vendredi 27 août 2010

Analyse de 4.48 Psychose de Sarah Kane tel que mis en scène par Isabelle Pousseur


Mise en scène par Isabelle Pousseur de

4.48 Psychose de Sarah Kane



4.48 Psychose de Sarah Kane a été mis en scène par Isabelle Pousseur au théâtre Océan Nord. Ce spectacle a connu un grand succès l’année passée, lors de sa création, et a été repris cette année, faisant salle comble tous les soirs de représentation.
Cette dernière oeuvre de Kane est l’une des plus représentées actuellement.
Isabelle Pousseur et ses actrices se sont ainsi attaquées, d’une part, à un texte difficile, souvent qualifié d’obscur et, d’autre part, à un texte régulièrement représenté dont il s’agissait dès lors de proposer une interprétation intéressante, originale.
Le parti pris de la metteuse en scène semble avoir été d’insister sur le texte de Sarah Kane, sur sa signification profonde et, comme le relèvent la plupart des critiques, de le mettre en lumière[1].
La parole, c’est-à-dire le texte, est fondamental pour Kane. C’est la parole qui fait exister les personnages de théâtre et, semble-t-il, c’est tout ce qui restait à Kane pour tenter de se rapprocher de l’autre. Néanmoins, comme le souligne Patrice Pavis, c’est un texte d’une très grande sophistication stylistique, un poème très travaillé formellement qu’on n’imagine pas sorti de la plume d’une personne sur le point de se supprimer[2].
Aussi elle a besoin des spectateurs étant donné que c’est devant eux qu’elle peut se faire entendre. D’où ces appels: regarder-moi disparaître
              regardez-moi
                                      disparaître
             regardez-moi
            regardez-moi
                                    regardez[3]

La mise en scène de Pousseur semble vouloir répondre à cette demande, à cet appel de Kane: transmettre son texte et le faire exister devant un public. Aussi, elle tend à faire parvenir aux spectateurs ce texte ambigu, leur permettre de l’entendre, de le comprendre.
Isabelle Pousseur respecte la multiplicité de sens intrinsèque à cette œuvre. En effet, cette dernière est souvent réduite à une œuvre autobiographique touchant à son mal être et annonçant son suicide proche. Il s’agit là d’une interprétation assez réductrice même si, comme le dit Kane elle-même, c’est là le sujet principal : La pièce parle d'une dépression psychotique. Et de ce qui arrive à l'esprit d'une personne quand disparaissent complètement les barrières distinguant la réalité des diverses formes de l'imagination[4].
Cependant ce texte ne parle pas que de folie, de désespoir, de tristesse mais également de littérature, de théâtre, d’amour… tout cela transparaît dans la façon dont a été traité le texte par Pousseur.
Sarah Kane a réussi dans son œuvre à mettre en rapport le fond et la forme. En effet, le texte lui-même est déconstruit, tout comme l’est le personnage sombrant dans la folie et le désespoir. Comme elle l’a dit lors d’une réunion avec des étudiants : Formellement, je tente également de faire s’effondrer quelques frontières – pour continuer à faire en sorte que la forme et le contenu ne fassent qu’un[5].
Cette déconstruction n’est pas vraiment visible dans la mise en scène de Pousseur. Au contraire, on dirait que le parti pris est celui de la simplicité. Le spectacle forme un tout cohérant mais cette cohérence et simplicité ne sont pas pour autant réductrices, elles ne visent pas l’univocité de la réception.
De même que Kane s’était renseignée en écrivant ce texte sur la psychiatrie, Pousseur a travaillé avec un psychiatre pour mettre ce texte en scène. Mais l’interprétation psychiatrique n’est pas explicitée dans la mise en scène, pas plus que dans le texte. Aussi, le spectateur, s’il veut pousser plus loin sa compréhension du texte, a également à se renseigner sur les méthodes psychiatriques. Il apprend alors que la première question posée, une des phrases ouvrant le spectacle, sert aux psychiatres à redonner confiance aux patients. De même la question portant sur les projets du patient sert à le motiver pour continuer à vivre.
Les moments où la patiente récite des chiffres fait allusion à un test en psychiatrie visant à déterminer la capacité de concentration du patient[6].

Le scénographe nous installe dans un hôpital en même temps qu’à une table de réception. Le spectateur est sur le plateau, dans l’air de jeu. Toute la salle constitue cet espace. Quel est le rôle du spectateur ici ? Il est convié à assister à quelque chose, mais à quel titre ?
Celui d’observateur privilégié ? De juge ? Quelle assemblée forme la cinquantaine de personnes réunies ?
Isabelle Pousseur met bien en évidence l’aspect de l’assemblée qui se réunit pour assister à quelque chose. En faisant cela, elle fait référence à une des premières phrases du texte : une conscience consolidée réside dans une salle de banquet assombrie ( …)[7]. Cette fonction de rassemblement est centrale au théâtre et c’est tout à fait ce que l’on ressent en prenant place sur une des cinquante chaises, face à son verre de vin.
A deux reprises les actrices s’installent parmi nous, elles portent un toast, elles discutent.
Le texte de Kane appelle cette communauté, une communauté qui la comprendrait, une communauté de morts : j’écris pour les morts
                                                   Pour ceux qui ne sont pas nés[8]

Pousseur insiste sur le fait que c’est bien à la communauté de spectateurs que l’appel s’adresse en faisant faire à une des actrices le tour de la salle en brandissant devant les yeux des spectateurs un panneau sur lequel il est écrit : RSVP dès que possible.

Le rapport entre le théâtre et la folie est un thème qui a été fort exploité tout au long de l’histoire du théâtre. Ainsi, Biet et Triau expliquent que la fonction théâtrale est le rituel, que c’est le lieu où la folie, qui est nécessaire à l’homme mais est refoulée dans la vie sociale, trouve son cadre d’élaboration[9].
On peut faire un parallèle entre Kane et Antonin Artaud. Pour tous les deux le théâtre a été un des seuls moyens d’expression de leur souffrance mentale. Ainsi Artaud écrit : Ma vie mentale est toute traversée de doutes mesquins et de certitudes péremptoires qui s’expriment en mots lucides et cohérents. Et mes faiblesses sont d’une contexture plus tremblante, elles sont elles-mêmes larvaires et mal formulées[10]. Cette notion de lucidité est essentielle chez Kane, la patiente est en effet parfaitement lucide quand à son état, elle comprend sa folie. Cette lucidité est présente dans la mise en scène également. En effet, la lumière, la blancheur, concourent à donner un sentiment  de maîtrise, on ne nous entraîne pas dans les méandres obscurs d’une âme tourmentée mais on nous met face à face avec un désespoir conscient.
Le théâtre de Kane sert d’exutoire. Ainsi, comme l’écrivent Biet et Triau, dans l’ordonnance sociale, une place doit être réservée via le théâtre, à la contagion mystérieuse.
La force de ce texte entraîne le spectateur dans la souffrance de son auteure. Pourtant, et c’est là une des réussites de la mise en scène, on n’entre pas dans le pathos, ce qui n’empêche pas une projection empathique très forte. Cette volonté d’impliquer les spectateurs a été souvent utilisée pour mettre en scène ce texte. Prenons pour exemple  le travail de Françoise Cousin qui filmait et projetait les spectateurs en train de regarder la représentation. Elle explique ainsi sa démarche : j’ai voulu intégrer le spectateur, explique-t-elle, je veux que les gens se sentent concernés (...) On est dans une société où on ne parle pas de la dépression, où on est obligés d’aller bien[11].
Aussi elle veut, de même que Pousseur, confronter le spectateur à cette réalité, à lui-même en même temps qu’aux autres. Les spectateurs, se faisant face, s’observent. Leur position habituellement passive est ici quelque peu remise en cause même si on ne va pas jusqu’à les faire participer directement. C’est ce qu’exprime Alexandra Badea qui a également mis en scène cette pièce : Le corps spectateur, tout près du corps de l'acteur, sera au cœur de l'action qui l'enveloppera, le traversera et le réveillera. L'action le maintiendra dans un flot constant d'ombre et de lumière, de cris et de chuchotements. 
Elle ne lui laissera aucun répit. Ainsi les sensations vraies éprouvées en son corps s'invagineront dans son esprit et enflammeront son imaginaire... Le dormeur sera réveillé[12].

La mise en scène n’est pas totalement réaliste mais elle n’est pas purement symboliste, illusionniste non plus.  Certains signes sont clairement référentiels à la réalité hospitalière tels le lit d’hôpital au milieu de la salle, les habits blancs, les lumières qui, à certains moments, deviennent crues… On est dans le milieu aseptisé, neutre et froid…
Comme le remarquent Tiphaine Karsenti  et Sophie Mendelsohn dans leur article « Ecrire depuis la mort » les personnages de Sarah Kane évoluent dans un lieu impossible, dans un lieu de non retour où il n’y a plus de frontière, de distinction entre la vie et la mort. Si déjà l’hôpital est un de ces lieux, la vie et la mort s’y côtoyant, l’hôpital psychiatrique est sans doute l’endroit où sont effacées la plupart des barrières, l’esprit malade perd le sens de la pente naturelle de la vie et plus rien ne va de soi pour lui.

On pourrait appliquer les mots de Christophe Huysman le texte de Sarah Kane. Ainsi il écrit : Ecrire pour le théâtre aujourd’hui c’est raconter les naufrages du monde, ce qui nous en parvient et travailler d’abord sur des formes. ; si l’humanité prend la parole c’est qu’il lui est arrivé un incident, un événement précis qui l’oblige à prendre position pour la parler et ainsi travailler des endroits de cette humanité qui n’ont pas encore trouvé leur forme[13].
Ce que Sarah Kane raconte, le naufrage dont elle témoigne, c’est celui de l’âme humaine,
c’est le fourvoiement des méthodes cliniques qui tentent de faire tenir la personne malade mentale ou « déséquilibrée » à l’aide de béquilles chimiques. Kane dénonce cette surmédicamentalisation par un passage où elle reprend des observations cliniques. Pousseur fait dire ce texte à la patiente, elle insiste ainsi sur le fait que cette dernière est consciente de son état, qu’elle essaie de s’en sortir pour finir par se rebeller devant le manque de résultat… Elle offre ainsi une vision du malade qui est encore capable de décider pour lui-même, qui, comme cela a été dit précédemment, lucide.

Etant donné que le texte ne définit pas de personnages, l’interprétation est librement laissée au lecteur. Le metteur en scène qui se saisit de la pièce a donc la liberté de faire partager son interprétation en considérant qu’il s’agit d’un monologue, d’une discussion à deux, à trois ou plus…
Le texte joue cependant sur une certaine dualité, on assiste en général à un dialogue, entre un malade et un psychiatre, entre deux parties de soi,… En effet, des tirets proposent à certains endroits un dialogue.
Aussi cette mise en scène s’inscrit dans l’interprétation classique qui définit deux personnages. Un troisième, Isabelle Pousseur elle-même, ouvre et ferme le spectacle, annonce son début et le clôture en prononçant les derniers mots de 4.48 Psychose : s’il vous plaît levez le rideau[14]. Ce troisième personnage représente en quelque sorte la théâtralité à laquelle le texte fait directement appel à plusieurs reprises, ce qui a été exploité par Pousseur. En effet, si presque l’entièreté de la salle est vide et blanc, un des côtés est réservé à la représentation spectaculaire. Un rideau rouge, fermé, et un micro, sont les signes évidents du spectaculaire.
Le texte de Kane n’invite pas à une « spectacularité »,  à une théâtralité. C’est un poème, les mots sont donnés dans leur nudité. La mise en page, la topographie elle-même, témoigne de cela, il s’agit en quelque sorte d’une proposition de lecture, de mise en scène de la voix. Les didascalies sont peu nombreuses et ne portent pas sur l’action mais seulement sur la lecture. Le texte devient presque une partition musicale[15]. En fait, la seule chose qu’elles indiquent ce sont les silences et leur durée. Celle-ci varie entre très long, long et simplement silence.
Pousseur a respecté ces exigences de rythmes de Kane. Une grande place est laissée au silence dans ce spectacle, aux échanges de regard entre les actrices, entre les spectateurs mais également aux adresses visuelles des actrices aux spectateurs. Ainsi elles nous interpellent, nous rendent en quelque sorte responsable des paroles transmises. Cela dit, la plupart du temps, elles jouent avec la présence du quatrième mur.

Les actrices ont toutes les deux reçu un prix pour leur interprétation dans ce spectacle. La direction d’acteurs est une composante importante du travail de mise en scène, et celle-ci est particulière ici étant donné qu’ à la base du projet il y avait une envie de travailler ensemble. Aussi, la collaboration, le création collective est une composante importante de ce spectacle. Les deux actrices, Véronaique Dumont et Catherine Salée (dont la première travaille avec Isabelle Pousseur à l’IAD ), sont des femmes d’âge mûr. On sait que Sarah Kane était bien plus jeune quand elle a écrit ce texte. Ainsi Pousseur concourt à nous éloigner de l’interprétation autobiographique et élargi la portée du texte. Ce n’est pas seulement la souffrance de Sarah Kane qui est racontée, c’est la souffrance de tout un chacun, c’est la folie qui peut emporter n’importe qui. Cet aspect est rendu dans la volonté d’interchanger les rôles, soir après soir. Il ne s’agit pas d’identifier les acteurs et les personnages étant donné que le texte ne définit pas clairement de personnage. Si, en général, on est face à un malade et son psychiatre, à d’autres moments ce sont ainsi les deux voix d’une même conscience qui parlent.

Il n’y a pas que les voix des deux actrices, voix particulières et très différentes, qui rendent le texte. La musique fonctionne en intrication étroite avec la mise en scène, elle vient souligner, renforcer le texte sans être redondante cependant. Il ne s’agit pas d’une musique originale composée pour cette mise en scène. La musique revient régulièrement dans cette mise en scène, le même air revient à plusieurs fréquences, et une musique baroque soutient un passage particulièrement fort du texte inspiré de l’Apocalypse où le personnage est pris d’un délire de prédication.
Ainsi, on peut dire qu’Isabelle Pousseur a réussi à éclairer ce texte fort sombre. Sa mise en scène est simple, poétique et supporte intelligemment la dernière œuvre de Kane. Je pense que c’est à un bel hommage que le public a été convié à travers ces représentations.


































Bibliographie


BIET C., TRIAU C., Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Paris, 2006.

KANE S., 4.48 Psychose, L’Arche, Paris, 2001.

PAVIS P., La mise en scène contemporaine. Origines, tendances, perspectives, Armand
                    Colin, Paris, 2007.
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http://www.epistemocritique.org /spip.php?article77&artpage=13
















[1] http://blogs.lesoir.be/madness/2008/03/20/un-irrepressible-besoin-d’amour/
[2] PAVIS P., La mise en scène contemporaine. Origines, tendances, perspectives, Armand
                    Colin,, Paris, 2007, p.172.
[3] KANE S., 4.48 Psychose, L’Arche, Paris, 2001, p. 55.
[6] http://www.epistemocritique.org/spip.php?article77&artpage=13
[7] KANE S., op.cit., p.9.
[8] KANE S., op.cit., p.19.
[9] BIET C., TRIAU C., Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Paris, 2006, p.499.
[10] cité in http://serieslitteraires.org/site/article.php3?id_article=56
[13] BIET p. 648.
[14] KANE S., op.cit., p.56.
[15] http://www.evene.fr/theatre/actualite/sarah-kane-theatre-4-48-psychose-censure-1831.php

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