Travail de scénographie autour du spectacle
« Appris par corps »
Le travail du scénographe consiste, selon Marcel
Freydefont[1]
à faire le lien entre un lieu et un édifice, entre un lieu et une œuvre, ainsi qu’entre les acteurs
et les spectateurs.
Je pense qu’il serait plus intéressant ici de reprendre la terminologie d’
Anne Ubersfeld qui est plus précise.
Ubersfeld définit le lieu en tant qu’élément topographique concret et
l’espace comme catégorie générique
abstraite[2].
Ainsi, on a d’une part, le lieu théâtral, c’est-à-dire l’édifice, d’autre part le lieu scénique et enfin,
le lieu ludique où joue précisément l’acteur, c’est le lieu qu’il habite, dont
il prend possession avec son corps et par son rapport aux autres acteurs. A
partir de ces trois lieux, dans leurs liens comme l’écrivait Freydefont, se
crée l’espace fictionnel, l’espace théâtral. C’est cet espace qu’il faut
imaginer à partir des signes disposés sur scène, des paroles et des actions des
comédiens.
Je vais donc commencer par interroger ces différents composants du théâtre
et voir comment ils ont été abordés par le scénographe.
Tout d’abord, pour répondre à la question du lieu
et de l’édifice, je situerais le théâtre.
Le théâtre « Halles de Schaerbeek » se trouve, comme son nom
l’indique, à Schaerbeek, près de l’Eglise Sainte-Marie.
Il ne s’agit pas d’un bâtiment construit dans le but d’en faire un théâtre.
On peut parler de lieu recyclé, d’espace récupéré. A la base, le bâtiment
construit en 1865 par l’architecte Hansette, servait de marché couvert. Cet espace industriel a donc été
reconverti en lieu culturel. Si le bâtiment a subi d’importantes modifications
à l’intérieur, son architecture extérieure a été conservée et est explicite
quand à l’ancien usage de l’édifice. Il faut également noter que cet édifice
est implanté dans un quartier qui n’a, à la base, pas de vocation culturelle.
Le fait de détourner un lieu de sa fonction première est une tendance qui
s’est beaucoup développée au cours du vingtième siècle. Cela a permis de
nombreuses expériences intéressantes étant donné que, dès le début, le lieu
était marqué par la déconstruction, le détournement. Notons donc que ces lieux
sont effectivement utilisés en général pour proposer autre chose.
On sait que le lieu dans lequel se réalise un spectacle ne sera pas neutre
quand à l’élaboration de ce dernier. En effet, chaque lieu tend à avoir son
type de public qu’il s’agit de satisfaire, chaque lieu suit une certaine
tendance, pensée, esthétique à laquelle on tente de s’adapter.
L’analyse du lieu pourrait paraître non pertinente ici étant donné que le
spectacle n’est pas une création de ce théâtre, néanmoins, le fait que ce
dernier ait décidé de la présenter, peut nous renseigner, nous donner un
indice, sur le type de représentation dont il est question.
En effet, les Halles de Schaerbeek présentent souvent des expériences
originales, ils sont impliqués dans la performance, le cirque et proposent un
théâtre rarement classique.
Aussi, comme cela a été dit plus haut, on est bien dans l’optique du
renouvellement, de l’expérimentation propre aux espaces récupérés.
Cela concorde avec la performance (dans le sens de la définition minimale
développée par Schechner, à savoir en temps qu’action montrée, que showing doing [3])
proposée par la compagnie «Un loup pour l’homme ». Ses créations font
partie de ce qu’on appelle le « nouveau cirque », où, « forme de
cirque décalée » qui incorpore d’autres domaines artistiques tels que la
danse, le théâtre et, ici, les arts martiaux.
La scénographie n’avait pas pour fin d’investir le lieu, de l’exploiter. La
disposition « classique » de la salle a, en effet, été conservée
telle quelle. Ainsi on était dans un espace frontal, une importante rangée de
gradins était située face à la scène, l’espace des spectateurs et des acteurs
clairement séparés. En reprenant l’analyse de Souriau[4] portant
sur les figures du cube et de la sphère, on dirait que par la salle et la scène
rectangulaire on suit le principe du cube. Suivant Souriau, on est dès lors
dans le réalisme, on représente quelque chose sur une scène face à un public.
C’est là quelle que chose qui me semblait dommage, la nature du spectacle étant
davantage de l’ordre du symbole, du rêve. Une disposition des spectateurs
circulaire ou du moins frontale aurait concouru à donner une impression
d’organicité. Cette organicité était présente sur la scène, dans le jeu des
deux acrobates. Celui-ci étant relativement intimiste, on aurait aimé être
davantage avec eux, être dans la bulle, selon la conception de Souriau. Avec celle-ci on est dans un tout
organique, dans le dedans.
Le scénographe doit s’assurer, à moins que le projet veuille justement
aller à contre courant de cette tendance,
à ce que les spectateurs voient et entendent le mieux possible et à ce
que les acteurs soient mis en évidence.
Or, ici, le spectateur a été confronté aux défauts du lieu, qui, avec ses
gradins en métal résonnait du moindre bruit, grincement, que provoquaient les
mouvements des spectateurs. Et ceux-ci étaient nombreux étant donné que la
visibilité était assez difficile lors de certains moments de la représentation
pour une importante partie de la salle.
On pourrait se demander si cela a été volontaire ou non mais rien ne
faisait signe vers la possibilité qu’il s’agissait d’un choix.
En effet il n’y avait rien qui aurait pu expliquer l’utilité d’un tel choix
qui aurait pu avoir un but de distanciation, par exemple, nous rappeler où on
se trouve, insister sur le lieu, sur sa matérialité propre… au lieu de cela,
ces bruits dérangeaient les spectateurs de même que, me semble-t-il, les
acteurs eux-mêmes.
Aussi il s’agit probablement d’un défaut de la salle auquel n’a pas remédié
la scénographie ou la mise en scène ou, tout simplement, le régisseur en chef.
Ainsi, si on approche la scénographie en tant que organisation du
« champ de la perception [5]»,
on peut mettre l’efficacité de celle-ci en doute même s’il se peut que ces
défauts trouvent leur explication dans le fait que le spectacle ait été créé
pour un autre lieu auquel il était peut-être mieux adapté.
Concentrons-nous dès lors davantage sur le lien
entre le lieu qui propose un espace imaginaire et l’œuvre. Cette perspective
qui nous fera penser davantage la scénographie selon sa finalité de
délimitation du cadre de la représentation. Elle doit « composer le lieu
nécessaire et propice à la représentation d’une action, [au] moyen [de] l’aménagement de l’espace et du temps [6]».
Le travail du scénographe est donc spatio-temporel, il définit, en quelque
sorte, l’univers de l’action, lui fournit un lieu d’expression.
Dans la présentation publicitaire faite par les organisateurs, la
scénographie est décrite comme « épurée, où l’autre est le seul horizon,
sobrement soutenu par la mise en lumière et en son,… ».
Décrire cette scénographie est
relativement simple : sur un plateau plat, face au public, il y a un
cercle blanc dont une petite partie a été coupée... Le sol, ce qui recouvre le
plateau, est indicatif de l’intention générale de la mise en scène comme le
développent Christian Biet et Christophe Triau dans Qu’est-ce que le théâtre. Ils y écrivent : le sol, la plupart du temps statique, est un
lieu qui reçoit la dynamique des corps, leur verticalité et leur mouvement, (…)[7].
Ce cercle est entouré par une dizaine de projecteurs, chacun portant un
spot à hauteur d’homme et un spot au niveau du sol. Il n’y a pas d’éclairage de
surplomb. Le scénographe a conçu également les lumières. Le plateau reste
identique durant tout le spectacle, les acteurs ne le quittent jamais.
La scénographie ne constitue pas ici de décor, elle n’est pas illustrative,
elle ne re-présente pas.
Le parti pris du scénographe est celui de l’abstraction, du dépouillement,
du symbolisme. La scénographie moderne défend, depuis Copeau, l’idéal du
plateau nu, de la scène vide avec un minimum d’élément signifiant. Cette
scénographie minimaliste oblige le spectateur à faire attention à ce qui reste.
Les éléments, de par leur rareté, deviennent très signifiants.
Par le vide du décor, le jeu, les mouvements des acteurs sont mis en évidence,
on ne voit qu’eux étant donné qu’il n’y a pas de décor pour « perturber,
distraire » l’attention du spectateur.
Dans cette pièce, cet aspect est encore souligné par le peu de personnages
présents sur scène. De même, il n’y a pas de dialogue, les seules paroles
prononcées sont le nom des acteurs, et ce, à deux ou trois reprises seulement.
En effet, il ne s’agit pas ici de décrire un texte étant donné que ce
dernier est absent. Il n’y a pas vraiment de trame narrative, on n’est pas dans
un récit linéaire qu’il s’agirait de situer. Le spectacle montre un relation,
met en évidence le contact des corps, le toucher, le rapport entre, d’une part
le porteur et le porté et, d’autre part, plus globalement, entre les êtres
humains, deux frères, amis, amants...
On ne nous raconte pas une histoire mais on nous montre la difficulté
d’être seul, la problématicité d’être à deux, la violence, la tendresse,… C’est
à toutes ces émotions, toutes ces
situations, à ces liens qu’il s’agit de donner de la place. Voilà pourquoi il
me semble qu’il ne faut pas chercher ici à interpréter le lieu scénique mais
plutôt le voir tel qu’il se donne, le prendre au premier degré : il s’agit
de délimiter l’aire de jeu, le lieu où pendra corps l’action.
Dès lors, ce dépouillement ne vise pas vraiment à faire appel à
l’imagination des spectateurs pour constituer un espace mais il ne l’empêche
pas non plus. Le spectateur peut s’imaginer tout ce qu’il veut comme il peut ne
rien s’imaginer du tout… Cette scène est donc une scène dite habile,
c’est-à-dire une scène libre, une ouverture vers tous les possibles
Finalement, on a donc un plateau nu, avec en son centre, une partie de
cercle blanc. Sur ce plateau deux acteurs, deux acrobates qui ne disent rien,
qui bougent. Aussi ce sont leurs mouvements qui attirent toute l’attention.
Ainsi sur cette scène presque entièrement dépourvue de signes ce sont leurs
corps qui sont signifiants, qui racontent l’histoire.
Toute l’attention porte sur ces corps et c’est là une réussite de la
scénographie. La partie de cercle blanc au milieu de la scène, éclairée par les
lumières, focalise effectivement toute l’attention. C’est comme une arène, une
aire de jeu délimitée au sein de laquelle se concentre l’action, se développe
le mouvement.
Analysons alors cet espace en lien avec le projet
« théâtral ».
Le cercle blanc constitue le lieu ludique sur le lieu scénique. Si le
plateau n’a pas été utilisé dans son entièreté c’est parce que cela n’aurait
pas vraiment « collé » au projet. Il fallait en effet un espace plus
petit car les corps des deux acteurs sont sans cesse en contact, ne s’éloignant
l’un de l’autre que rarement de plus d’un mètre cinquante.
D’autre part, l’espace, semble-t-il, devait
être de forme circulaire. Cette nécessité
du cercle provient de différents aspects du spectacle.
En premier lieu, elle semble provenir de la chorégraphie proposée :
les acteurs courent en rond, se tournent autour, on a en tête un manège, une
ronde… Le cercle est la forme qui soutient le mieux leurs mouvements, leur
donne le plus de dynamique.
Ensuite, il s’agissait d’un spectacle de cirque et qui, plus est, de
nouveau cirque. On sait aujourd’hui que le cercle, l’arène, n’est plus un a
priori nécessaire pour proposer un spectacle de cirque. Cependant, étant donné
la nature de ce spectacle-ci, qui proposait quelque chose de bien plus
hétéroclite que du cirque, mélangeant ce dernier à de la danse, à des arts
martiaux, cette référence au cercle semblait vouloir insister que oui, c’était
bien, quelque part encore, du cirque qui nous était présenté.
Enfin, un troisième aspect, de nature plus dramaturgique cette fois, est
l’élément rond, cercle pour la compréhension de l’histoire. Les deux
personnages, se tournent autour, cherchent ensuite à s’éloigner l’un de
l’autre, cherchent à fuir ce cercle au sein duquel ils reviennent sans cesse.
C’est comme s’ils y étaient enfermés, comme ils semblent être emprisonnés dans
leur relation, voulant se fuir, se détruire, n’y arrivant pas, se retrouvant
sans cesse ensemble, dans le cercle. Le cercle est la forme de l’éternel retour
du même, de l’infinie répétition dans laquelle semble prise leur relation.
Cependant, ce n’est pas un cercle parfait qui est représenté ici.
Le cercle est coupé, aussi, c’est comme si une ouverture était possible,
comme s’il y avait une échappatoire au bord de l’estrade, donnant sur la salle.
C’est ce que semble suggérer les adresses muettes de l’un des acteurs vers cet
espace. De même lorsqu’il essaye de se jeter de ce côté-là, dans le vide…Mais
l’autre acteur le rattrape sans cesse. Ce n’est pas nous que le premier veut
rejoindre, le public n’est pas pris à parti, il n’y a pas d’appel vers lui de
par l’utilisation du quatrième mur. C’est vers quelque chose au-delà que porte
son regard, comme si la seule échappatoire de ce cercle était le saut dans le
vide, un ailleurs radical, la mort peut-être.
Par cette interprétation on voit la profonde intrication de la mise en
scène et de la scénographie.
La scénographie ne peut pas être pensée indépendamment de la mise en scène,
elle vient la soutenir, l’aider dans son développement et aider à faire sens
pour les spectateurs, elle est
élaborée en fonction d’un certain projet de mise en scène. Mais ce n’est pas
pour autant qu’elle n’est qu’un outil de cette dernière. Souvent le scénographe
travaille avec, et non seulement pour, le metteur en scène. Le travail fini, ce
qu’on nous propose comme spectacle, est le produit d’un certains nombre de
visions, chacun y mettant « son grain de sel ». Le scénographe, le
responsable lumière, technicien sonore, costumier concourent à réaliser une
certaine ambiance.
Etant donné que le scénographe a également conçu les lumières, il faut les
étudier attentivement.
De par leur disposition et utilisation, les lumières entourant la scène
emprisonnent celle-ci, ne font exister qu’un espace sur ce plateau, celui du
cercle. Le reste du plateau, c’est comme s’il n’existait pas, les personnages
restent dans le cercle même si ce n’est pas comme si c’était la limite ultime,
il leur arrive de dépasser à certains moments les limites du cercle, d’en
sortir pour prendre de l’élan afin de mieux pénétrer à l’intérieur…
Ce cercle blanc souligne la verticalité du corps du comédien. Le blanc
réfléchissant l’éclairage met bien en évidence le corps en mouvement qui semble alors se découper dans le décor.
En faisant le noir dans la salle et en n’éclairant que le plateau, on
insiste sur ce dernier, sur la fiction qui y est mise en scène. On coupe la
scène du public. La lumière aide à orienter le regard du public, elle sculpte
l’espace. Elle peut créer des émotions, elle donne un ton particulier à la scène. Elle reste statique ici, il n’y a pas
de poursuite, pas de ciblage au niveau de la lumière. Celle-ci éclaire toujours
à peu près l’ensemble du cercle qui représente le plateau. La lumière varie
simplement en intensité.
Cette lumière « ciblante » fait également référence au milieu du
cirque où elle est employée fréquemment afin d’ d’attirer le regard du
spectateur sur la performance qui a lieu.
Pour conclure on peut constater que la scénographie, aussi minimaliste
soit-elle, est pleine de sens. Elle fait appel à tout un inconscient par ces
différents signes du cirque, qui sont développés cependant de façon nuancée
afin qu’on ne les identifie pas d’emblée comme tels.
Si la scénographie pose la question de la création de la vision sur scène[8],
on peut dire que le scénographe Frantz Loustalot a décidé ici de définir un
cadre à base de quelques signes seulement, cadre structuré si légèrement qu’il
ne force en rien l’interprétation du spectateur, mais le fait pénétrer, tout
doucement et si ce dernier veut bien se laisser faire, dans l’univers poétique
de la représentation.
Bibliographie
BIET CH., TRIAU CH., Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Paris, 2006.
FREYDEFONT M., PORCHE
D., et al, Lectures de la scénographie, CRDP des Pays de la
Loire, Nantes, 2007.
[1] FREYDEFONT M., PORCHE D.,
et al, Lectures de la scénographie, CRDP des Pays de la Loire, Nantes,
2007,p.13.
[2] BIET CH., TRIAU CH., Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Paris, 2006, p. 75.
Montreuil-sous-Bois, 2008, p.8.
[5] FREYDEFONT et al, Op.cit., p.26.
[7] BIET C., TRIAU C., Op.cit.p.320.
[8] FREYDEFONT M., Op.cit. p.10.
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