait. Une fois debout face à la salle, la
musique s’arrête. Pi il fait deux grands pas en avant comme s’il enjambait quelque
chose, puis il continue à avancer normalement. Les trois acteurs du fond se
relève et vont rejoindre la foule, l’un des hommes ayant posé sa main sur
l’épaule de l’autre.
L’acteur à l’avant de la scène lève
lentement sa main droite, le chant recommence :
« aaaaaaaaaaaa », une sorte d’éclair illumine le plateau. Il reste
dans cette position, tandis qu’une jeune fille se détache de la foule et
s’avance vers lui. Des ventilateurs font voleter sa petite robe verte et ses
chevaux, comme s’il y avait beaucoup de vent. Elle se met à genoux devant lui,
il laisse retomber sa main, pi, le
chant s’arrête, on entend le vent… Elle tente de le toucher d’une main en s’approchant de lui mais il s’éloigne
et lui fait signe de ne pas s’avancer. Pendant ce temps des femmes portant de
petits enfants rejoignent la foule. La jeune fille fait à nouveau une tentative
pour l’approcher et à nouveau, d’un signe, il la repousse et s’éloigne, étant à
présent à la hauteur du second guillemet.
Elle se relève, et avance pour se mettre face à lui. Il ne bouge pas.
Tout d’un coup, elle l’enlace, ce geste étant accompagné de pi, le chant recommence. L’homme
sursaute, se fige, la tête en arrière, son expression semble exprimer de la
douleur. Des notes de piano s’ajoutent au chant. Ensuite il soulève la main
droite, la regarde attentivement pour la poser finalement sur elle. Il fait de
même avec la main gauche. Ils s’étreignent. D’autres duos se forment autour
d’eux suivantes différentes composition : une femme et un homme, deux
hommes, une vieille femme et un jeune homme…Le chant s’arrête, aux notes de
piano sont ajoutés d’autres sons, une mélodie douce en résulte. A chaque fois
les personnes s’enlacent, ont des gestes tendres l’un pour l’autre. Le premier
couple se sépare enfin, les acteurs regardent autour d’eux et puis ils s’en
vont. Une jeune fille court et se jette dans les bras d’une autre qui l’attrape
dans ses bras et la porte comme un enfant. Le bruit d’une voiture qui freine,
dérape et finalement s’écrase contre quelque chose se fait entendre alors que
l’autre musique continue, il n’y a plus les notes de piano, seulement une sorte
de musique d’ambiance. Le bruit de l’accident continuera à se répéter pendant
toute la durée de la séquence. Les deux enfants du début, le petit garçon et la
petite fille, se placent au milieu du plateau et se prennent par la main. Ils
regardent vers le public, ne bougent pas. Les autres couples s’enlacent se
détachent l’un de l’autre, regardent vers la salle, puis s’en vont rejoindre
les autres acteurs sur le côté de la scène qui est comme délimitée par les
guillemets. Un homme arrive avec
la peau (celle-ci a été présente pendant tout le spectacle même si elle n’a pas
été mise en évidence, à chaque fois il y avait simplement un membre de la foule
qui la portait en main) il enlace une femme en faisant tenir la peau entre
leurs deux corps. Bruit d’accident de voiture, bruit de verre brisé,
éclaté…Deux femmes qui portent des bambins se couchent par terre, les posent
sur leur ventre et les caressent tandis qu’au milieu du plateau, un homme, une
femme, un vieille homme et une vieille femme se tiennent tous les quatre par la
main. Le vieil homme baille, les trois autres le lâchent et reculent, le
laissant seul en scène avec les bras légèrement en arrière, la tête en avant
comme s’il était tiré en arrière et qu’il résistait tout en ne figurant aucun
effort… Deux hommes viennent se placer à ses derrière lui, chacun d’un de ses
côtés, formant ainsi un triangle. Ils tiennent chacun une petite fille qu’ils
soulèvent au-dessus de leur tête. Les femmes qui étaient couchées se relèvent
et s’en vont. Le vieil homme fait un geste d’ouverture vers les deux hommes
derrière lui, décrivant à chaque fois un arc de cercle en se tournant vers l’un
et puis vers l’autre. La musique devient de plus en plus angoissante. Les deux
hommes se mettent à étrangler les petites filles qu’ils portent, pendant qu’un
couple dans le fond s’enlace et que deux autres enfants se promènent sur le
plateau. L’homme qui se tient toujours avec les bars déployés au milieu du
plateau est rejoint par deux jeunes filles dont chacune lui prend une main. Une
l’enlace, ensuite, il se tourne vers l’autre et la regarde. Ils échangent un
long regard et il la fait se coucher en appuyant sa main sur son cou. Il
l’étrangle alors que d’autres acteurs passent sur le plateau, puis s’en va avec
l’autre fille. La jeune fille qui s’est fait étrangler commence une
chorégraphie au sol, basé sur des mouvements où elle tourne sur elle-même, ses
bras et ses jambes sont souvent écartées, elles l’aident à relever son dos qui
est en général courbé mais elle reste au sol. Tourbillonne, est tourbillonnée,
mais comme fixé par terre. A la musique d’ambiance s’ajoutent des notes
spécifiques, ressemblant à du clavecin...
Au milieu de la scène, entre les
guillemets, un homme se trouve entre deux femmes, éloignées l’une de l’autre
d’environ quatre mètres. Il en regarde une et va prendre l’autre dans ses bras.
Les notes se sont arrêtées, il n’y a à nouveau que la musique d’ambiance. La
danseuse a arrêté sa chorégraphie et rejoint la foule. L’homme fixe l’autre
femme et s’approche d’elle, regarde à nouveau celle dont il s’éloigne mais
enlace la première. A nouveau il veut s’approcher de la seconde mais en chemin
refixe la première, refait un pas vers elle…Finalement il reste immobile entre
les deux, il n’y a plus que sa tête qui passe de l’une à l’autre, lentement
puis plus vite. Il ne semble plus les voir et son geste est mécanique. Une des
actrices s’en va, il continue à tourner la tête, l’autre s’en va peu après. Une
femme s’avance et se met devant lui. Elle soulève une main, la regarde et une
voix off masculine dit dans un chuchotement : « Je t’aime ».
L’homme fait le même geste, commence à regarder une main et puis l’autre et à
chacun de ces regards des voix prononcent la même phrase. Les gestes ne collent
pas parfaitement aux paroles, les acteurs ne les font pas exactement en même
temps. D’autres personnes viennent s’ajouter à eux. Ils sont d’abord quatre et
puis toute la foule arrive ensemble mais non pas dans le pas à pas zombi du
début, davantage dans le désordre d’une foule qui avance dans la même
direction. Ils forment trois files perpendiculaires à la salle, il y a des plus
en plus de voix qui se superposent les unes aux autres, toutes disent « je
t’aime ». Une partie du mur du palais des papes (à cours, près de la
fenêtre d’avant a été éclairé) Les
gestes s’accélèrent, les acteurs font semblant que ce sont eux qui disent les
mots qui se font de plus en plus angoissant à fur et à mesure qu’ils sont dit
plus fort et plus vite. Un homme dit : « Même si tu n’es pas
là. » Les « je t’aime » continuent. L’homme, qui se tient au
milieu du plateau, ouvre la bouche et une sorte de cri strident se fait
entendre, doublé d’un écho et d’un chant indéfini. Les cris sont celles de
différentes voix, masculines et féminines, on dirait ceux de personnes qui
s’éloignent ou tombent dans un trou très profond ; on les entend fort puis
le volume diminue. Les autres continuent le jeu avec leurs mains, on n’entend
plus leurs « je t’aime », ils sont peu à peu plongé dans le noir et
reculent jusqu’à disparaître du plateau. Les guillemets ont également été
éteints. Ne reste en scène que l’homme au t-shirt jaune, petit au milieu de cet
immense espace vide comme l’avait été le garçon avec le ballon de basket en
début de spectacle. Son cri semble doublé d’un bruit de masse, évoquant des
chants de supporters, celui d’une autoroute, un bruit de klaxon,…La lumière de
la fenêtre baisse progressivement. Le plateau est presque plongé dans le noir
et un corps tombe en arrière, dans un trou d’où provient de la lumière. . Les cris continuent et la musique, le
chant religieux du début vient s’y ajouter pour finalement les remplacer. L’actrice
à la robe verte grimpe sur le cube de tout à l’heure, se met debout en son
milieu, écarte les bras jusqu’à la hauteur de ses épaules et se laisse tomber
en arrière, d’où provient une lumière jaune. Celle-ci n’est pas continue mais
vibre légèrement en intensité. D’autres se tiennent en file à côté du cube et
tour à tour, grimpent sur le cube et se laissent également tomber. La jeune
fille en vert et deux hommes sont couchés sur le sol, les bras levés, les
faisant passer d’un côté du corps puis de l’autre. Leurs corps sont plongés
dans le noir, on ne voit donc que ces bras, six membres colorés qui font le
même mouvement simultanément. Au dessus du cube, dans un cercle de lumière,
s’affiche : « JE M’APPELLE ANDY WARHOL ». Ensuite ce sont les
titres de plusieurs de ses œuvres : « BANANA, 1966 »,
« SELF PORTRAIT, 1964 », MARILYN MONROE, 1967 », « HAMMER
AND SICKLE, 1977 », « EMPIRE, 1963 », « KISS,
1963-1967 », VINYL 1968 », « KNIVES 1981 ». Les corps
continuent à tomber, les titres précités accompagnent chaque fois la montée et la chute d’un corps. Les
danseurs au sol sont rejoints par d’autres. Un voile transparent qui semble
d’abord noir puis blanc lorsque des lumières sont allumées dans la salle, passe
au dessus du public. Ce sont les spectateurs qui s’en emparent et le font
progressivement passer au dessus de leur tête, des premières jusqu’au
dernières. Au chant religieux se mêlent les bruits de grésillement électrique.
Le public est finalement tout entier recouvert de ce suaire transparent et
c’est à travers ce dernier que les spectateurs peuvent continuer à regarder la
scène. Sur celle-ci les acteurs continuent la même séquence, changent
lentement, presque imperceptiblement le décor. Le voile est ensuite retiré et sur la scène, à la place du
cube noir, il y a un piano à queue en feu. Ce feu est la seule source de
lumière, de l’eau coule du piano noir. Il y a également de l’eau sur le plateau
qui reflète l’image du piano ainsi que celle des personnes qui l’entourent. Le
plus près de l’instrument de musique se trouve un homme qui va par la suite
rejoindre le groupe de six personnes qui se tiennent un peu plus loin. La
musique s’arrête, un bruissement sourd la remplace auquel se mêle le claquement
des cordes qui rompent sous l’effet de la chaleur des flammes. Des notes de
piano viennent s’y ajouter, jouant une douce mélodie bientôt reprise par un
violon. Le violon joue une mélodie plus complexe alors que les notes du piano
restent les mêmes, renforcés par un ou deux accords seulement. Les acteurs, à
l’exception de la jeune fille en vert, se rapprochent du piano, l’encerclent,
le recouvrent d’un tissu, étouffant ainsi les flammes et s’en vont. La jeune
fille reste au milieu de la scène, écarte les brase et se penche en arrière. Il
s’agit de la même position que celle prise par les acteurs sur le cube avant de
se laisser tomber en arrière. L’image de l’eau est projetée sur elle. Sur le
mur du palais derrière elle, est projetée un grand rond de lumière au sein
duquel on voit son ombre. Ensuite, s’y affiche : « Aux membres
de la Societas Raffaello Sanzio qui aujourd’hui ne sont plus » suivis par
les noms et la date de mort de ces anciens membres de la Societas. L’actrice
reste dans cette position et cinq autres personnes viennent la rejoindre. Le
bruit de l’accident se fait à nouveau entendre sur fond de la même mélodie
douce qui ne s’est pas arrêtée. Le bruit du vent vient également s’y
mêler. Les acteurs commencent à
imiter ses gestes, chacun à son rythme. Le bruit de l’accident se fait entendre
encore quelques fois jusqu’à ce qu’un corps soit comme propulsé du côté cours
et traverse très vite le plateau. Eux ne réagissent pas, ils continuent leur
chorégraphie. Un corps, de la même manière, retraverse la scène. D’autres
acteurs viennent sur le plateau et
s’y promènent un cours laps de temps. Le bruit de l’accident s’arrête
ainsi que la mélodie. Il n’y a plus qu’une sorte de musique d’ambiance douce et
indéfinie. Un homme vient se mettre face à l’actrice qui commencé la
chorégraphie et appuie son front contre le sien dans un geste de tendresse.
Ensuite il vient se placer derrière elle et fait mine de lui trancher la gorge
avec son pouce. Elle s’effondre. D’autres couples se forment et s’entretuent
les uns les autres. L’actrice à terre se relève peu de temps après être tombée.
Les autres acteurs font de même, les morts se relèvent tour à tour pour à
nouveau tuer et être tués, rejoint peu à peu par d’autres « gens »
qui prennent part à ce « rituel ». L’eau dont est recouvert le sol
mouille leurs vêtements, en des tâches évoquant peut-être le sang. Un battement
de tambour sourd vient s’ajouter, ponctuellement à la scène, accompagnant
certains corps dans leur chute. Une voix off féminine dit dans un
chuchotement : « Ecoute. Ecoute. Ecoute-moi. Ecoute-moi. Ecoute.
C’est moi. Où es-tu ? Où es-tu ? Je t’implore. Où es-tu ? Où
es-tu ? Je t’implore. » Arrive le vieil homme. Il tue sans être tué.
Les corps ne se relèvent plus, les vivants continuent à se trancher la gorge. A
la fin, il n’y a plus que les deux vieux acteurs, la vieille femme étant la
seule à s’être relevée de parmi les morts. L’homme la tue et reste seul au
milieu de tous les corps immobiles à ses pieds. A nouveau, un amas de couleurs.
Il les désigne d’un geste circulaire d’une main et puis de l’autre. Il regarde
autour et devant lui, comme s’il cherchait quelque chose du regard et répète
les phrases dites précédemment par la voix : « Où es-tu ? Où
es-tu ? Je t’implore. ».
Arrive le petit garçon avec son
ballon de basket, il enjambe les corps, pose le ballon aux pieds de l’homme et
le prend dans ses bras. Ils s’enlacent. Il va ensuite derrière lui, l’homme se
penche légèrement en arrière, mettant ainsi sa gorge à sa portée et l’enfant la
lui tranche dans le même geste assassin. L’homme s’écroule, l’enfant prend le
ballon et le pose sous sa tête. Face au public, il fait les mêmes gestes de
désignation que ceux exécutés par l’homme, regarde autour de lui et puis s’en
va. Il n’a pas encore quitté la scène lorsqu’on se met à entendre des bruits de
sabots amplifiés. Un cheval blanc arrive sur scène, guidé par un homme
entièrement vêtu de noir. Le peu de lumière et la tenue de l’homme le
dissimulent assez bien aux regards du public, toute l’attention étant captivée
par ce cheval. La musique d’ambiance se tait, il n’y a plus que les
« battements sourds de tambour ». La foule se lève lentement, se
place en rangée face de lui et commence à reculer doucement. En reculant elle
laisse apparaître un homme couché. Le cheval retourne en arrière et puis
revient, la lumière augmente et on voit qu’il est taché de rouge. L’homme
couché par terre est sur une plaque tournante, son corps est tourné pendant que
le cheval effectue deux tours sur la scène. A chaque fois qu’il revient dans la
lumière, il a davantage de rouge sur lui. La scène est ensuite presque
entièrement plongée dans le noir, jusqu’à ce qu’un projecteur s’allume et
éclaire le palais, tout en se reflétant sur l’eau, éclairant ainsi la scène et
le cheval qui entre dans la lumière. Ensuite il n’y a plus qu’une cercle de
lumière projeté sur le bâtiment, derrière le cheval, le cheval est dans le
noir, comme une ombre au sein du cercle. Il longe le palais, jusqu’à arriver
devant la foule toujours en rang, à son tour éclairée progressivement par le
cercle de lumière au fur et à mesure que le cheval passe devant elle. Durant
cette séquence il n’y a plus le son de tambours, plus qu’une musique d’ambiance
froide, presque métallique ainsi que le bruit des sabots du cheval. Ce dernier
quitte la scène et une lumière générale qui ressemble à de la lumière naturelle
éclaire faiblement tout le plateau, presque constamment plongé depuis le début
de spectacle dans le noir. On voit une grande flaque rouge occuper une partie importante du
plateau côté jardin. Les « gens » quittent lentement, la scène,
quelque chose semble bloquer le passage de la grande porte. On voit alors une
voiture carbonisée comme après un très grave accident. Elle est poussée par
trois acteurs en tenue de secours orange. Ils la laissent au milieu de la
flaque de sang, la regardent, se couchent par terre, forment une sorte de boule
en s’enroulant de leurs bras et jambes et commencent à rouler sur eux-mêmes, se
dirigeant ainsi très lentement vers la grande porte par laquelle ils sont
venus. Une musique d’ambiance très lente accompagne cette scène, ponctué d’un
son évoquant celui d’une goutte qui tombe, ou d’une machine de maintient…Ce son
est presque régulier sans l’être tout à fait, il a le désordre di vivant et la
sonorité de l’électrique…
Tandis que les trois corps
continuent leur pénible avancée, un homme s’extirpe progressivement de la
voiture du côté conducteur. Dans les trois alcôves du palais, des entassements
de corps dont on voit seulement la plante des pieds. De la voiture, des mains,
une masse de chevaux blancs, une perruque. L’homme ou la femme se relève, garde
la tête baissé, claque la portière de la voiture. Il/elle porte un polaroïd
autour du cou, un t-shirt noir, un veston noir et un jeans bleu. Regarde ses
mains, s’époussète le pantalon, défait ses plis. Il relève enfin la tête et
regarde le public à travers ses grandes lunettes. Il porte un masque et on
reconnaît Andy Warhol. Au dessus de la scène, des écrans de télévisions. Sur
chacun d’entre eux, une lettre, l’ensemble forme le mot « ETOILES ».
L’acteur déguisé en Andy Warhol s’adosse à la voiture, regarde le public et
commence à applaudir, d’abord posément puis un peu plus vite. Il se saisit de
son polaroïd et fait une photo du public qu’il secoue pour sécher et regarde se
développer. Il traverse ensuite la scène dans sa longueur, s’arrête, dépose
l’appareil par terre, l’attache à un quelque chose qu’on ne peut pas distinguer
clairement. L’appareil, ainsi tiré commence à effectuer des tours de cercle.
Lui enlève ses chaussures et ses lunettes en regardant la structure devant lui.
L’appareil tourne ainsi que trois autres objets indistincts et nettement plus
petits, équidistants l’un de l’autre, dont l’un sert à tirer l’appareil. En
chaussettes blanches, il entre dans le cercle, le premier pas étant accompagné d’un
bruit semblable à celui que fait la très fine couche de glace recouvrant une
flaque d’eau lorsqu’on la brise. Même bruit avec l’autre pied quoique nettement
moins fort. On l’entend à nouveau lorsqu’il pose les genoux, d’abord un et puis
l’autre, dans le peu d’eau qui se trouve dans cet cercle. Les engins continuent
à tourner autour de lui. Il se penche et regarde son reflet dans l’eau, y
trempe presque son nez puis tourne la tête, comme pour écouter. De nouveaux
sons se font entendre, électricité, sortes de grondements légers, bruits
de pas résonnants assez forts ou sabots de cheval,… Il se couche au milieu de
ce cercle, et commence à suivre la trajectoire de l’appareil photo avec son
doigt, tournant sur lui-même pour pouvoir le suivre. en fonction de lui. Des
bruits de battements. Il relève la tête, et le haut de son corps en prenant
appuie sur ses bras. Se recouche. Des bruits étranges et inquiétants se font
entendre : grondement, grésillement,… Se met à genoux et sort du cercle
pour se recoucher juste à côté de lui. Il entame alors une chorégraphie
étrange, se tourne sur lui-même, se met en boule, se relève sur les genoux, se
laisse retomber. Son poing fermé, l’index tendu. Ensuite sa danse devient celle
de la danseuse dans la première partie du spectacle, celle qu’elle entame après
s’être fait étrangler par le vieil homme.
Il s’arrête, couché sur le dos il lève le doigt, pointe les sept écrans
au-dessus de la scène. Il se relève tout à fait, monte sur la voiture et lève
les bras à nouveaux dans la position du Christ sur la croix des personnes sur
le cube et de la scène après le piano en feu. La musique religieuse
recommence. Il se laisse tomber en
arrière et sa chute est accompagnée de celle d’un des écrans. Cet écran
affichait la lettre « L ». Il remonte sur la voiture, la scène se
répète exactement de la même façon. Tombe l’écran affichant la lettre
« É ». La scène recommence encore deux fois, la lettre
« E » tombe suivie par la lettre « S ». Finalement les
trois écrans restant affiche le mot « toi ». L’acteur retourne à la
voiture, en sort la peau de chien, s’en revêt à la manière d’une cape comme les
autres acteurs l’avaient fait avant lui. Il entre dans la voiture. Ferme la
porte derrière lui. La musique s’arrête. La scène est plongée dans le noir à l’exception
de cet trois lettre et d’une très faible douche sur la voiture dans laquelle
entre l’acteur. La douche s’éteint, seul « TOI » reste allumé.
II Photographies du spectacle
Photographie n° 1 : la cour
d’honneur du palais des papes à Avignon[273].
Photographie n°2 Antoine le
Ménestrel figurant l’« homme de Vitruve »[274].
Photographies n°3. Scène des
enlacements : tableaux vivants mettant en exergue l’acte du regard[275].
[1]
Frie Leysen cite une
phrase d’une lettre que Roméo Castellucci lui a envoyé et qu’elle reprend à son
compte dans LEYSEN F., « Dans ma tête tout est confus. Donc tout va
bien » dans CASTELLUCCI R., Epitaph.
Besançon : Les Solitaires Intempestifs, 2003, p.26.
[2] Formule utilisée par LIPASKA
Ch. dans l’émission de France Inter « Le masque et la plume » du 11
juillet 2010.
[4] Voir VAUTRIN E.,
« Castellucci et la condition de spectateur » sur http://ericvautrin.wordpress.com/, niveau de fiabilité :
élevé, ainsi que dans la plupart des articles cités tout au long de ce travail.
Ces questions ont également été émises
par les personnes avec lesquelles nous avons assisté à la représentation
le vendredi 8 mai 2009 au deSingel, émanant de la foule, de même qu’elles ont
été directement posées au metteur en scène lors de la rencontre avec ce dernier
au Théâtre National à Bruxelles le 14 mai 2009. Elles ont également été
posées par les différentes personnes auxquelles nous avons fait regarder le DVD
de la captation d’une des représentations ayant lieu lors du festival Avignon
de 2008. Etant donné que ce sont les mêmes interrogations qui reviennent à
chaque fois, nous pouvons les considérer comme celles que tend à se poser le
spectateur lambda.
[5] Alain Platel déclare à ce
propos : « Je comprends qu’il soit nécessaire à certains de décrire
ou de définir mon travail, et de le ranger dans ce qu’on appelle la
‘ danse-théâtre’ ou le ‘théâtre-danse’. La musique, la danse, les mots,
les images, l’opéra…peuvent entrer dans mon travail et les nourrir (…) Je ne me
pose pas la question de savoir si je fais de la danse ou du théâtre. Et je
crois que très peu d’artistes se posent encore cette question
aujourd’hui. » propos cités par HESPEL O., « Alain Platel : le
singulier au présent pluriel », dans Alternatives
théâtrales, n°105, 2ème trimestre 2010.
[6] LEHMANN H.-T., Le théâtre postdramatique, Paris :
L’Arche, 2002, p.25.
[7] HOTTOIS G., De la Renaissance à la postmodernité :
une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles :
De Boeck Université, 2002, p. 412.
[8] Voir par exemple sur le
site Internet de la compagnie le calendrier de leurs prochains spectacles http://www.raffaellosanzio.org/presenze%20et%20annunci.html et ainsi que l’historique
de leurs tournées.
[9] FERNANDEZ D. LAROCHE P. et al, « Italie, langue,
littérature », sur le site d’Encyclopaedia Universalis : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/italie-langue-et-litterature/#45, niveau de fiabilité :
élevé.
[10] FEBVRE M., Danse contemporaine et théâtralité, Paris :
Ed. Chiron, 1995, p.30-31.
[11] CVILINSKI C., VEAUX C.,
« Inferno, Purgatorio, Paradisio », dans Pièces (dé)montées sur http://crdp.ac-paris.fr/piece-demontee/piece/index.php?id=inferno-purgatorio-paradiso, niveau de fiabilité :
élevé.
[12] MEVEL M., « Roméo
Castellucci (performer, magicien) ou la fête du refus », dans Théâtre/public, n°194, septembre 2009,
p.61-65, p.62.
[13] DORT B., Le spectateur en dialogue : jeu de
théâtre, Paris : P.O.L, 1995, p.207.
[14] FERNANDEZ D., LAROCHE P. et al., Loc. cit.
[15] CVILINSKI C., VEAUX C., Loc.cit.
[16] DESPRET V., Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris :
Les Empêcheurs de penser en rond, 2002., STENGERS I., La Vierge et le neutrino, Paris: Les
Empêcheurs de penser en rond, 2006.
[17] Le terme de représentation
est en soi impropre comme le démontre Anne Ubersfeld dans UBERSFELD A., Lire le théâtre II. L’école des spectateurs,
Paris : Belin, 1999, p.9 où elle explique que ce dernier suppose l’idée
que le spectacle re-présenterait quelque chose qui aurait déjà
été présenté ailleurs, comme par exemple un livre. Le spectacle est donc
toujours bien une présentation mais
comme l’utilisation de ce terme n’est pas possible dans la phrase en question,
il s’agit dès lors de le prendre avec cette réserve. Pour les autres occurence
de ce mot, il sera à comprendre simplement dans son sens courant de
“représentation théâtrale”.
[19] Ibid., p.13.
[21] BANU G., « La révolte
d’Avignon » dans BANU G., TACKELS B. (sous la direction de), Le Cas Avignon. Regards critiques,
Paris : L’Entretemps, 2005, p.224.
[22]Propos cités sur le site du
festival d’Avignon : http://www.festival-avignon.com/fr/Archive/Spectacle/2008/3017
[23] BEDARIDA C., « Filmer
le théâtre », dans Le Monde, le
30.06.2008, p.4.
[24] Voir photographie n°1 en
annexe.
[25] Voir photographie n°2 en
annexe.
[26] Le reste de la description
est joint en annexe, à titre de matériau de base ayant servi à la réalisation
de ce mémoire.
[27] Cité dans CASTELLUCCI R., Op.cit., p.26.
[28] SARRAZAC J.-P., L’avenir du drame : écritures
dramatiques contemporaines, Belval : Circé, 1990, p.63.
[29] Ibid.
[30] MEVEL M., Loc.cit.,p. 62.
[31] FREYDEFONT M., PORCHE D., et al, Lectures de la
scénographie, Nantes : CRDP des Pays de la Loire, 2007, p.13.
[32] BIET CH., TRIAU CH., Qu’est-ce que le théâtre, Paris :
Gallimard, 2006, p. 75.
[33] Ibid. p.20.
[34] PERRIER J.-L., « Roméo
Castellucci face à l’Enfer »,
dans Mouvement, n°43, novembre 2007, p.37.
[35]LONGUET MARX A., « La
traversée secrète des mondes intérieurs » dans Alternatives théâtrales n°105, p.33.
[36] MERVANT-ROUX M.-M.,
« Celui qui arrive du dehors », dans HUNKELER T., FOURNIER K. et al. (sous la direction de), Place au public. Les spectateurs du théâtre
contemporain, Genève : Metis presses, 2008, p.63.
[37] CORVIN M., Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris :
Ed. Bordas, 1991, p.820.
[38] MERVANT-ROUX M.-M., Loc. cit., p.63.
[39] CHOLLET J., « Le
théâtre occidental, mélange des genres », sur Encyclopaedia
Universalis : http://www.universalis.fr/encyclopedie/theatre-occidental-le-melange-des-genres/, niveau de fiabilité :
élevé.
[40]CASTELLUCCI C&R., Lés Pèlerins de la matière, Besançon :
Les Solitaires Intempestifs, 2001, p.170.
[41] Ibid., p.17.
[42] MERVANT-ROUX M.-M.,
« De la bande-son à la sonosphère. Réflexion sur la résistance de la
critique théâtrale à l’usage du terme ‘paysage sonore’ » dans Images
revues, n°7, 2009 sur http://www.imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=50, niveau de fiabilité :
élevé.
[43] GIBBONS S., « Quelques
remarques par Scott Gibbons » dans Inferno,
Purgatorio, Paradisio, livret vendu lors des représentations de la
« Divine Comédie ».
[44] DELEUZE G., GUATTARI F., Capitalisme et schizophrénie : Mille
plateaux, Paris : Les
Editions de Minuit, 1980, p.429-430.
[45] CAMPAN V., L’écoute filmique. Echo du son en image, Saint-Denis :
PUV, 1999, p.83.
[46] DELEUZE G., GUATTARI F., Op.cit., p.429.
[47] CAMPAN V., Op.cit.,p.85.
[48]LESAGE B., La danse dans le processus thérapeutique.
Fondements, outils et clinique en
danse-thérapie, Ramonville Saint-Agnes : Editions érès, 2006, p.7.
[49] FORESTIER R., L’évaluation en art-thérapie. Pratiques
internationales, Paris : éditions
Elsevier Masson, 2007, p. 121.
[50] Cité par FEBVRE M., Op.cit., p.37.
[51] Merleau-Ponty écrit à ce
propos : « un corps vivant [...] vu de trop loin, il perd
encore la valeur du vivant, ce n’est plus qu’une poupée, un automate. »
cité par BEYAERT-GESLIN A. « Fragile Margaret » dans BEYAERT-GESLIN A.
(sous la direction de), L’image, entre
sens et signification, Paris : Publications de la Sorbonne, 2006,
p.51.
[53] TACKELS B., Les Castellucci. Ecrivains de plateau I, Besançon :
Les Solitaires Intempestifs, 2008, p.35.
[54] VASSILEVA-FOUILHOUX B., « La performance en danse moderne et
postmoderne : une ivresse kinésique » dans ¿ Interrogations ? - Revue pluridisciplinaire en
sciences de l’homme et de la société, n°7, décembre 2008 sur http://www.revue-interrogations.org/article.php?article=145,
Niveau de fiabilité : élevé, p.171.
[55] BRADLEY K.B., Rudolf Laban, London, New-York :
Routledge, 2009, p.63.
[56] MEVEL M., Loc.cit., p.63.
[57] DORT B., Op.cit., p.245.
[58]HEGEL G.W.F, Cours d’esthétique, tome III., trad., de
J.P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris Aubier, 1997, p.448.
[59] PAVIS P., La mise en scène contemporaine, Origines,
tendances, perspectives, Paris : Armand Colin, 2007, p.13.
[60] PICON-VALLIN B., « La
mise en scène : vision et image », dans PICON-VALLIN B. (réunis et
présentés par), La scène et les
images : Les voies de la création théâtrales, n°21, Paris : CNRS
Editions, 2001-2002, p.11-31.
[61] ARTAUD A., Le théâtre et son double, Paris :
Gallimard, 1985, p.55.
[62] Ibid., p.56.
[63] Ibid., p.61.
[64] Voir photographie n°3 en
annexe.
[65] BATARD Y., Les dessins de Sandro Botticelli pour la
Divine Comédie, Paris : Olivier Perrin éditeur, 1952.
[67] Dominique Bagouet est une
figure importante de la nouvelle danse française. Il est cité ici par FEBVRE
M., Op.cit.,p.37.
[68] LEHMANN H.T., « Note
sur l’anagnorisis. Réflexions sur le
spectateur dans le théâtre pré-et posdramatique » dans HUNKELER T.
FOURNIER K., et al (éds), Op.cit.,,
p.21.
[69] CAMPAN V., Op.cit., p.53.
[70] Ibid., p.58.
[71] MERCIER FAIVRE A.-M.,
« L’allégorie, une image qui parle ? », dans Cycnos, Volume
11 n°1, p.24 sur http://revel.unice.fr/cycnos/document.html?id=1353. Niveau de fiabilité :
élevé.
[72] ARTAUD A., Op.cit., p.56.
[73] MAFFESOLI M., Iconologies. Nos idolâtries postmodernes, Paris :
Ed. Albin Michel, 2008, p.225.
[75] CASTELLUCCI R., « J’ai
quelque chose à dire », carnet vendu lors de la représentation des
spectacles de la « Divine Comédie ». Ces trois premières lignes
sont : « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai par une
forêt obscure car la voie droite été perdue. », dans DANTE A, Op.cit, p.50.
[76] DREVILLE V., CASTELLUCCI C.
et al., Conversation, Paris : P.O.L, 2008, p.61.
[77] MINOIS G., Histoire de l’enfer, Paris : PUF,
1994.
[78] CASTELLUCCI C&R., Op.cit., p. 111.
[79] RENOUE
M., « Propositions pour une description dynamique des parcours de
signification. L’exemple de l’art-vidéo et des Temps morts d’Emmanuel Carlier » dans Beyaert-Geslin A. (sous
la direction de), L’image entre sens et
signification, Paris : Publications de la Sorbonne, 2006, p.106.
[80] Cité par DE HAAS P., Andy Warhol comme « braille
mental », Paris : Ed. Paris Expérimental, 2005, p.12.
[81] DE HAAS P., Ibid., p 22.
[82]TACKELS B., Op.cit., p.110.
[83] ARTAUD A., Op.cit., p.61.
[84] Cité dans DEBRINAY-RIZOS
M., « Romeo Castellucci », dans La pensée de midi n°2, février 2000, p. 96.
[85] LEHMAN H.-T., Op.cit., p.21.
[86] Ibid.,p.21.
[87] Cité par BLANC M., Voyage en Enfer. De l’art paléochrétien à
nos jours, Paris : Citadelles et Mazanod, 2004, p.9.
[88] Voir à ce propos les
nombreux débats suscités par la programmation du festival Avignon en 2005.
[89] Sur cette question de
l’universalité des émotions, voir notamment DESPRET V., Ces émotions qui nous fabriquent, Paris : Les Empêcheurs de
Penser en Rond, 2001.
[90] CASTELLUCCI C., DREVILLE
D., et al., Op.cit., p.15.
[91] Ibid., p. 27.
[92] Ibid.
[93] TACKELS B., Op. cit.,p.38-39.
[94] LEHMANN H.-T., « Note
sur l’anagnorisis. Réflexions sur le
spectateur dans le théâtre pré-et postdramatique » dans HUNKELER T., et al (éds), Op. cit., p.23.
[95] LEHMANN H.-T., Le théâtre postdramatique, Op. cit., p.26.
[96] CASTELLUCCI C., DREVILLE V. et al., Op.cit, p.69.
[97] MEVEL M., Loc cit., p.64.
[98] Ibid., p.114.
[99] TACKELS B., Op.cit., p.33.
[100]CASTELLUCCI C., DREVILLE V.,
Op.cit., p.33.
[101] CASTELLUCCI C&R., Op.cit,, p.119.
[102] DELEUZE G.&GUATTARI F.,
Capitalisme et schizophrénie : Mille
plateaux, Paris : Les
Editions de Minuit, 1980, p.422.
[103] Ibid.
[104] Ibid., p.423.
[105] Ibid.,p.425-426.
[106]
BEYAERT-GESLIN A., Loc.cit., p.58.
[107]
BOST B. et al, « Ecrire l’image. G.Stein,
Müller, Koltès, Gabily, Fosse, Beckett… » dans SARRAZAC J.-P., NAUGRETTE
C.( réunis par), La réinvention du
drame : Etudes théâtrales, n°38-39, 2007, p.105.
[108] Cité dans HEBERT Ch. Et
PERELLI-CONTOS, La face cachée du théâtre
de l’image, Paris : L’Harmattan, 2001, p.11.
[109] Voir DORT B., Théâtre en jeu. Essais critiques, Paris : Seuil, 1979, p.95-99.
[110] Propos de Hans-Thies
Lehmann cité par BIET CH., TRIAU CH., Op.cit.,
pp.889-890.
[111] ARTAUD A., Op.cit., p.57.
[112] HEBERT Ch. et
PERELLI-CANTOS I., la Face cachée du
théâtre de l’image, Québec, PUL, 2001, p.11.
[114] Voir à ce propos CROMBEZ
T., Het antitheater van Antonin
Artaud : een onderzoek van de veralgemeende artistieke transgretie
toegepast op het werk van Romeo Castellucci en de Societas Raffaello Sanzio, Gent :
Academia Press, 2008.
[115] VIRMAUX A., Antonin Artaud et le théâtre, Paris :
Seghers, 1977, p.78.
[116] ERULI B., « Dire
l’irreprésentable, représenter l’indicible », dans PICON-VALLIN (réunis et
présentés par), Loc cit., p.298.
[117] LISTA G., La scène moderne, Paris : Actes Sud, 1997, p.236.
[118] QUINTANE N., « Castellucci
et Fabre, les sinistres arlequins d'Avignon », sur http://www.sitaudis.fr/Excitations/castelluci-et-fabre-les-sinistres-arlequins-d-avignon.php, niveau de fiabilité :
élevé.
[119] BOST B. et al,, Loc.cit., p.106.
[120] JOLY M., Introduction à l’analyse de l’image, Paris :
Armand Colin, 2008, p.18.
[121] BERFORINI A.,
« Laisser des traces », www.comedie.ch/fichiers/journal/journal_comedie_49.pdf. Niveau de fiabilité :
élevé.
[122] CASTELLUCCI R.&C., Op.cit., p.24.
[123] Cité dans PERRIER J.-P., Loc.cit.,
[124]CASTELLUCCI C&R., Op.cit.,, p.118.
[125]TACKELS B., p. 56.
[126] DEBROUX B, MANCEL Y., « Jeu
et mouvement. Une dramaturgie de l’intime et du sensible » dans Alternatives théâtrales, n°105, p.21.
[127] Cité par DE HAAS, p.32.
[128] PICON-VALLIN B., Loc.cit., p.22.
[129] FERNANDEZ V. et al, Op.cit.
[130] TACKELS B., Les Castellucci, Op.cit., p.52.
[131]
MEVEL M., Loc.cit., p.63.
[133] CASTELLUCCI C&R., Op.cit., p. 111.
[134] VENTRUCCI C.,
« Cicatrices d’une habituée du théâtre » dans CASTELLUCC C., Epitaph, Op.cit., p.32.
[135] UBERSFELD A.,Op.cit., p.18.
[136] Ibid., p.41.
[137] Cité par JOLY M., Op.cit., p.25.
[138] Ibid.
[139] UBERSFELD A., Op.cit.,p.20.
[140] LEHMANN H.-T., Op.cit.,p.18.
[141] KANT E., Critique de la faculté de juger, Paris :
Vrin, 1979, p. 148-154.
[142] CASTELLUCCI C., DREVILLE
V., et al., Op.cit.,, p.19.
[143] UBERSFELD A., Op.cit., p.100.
[144] LEHMANN H.T., Op.cit., p.12.
[145] FISCHER-LICHTE E.,
« De l’activité du spectateur », dans HUNKELER T., FOURIER K., et al (éds), Op.cit.,, p.74.
[146] Ibid.
[147] IVERNEL P., « Dionysos
en Allemagne ? Sur l’interférence moderne de la danse er du théâtre »
dans ASLAN O. (textes réunis et présentés par), Le corps en jeu, Paris : CNRS EDITIONS, 1994, p.202.
[148] Dans l’émission de France
Inter « Le masque et la plume » du 11 juillet 2010.
[150] MEVEL M., Loc.cit., p.62.
[151] Voir à ce propos RANCIERE
J., Le spectateur émancipé, Paris :
Ed. La Fabrique, 2008.
[152] TACKELS B., Op.cit., p.64.
[153] CORMANN E., Loc.cit., p.71.
[154] MERVANT-ROUX M.-M.,
« Celui qui arrive du dehors… », Loc.cit.,
p.57.
[155] Cité par MERVANT-ROUX
M.-M., Figurations du spectateur, Paris :
L’Harmattan, p.49.
[156] Cité par DE HAAS P., Andy Warhol comme « braille
mental », Paris : Ed. Paris Expérimental, 2005, p.5.
[157] MERVANT-ROUX M.-M., Op.cit., p.62.
[158] Conférence de presse du 3
juillet 2008 à Avignon, disponible sur
http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Inferno/ensavoirplus/idcontent/12013
[159] LEHMANN H.T., « Note
sur l’anagnorisis… », Op.cit., p.21.
[160] Ibid.
[161] CASTELLUCCI C., DREVILLE
V., et al., Op.cit., p.26.
[162] Ibid.
[163] BERFORINI A., « Laisser
des traces » dans Journal de la Comédie de Genève, n°49,
mars 2009, p.3.
[164] RANCIERE J., Op.cit., p.75.
[165] CASTELLUCCI C&R., Op.cit., p.180.
[166] RANCIERE J., Op.cit., p 66.
[167] Ibid.,p.75.
[168] TACKELS B., Op.cit.,p.74.
[169] Ibid.
[170] CASTELLUCCI C&R., Op.cit., p.16-17.
[171] LYOTARD J.-F., La condition postmoderne : rapport sur
le savoir, Paris : Edition de Minuit, 1979, p.36.
[172] TACKELS B., Op.cit., p.49.
[173] LOYER M. et DE BAECQUE A., Histoire du Festival d’Avignon, Paris :
Gallimard, 2007, p.543-546.
[174] C. EVENO, « 15, 30,
60 » dans BANU G. et TACKELS B. (sous a direction de), Le Cas Avignon. Regards critiques,
Paris : L’Entretemps, 2005, p. 105.
[175] BANU G. et TACKELS B. (sous
a direction de), Le Cas Avignon. Regards
critiques, Paris : L’Entretemps, 2005.
[176] CASTELLUCCI R., DREVILLE
V., et al, Op.cit., p.46.
[177] JAMESON F., Le postmodernisme ou la logique culturelle
du capitalisme tardif, trad.. par F. Nevoltry, Paris : ENSBA Ecole
nationale supérieure des beaux-arts de Paris, 2007, p.23.
[178] MORIN E., Introduction à la pensée complexe,
Paris : Editions du Seuil, 2005,, p.21.
[179] Ibid.,p.73-74.
[180] COULOUBARITSIS L., Aux origines de la philosophie européenne.
De la pensée archaïque au néoplatonisme, Bruxelles, Ed. De Boeck
Université, 2003.
[181] MORIN E., Ibid.,pp. 99-100.
[182] Je paraphrase« Je suis
pris dans ce dont je parle » dans SCARPETTA G., L’impureté, Paris : Grasset, 1985, p. 22.
[183] Cité par MORIN E., Op.cit.,p.135.
[184] Ibid.,p.93.
[186] KUHN T.S., La structure des révolutions scientifiques, Paris :
Flammarion, 1983, p.23.
[187] Entrée théâtre dans Le Petit Larousse illustré, Paris :
Larousse, 2007, p.1051.
[188] MORIN E., Op.cit.,p153.
[189] DORT B., Op.cit.,p.271.
[190] LEHMAN H.-T., Op.cit., p.26.
[191] Introduction de Emmanuel
Wallon dans BIET C., TRIAU C., Op.cit.,
p.7.
[192] BIET C. TRIAU C., Op.cit.,pp. 215-242.
[193] SCHECHNER R., Performance. Expérimentation et théorie du
théâtre aux USA, Montreuil-sous-Bois : éditions théâtrales, 2008, p.8.
[194] JOURDHEUIL J., « La
Déclaration de Villeurbanne, les nénuphars et les moulins à vent », dans Théâtre/public, n°195, mars 2010, p.73.
[195] LEHMAN H.-T., Ibid., p.13-14.
[197] PAVIS P., L’analyse des spectacles, Paris :
Editions Nathan, 1996, p.14.
[198] Ibid., p.20.
[199] Ibid., p.32.
[200] LEHMANN H.-T., Op.cit., p.30.
[201] WITTGENSTEIN L., Recherches philosophiques, Paris :
Gallimard, 2004.
[202] LEHMANN H.-T., Op.cit., p.29.
[203] JAMESON F., Op.cit., p.37.
[204] La pensée de Lyotard a
fortement évolué quant à sa conception de la postmodernité telle que définie
dans La condition postmoderne. Nous
tenons donc à remarquer qu’en ce qui concerne notre travail, c’est
principalement à cette première compréhension que nous nous en tiendrons, la
postmodernité elle-même n’étant pas le sujet premier de la recherche engagée
ici. A propos du devenir de cette notion chez le philosophe, voir
notamment : BRÜGGER N., FRANDSEN F., et al., Lyotard, les
déplacements philosophiques, Bruxelles: De Boeck-Wesmael, 1993.
[205] LYOTARD J.-F., L’inhumain : Causeries sur le temps, Paris :
Galilée, 1988, p.34.
[206] Voir à ce propos les
articles échangés entre Habermas et Lyotard dans la revue Critique : HABERMAS J., « La modernité : un
projet inachevé » dans Critique,
n°413, octobre 1981, p.951-967. LYOTARD J.-F., « Réponse à la
question : qu’est-ce que le postmoderne ? », dans Critique, n°419, avril 1982, p.357-367.
RORTY R., « Habermas, Lyotard et la postmodernité » dans Critique, n°442, mars 1984, p.181-197.
[207] BOISVERT Y., L’analyse postmoderniste : une nouvelle
grille d’analyse socio-politique, Montréal : L’Harmattan, 1997, p.25.
[208] Voir par exemple à ce
propos BANU G., « La révolte d’Avignon » dans BANU G., TACKELS B.
(sous la direction de), Loc.cit., p.224
ou TACKELS B., « Avignon révélateur du temps », Ibid., p.202, PY O., «Avignon, le théâtre des questions », Ibid., p.261 et 263.
[209] RENAUT-CHEVASSUS B., Musique et postmodernité, Paris :
PUF, 1998.
[210]GINOT I., MICHEL M., La danse au XXème siècle, Paris :
Larousse/VUEF, 2002.
[211] JULLIER L. et MARIE M., Lire les images de cinéma, Paris :
Larousse, 2007.
[212] LYOTARD J.-F., Le postmoderne expliqué aux enfants, Op.cit.,
p.17.
[213] TACKELS B., Les Castellucci, Op.cit., p.57.
[214] HOTTOIS G., Op.cit., p.412.
[215] Ibid., p.412.
[216] LYOTARD J.-F., La condition postmoderne, Op.cit., p.
7-8.
[217] MAFFESOLI M., Op.cit., p.35.
[218] HOTTOIS G., Op.cit., p. 412.
[219] JAMESON F., Op.cit., p.36.
[220] SOURIAU E., Vocabulaire d’esthétique, Paris :
Quadrige/Presses Universitaires de France, 1990, p.1018.
[221] LYOTARD J.-F., La condition postmoderne, Op.cit., p.7.
[222] Il s’agit là bien évidemment
d’une tendance dont les traits sont grossis afin d’être plus explicites.
[223] JAMESON F., Op.cit., p.68.
[224] BIET Ch. KUNTZ H., «
Théâtre occidental. Dramaturgie », sur Encyclopaedia Universalis : http://www.universalis.fr/encyclopedie/theatre-occidental-la-dramaturgie/ niveau de fiabilité :
élevé.
[225] JAMESON F., Op.cit., p.40.
[226] JAMESON F., Op.cit.,p.54.
[227] Ibid., p.55.
[228] CASTELLUCCI C., DREVILLE
V., et al, Op.cit., p.46-47.
[229] NAKAJI Y., (sous la
direction de), L’Autre de l’œuvre, Paris :
PUV, 2007, p.9.
[230] ECO U., Interprétation et surinterprétation, p.9.
[231] FOUCAULT M., Dits et écrits I, Paris : Ed.
Gallimard, 1994, p.794.
[232] CORMANN E.,
« L’opération théâtrale » dans Fabrique
d’Europe : Etudes Théâtrales, n°46, 2009, Louvain-La-Neuve :
Etudes théâtrales, 2009, 67.
[233] JAMESON F., Op.cit., p.39.
[234] Ibid., p.25.
[236] HUTCHEON L., The politics of postmodernism, London :
Routledge, 1993.
[237]JULLIER L., MARIE M., Lire les images de cinéma, Paris :
Larousse, 2007.
[238] Cité par MAFFESOLI M., Op.cit.,p. 31.
[239] Ibid., p.28-29.
[240] MAFFESOLI M., Iconologies. Nos idolâtries postmodernes, Paris :
Ed.Albin Michel, 2008, p.55.
[241] LAPLANCHE J., PONTALIS
J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris :
PUF, 1967, p.38.
[242] DELEUZE G., Le pli. Leibniz et le baroque, Paris :
Les Editions de Minuit, 1988, p.5.
[243] BOISVERT Y., Le monde postmoderne. Analyse du discours
sur la postmodernité, Paris : L’Harmattan, 1996, p.71.
[244] Ibid., p.66.
[245] Ibid.
[246] DE HAAS P., Op.cit.,p.9.
[247] VATTIMO G., La fin de la modernité. Nihilisme et
herméneutique dans la culture postmoderne, Paris : Seuil, 1987.
[248] LYOTARD J.-F., Le postmoderne expliqué aux enfants,. Op.cit.,
p.17.
[249]BIDENT Ch., « Et le
théâtre devin postdramatique : histoire d’une illusion » dans Théâtre/public, n°194, septembre 2009,
p.80.
[250] JAVEAU C., Les paradoxes de la postmodernité, Paris :
PUF, 2007.
[251] LIPOVETSKI G., Op.cit.,, p.28.
[252] BIDENT Ch., Loc. cit., p.80.
[253] CASTELLAIN J.-C., L’œil, n°623, avril 2010, p.5.
[255] CROMBEZ T., Op.cit., p.298.
[256] CASTELLUCCI C., DREVILLE
V., et al, Op.cit.,p.26.
[257] ibid..
[258] Ibid., p. 44-45.
[259] Phrase de Jean-François
Lyotard, l’Inhumain, cité par NEGRI
A., Art et multitude, Paris :
Mille et une nuits, 2009, p. 28.
[260] RUSS J., La marche des
idées contemporaines. Un panorama de la modernité, Paris : Armand Colin,
1994, p.51.
[261] LIPOVETSKY G., L’ère du vide, Paris : Gallimard,
1991, p.28.
[262] VAUTRIN E., « La
double lecture », Loc.cit.
[263] Voir les remarques citées
dans le point 4.8.1 portant sur le théâtre image et notamment l’article de
Nathalie Quintane.
[264] Ibid., p. 54.
[265] LYOTARD J.-F., Le postmoderne…,Op.cit., 1986, p.33.
[266] FEBVRE M., Op.cit., p.33.
[267] BERFERONI A., Loc.sit.
[268] GILLIBERT J., L’esprit du théâtre, Paris : Ed.
Phébus, 2001, p.17.
[269] Voir à ce propos la
tentative de fondation d’une « théâtrologie » comme chez RABANEL, Théâtrologie. Le théâtre
réinventé, Montréal : L’Harmattan, 2003.
[270] JOURDHEUIL J., Loc.cit., p.73.
[271] Voir photographie n°1 en
annexe.
[272] Voir photographie n°2 en
annexe.
[273]
Christophe
Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
[274] Disponible sur le site
[275] Photographies de Emile
Zeizig, sur http://www.mascarille.com/galerie/index.php?/category/144/start-45
Libellés :
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