vendredi 27 août 2010

Le mythe de Socrate


Introduction.

Socrate représente pour la philosophie et pour la conscience populaire « le philosophe » par excellence, il est le symbole de la figure du père assassiné, le héros fondateur de la lignée. Depuis vingt-cinq siècles, presque tous les philosophes se sont réclamés de lui, de son héritage spirituel et imaginaire. Dans la mémoire commune il est paré de l’aura du sage, il est un mythe sans cesse réactualisé dans lequel se retrouve chaque intellectuel persécuté. A chaque pensée qui s’élève pour reposer les questions essentielles, pour dénoncer les aveuglements collectifs, on repense à Socrate. Socrate est un point de repère, avant lui on parle de présocratiques, il représente une rupture dans l’histoire de la philosophie. Le moment historique de Socrate est un moment de krisis,  qui signifie l’action de séparer, de différencier et de faire rupture. Or la crise est le moteur des développements intellectuels, scientifiques, politiques...  Comme le dit Cicéron, avec Socrate la philosophie est descendue du ciel sur la terre, elle s’est introduite dans les maisons et sur les marchés. La question que je voudrais essayer de développer est celle de l’élaboration du mythe socratique. Quand, comment, pourquoi le Socrate mystifié a-t-il  remplacé le Socrate historique ? 

Le procès de Socrate, le début de la légende. 
                                                                                                                                                                           
C’est davantage son fameux procès et la mise à mort qui en découla que son enseignement qui valu à Socrate une notoriété si exceptionnelle dans l’Histoire. On sait que la mort de Socrate n’a pas particulièrement ému le peuple athénien étant donné que ce genre de condamnation était très courant, de même que les chefs d’accusation portés contre lui. En effet, l’acte d’accusation est coupable de ne pas reconnaître les mêmes dieux que la cité, d’introduire des divinités nouvelles et de corrompre la jeunesse (XENOPHON, Apologie,10) était presque un texte passe-partout utilisé afin de se débarrasser des intellectuels gênants. Il avait notamment été utilisé contre Anaxagore et certains sophistes. Ce sont ceux qui se réclament comme ses disciples, en particulier Platon et Xénophon, qui ont donné à cette mort un caractère exemplaire, en en faisant un symbole des injustices commises par le peuple ignorant. Pris au sens politique, le procès de Socrate servit à critiquer et à dénoncer la démocratie et Socrate fut analysé sous l’angle du sage  persécuté par la foule aveugle. Ce procès s’inscrit bien évidemment dans un contexte politico-historique particulier :  celui de l’Athènes de 399 ACN, celui d’une cité meurtrie, vaincue par les vingt-cinq ans de la guerre du Péloponnèse. Les passions étaient loin d’être atténuées et c’était sans doute un moment propice pour se débarrasser de ce taon trop gênant et qui avait offensé un nombre bien trop important de personnalités. Ce procès fut une réaction de la culture acquise contre une pensée qui refusait tout acquis. Lors de son procès, Socrate ne voulut recourir à aucun des moyens de défense habituels par lesquels un accusé cherchait à se concilier les juges. Il estimait que s’il ne parvenait pas à convaincre ses juges, c’est que l’injustice était en eux et qu’il n’y avait rien à faire. C’est d’ailleurs bien plus son ironie et une certaine impertinence qui valurent à Socrate la peine de mort, comme s’il en avait besoin pour mettre un point final à son enseignement. Son attitude sereine face à la mort, le fait qu’il adapta sa mort à son idéal, fit de Socrate un martyr, le consacra comme l’homme qui allait jusqu’au bout de la vertu, admiré depuis par la plupart des intellectuels comme un modèle  de courage et de grandeur d’âme.





Socrate et ses « disciples », l’idéalisation et la formation du mythe.

On sait que Socrate n’a rien écrit car  l’écrit est une parole fossile [1], c’est l’idée dépossédée de la parole, dans l’écrit, les idées et théories sont posées, finies, on ne peut que les juger mais non pas y adhérer. Platon a écrit mais sous une forme particulière qui rend la pensée vivante, qui fait réfléchir le lecteur, sous forme de dialogues qui se veulent être la transmission de la méthode des interrogations socratiques. Aussi son œuvre est dominée par la figure de Socrate, c’est lui qui mène le jeu, qui interroge, qui donne le dynamisme aux dialogues. Si Platon choisit Socrate comme interlocuteur principal plutôt qu’une divinité, c’est pour montrer son éloignement du monde poétique et rendre par la même occasion hommage à celui qui lui a « appris » à penser. De plus, en idéalisant son personnage, il présente un sage humain et affirme sa croyance en la possibilité d’une sagesse pour l’homme. Platon présente Socrate comme le porte-drapeau d’une philosophie de la réforme de l’homme et de la société. Celle-ci devra se distinguer de la tradition naïve qui se base sur la mythologie sans réfléchir. Afin que Socrate ne soit pas mort pour rien, il faut réduire le désordre du monde régnant (le royaume de Zeus dont parle le mythe du Politique). Le mythe de son Socrate idéalisé lui permettait de rendre plus crédible et plus accessible ce renouveau philosophique qui cherchait à fonder le savoir. Ainsi ce Socrate est bien souvent fictif mais  recèle une vérité dans l’intention et permet à un nouveau genre littéraire d’éclore et de servir à la méthode philosophique : le dialogue et par là la dialectique. Platon met parfois en scène un Socrate qui discute d’évènements postérieurs à sa mort, analyse des événements avec un esprit qui n’est pas celui de son temps. C’est cela l’objectif des logoi socratikoi, poursuivre l’action de Socrate et non pas seulement la reproduire. Il s’agissait de s’adresser aux hommes et, dans l’esprit de Socrate, leur adresser les paroles que Socrate leur aurait dites s’il n’était pas déjà mort. Ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas de rechercher le Socrate historique mais de mettre en évidence les nombreuses particularités de Socrate qui ont permis de l’ériger en symbole et d’en faire une « légende ». Ainsi, on constate que le Socrate de Platon est bien différent de celui de Xénophon, lui-même très dissemblable du Socrate d’Aristophane. Comme le souligne Godel dans Socrate et le sage indien[2], chacun découvre en Socrate une physionomie à sa convenance. Et pourtant, Socrate reste fidèle à lui-même, seulement, il sait parler le langage de chacun. C’est peut-être pour cela qu’après sa mort on a ouvert des dizaines d’écoles qui se disaient socratiques : l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, les écoles cyniques, mégariques, cyrénaiques. Ces écoles étaient très dissemblables, pourtant elles se revendiquaient toutes du même père. Socrate était un emblème. Mais pas seulement. Socrate nous est présenté sous un nombre important de facettes différentes, cela révèle la vérité de ce personnage énigmatique et incroyablement riche. En effet, ce n’est pas seulement avec sa mort qu’il se distingua, déjà bien avant il apparaissait à ses contemporains comme un mystère. C’est ce que dit Alcibiade dans le Banquet : Personne ne connaît ce gaillard-là. Socrate était une contradiction vivante, il était aussi laid du dehors que beau et intelligent du dedans.  Socrate incarne aux yeux des Grecs l’opposition entre l’être et le paraître, entre l’âme et le corps. Socrate est déroutant et ses contradictions, son étrangeté fascinent. Il assume cette étrangeté : c’est un fait reconnu que Socrate se distingue par quelque chose du reste des hommes, dit-il à ses juges dans l’Apologie.   



Socrate au fil du temps...                                                                                       

Socrate survécut tout au long de l’Antiquité, les penseurs grecs comme romains firent l’éloge de sa vertu, de sa vie, et bien souvent davantage encore, de sa mort exemplaire.
Avec l’immersion de la pensée chrétienne, les choses changent : il s’agit d’opposer à ce martyr païen un martyr chrétien. On le compare à Jésus, on l’en différencie. Il s’agit de combattre Socrate en le discréditant, afin de ne pas laisser de point d’appui aux réticents du christianisme. Des penseurs tels que Saint Cyrille et Grégoire de Naziane le dépeignent comme débauché, disant que même s’il était sage, on ne peut en aucun cas donner en exemple ses mœurs dissolues. Certains pourtant défendent Socrate, tout en tentant de le faire correspondre à une pré-figure chrétienne. Ainsi Justin martyr compare les persécutions des premiers chrétiens à celle subie par Socrate, il dit que ce dernier a pressenti le Christ et que c’est de là que lui vient sa sagesse et sa vertu. Saint Augustin considère que Socrate eût une vision du Dieu vrai et unique et l’estime pour avoir été le premier moraliste.
Au Moyen-Age, on trouve de nombreuses références à Socrate et ce même dans les œuvres en langue vulgaire : dans le Roman de la Rose, dans l’ Histoire de Giglan ...
A la Renaissance, les intellectuels rappellent son enseignement et c’est davantage celui-ci qui lui vaut la gloire que sa figure de martyr comme il en sera plus tard. Rabelais, Montaigne, Erasme l’associent à la sagesse, à la modération et admirent cet homme capable d’aller jusqu’au bout de la vertu.
Au siècle classique on garde cette image. Racine, dans la préface du Phèdre, le dit le plus sage des philosophes et Molière le plus sage des anciens.
Au XVIIIème siècle les érudits s’intéressent d’encore plus près à la figure socratique. De plus en plus de penseurs commencent à revendiquer une parenté avec Socrate. Socrate devient à la mode. En effet, avec la lutte contre l’infâme, il s’agit de défendre la liberté et le tolérance et Socrate apparaît comme la figure type du philosophe mort pour la bonne cause. De plus, le siècle des Lumières se préoccupait d’établir les fondements de la société et de la morale or, c’est justement ce à quoi Socrate avait consacré sa vie. Un autre point de rapprochement est le fait que la vertu de Socrate était laïque, c’est à dire qu’elle n’était pas fondée sur des dogmes. C’est la raison pour laquelle ils en firent une sorte d’apôtre de la religion naturelle, un libre penseur de la foi.
Avec cette nouvelle conception, on s’éloigne de plus en plus du Socrate historique en on n’en retient que le symbole formé. C’est à ce moment-là que Socrate devint un mythe, un héros, un thème littéraire auquel on s’est mis dès lors à faire appel afin de soutenir chaque nouvelle idéologie militante. A présent on ne célèbre plus Socrate pour sa noblesse et sa vertu mais bien pour manifester contre la superstition, l’intolérance et le fanatisme.

Socrate « le sorcier ».

Socrate exerce une véritable fascination, aujourd’hui comme hier. Platon fait bien souvent parler ses personnages de cet envoûtement. Grimaldi compare Socrate au sorcier suivant les quatre caractéristiques du chaman telles qu’elles ont été énumérées par Mircea Eliade dans l’essai intitulé Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (Paris, Payot,1968). Selon Grimaldi, ce qui fait de Socrate un sorcier, c’est qu’il est avant tout un guérisseur. En effet, d’après Socrate, la plupart des douleurs du corps trouvent leur origine dans les maux de l’âme qu’on peut soigner par la parole, par des discours qui agissent comme des envoûtements. Une autre caractéristique du chaman que l’on retrouve chez Socrate est le fait qu’il rend chacun à lui-même en restaurant le sens de son identité. Socrate, à travers ses interrogations, cherche à appliquer la maxime du temple de Delphes connais toi toi-même.  De plus le chaman est habité par des esprits ou bien élu par des divinités. Or, Socrate voit des divinités en songes et une voix qu’il croit démonique, lui parle à chaque fois qu’il s’agit de le dissuader de faire quelque chose. Enfin, le chaman doit être capable de se détacher de son existence corporelle et c’est ce qu’essaya d’enseigner Socrate tout au long de sa vie et, surtout, par sa mort.
Socrate, de même que le sorcier remédie à la détresse humaine qui provient de ce monde en devenir dans lequel on ne sait pas comment on pourrait se fixer. Il fait de ce monde une image d’une expérience logique qui lui sert de modèle, donnant ainsi un sens aux choses.


Socrate le philosophe.

Socrate est considéré comme le premier des philosophes, le père dont se réclament depuis vingt-cinq siècles les penseurs les plus divers. Une des causes en est qu’il enseigna autant par sa vie que par sa doctrine. La vérité a changé sa vie en la lui faisant comprendre. Cette vérité est réflexive, elle a un caractère logique et jamais empirique, elle consiste uniquement en un accord de la pensée avec elle-même. Par l’oracle de Delphes qui déclara Socrate le plus sage des hommes, ce dernier fut amené à une sorte de conversion qui le mena à une nouvelle règle de vie. Socrate représente l’anti-personnage qu’est le philosophe, contrairement aux hommes qui figurent dans le monde.
Socrate réagit. Par sa radicalité même, ses comportements dénoncent ceux de ses contemporains. Il y a une certaine arrogance chez ce philosophe qui consiste dans un sentiment très exigent de ce qu’on se doit, qu’il conduit à  ne s’incliner devant aucun pouvoir, ni celui de la douleur, ni celui de la mort. Il y a un souci important de montrer sa liberté par son indépendance et son mépris pour tout autorité autre que celle de la raison.
Nietzsche le souligne dans Le gai savoir (fragment 122), il y avait quelque chose de théâtral dans l’attitude des philosophes grecs :  ces hommes populaires imbus de leur perfection  et qui se promenaient avec des allures de toreros.
Pour ces hommes, nul n’était tenu qu’à la vérité et ne pouvait se respecter que s’il disait cette vérité. Le propre de la vérité est de ne jamais se démentir et le propre de l’homme est de ne jamais manquer à sa parole. Cette forme de respect qui consistait à ne jamais renier ce qu’ils avaient affirmé était appelée aidos par les grecs et ils la considéraient comme constitutive de l’humanité. D’après la mythologie, elle leur a été apportée par Prométhée en même temps que la dixe mais après le feu et l’ingéniosité. Elle permettait de maintenir l’unité dans la cité car elle assurait la confiance que les citoyens se faisaient.
On a souvent associé (à tort)  Socrate aux sophistes. La pièce Les Nuées d’Aristophane n’y est pas pour rien. Cette pièce a également influencé les accusateurs de Socrate, de même que ses juges. Mais à la différence des sophistes, Socrate ne se faisait jamais payer. D’ailleurs il ne se considérait pas comme un maître, n’enseignait pas de doctrine, n’avait pas, à ses yeux, de disciples car celui qui prétendait ne rien savoir d’autre que sa propre ignorance pouvait difficilement en instruire d’autres. Mais surtout, il refuse de se faire payer au nom sa liberté. Quand on vend, on se place sous la dépendance de celui qui achète, pour être payé il faut servir et servir, c’est s’asservir.
Pour cette même raison, il évite les assemblées et la vie politique. Il dit que pour être écouté il faut flatter les oreilles de ceux qui écoutent, qu’on ne peut pas faire de la politique sans tromper. Lui-même se tait car il a compris que la voix du juste est toujours inaudible dans les assemblées[3] . C’est en formant des hommes capables de gouverner la cité car formés à la vertu et donc à la justice, qu’il fait de la politique.

Socrate, le saint ?

On l’imagine souvent endossant la triple figure du Saint, du Héros et du Sage. La figure du Saint  à cause de sa mission divine et de la voix du démon qui l’habitait. Il correspond au prophète, se baladant nu- pieds dans les rues, interpellant les gens au hasard et les forçant à réfléchir sur eux-même, les troublant afin de les convertir à la recherche des vraies valeurs. De plus il a été accusé de ne pas respecter les dieux de l’Etat et d’en introduire de nouveaux, accusation qui mena à sa mort de martyr, mort pour et par ses idées et acceptant cela avec calme et sérénité. Cette figure du saint Socrate a été forgé à partir du Moyen-Age par ceux qui ne voulaient pas donner en exemple un héros païen. C’est dans cette optique-là qu’il a souvent été présenté comme le précurseur de Jésus, qu’on a fait de sa voix démonique la voix du Dieu... Mais Socrate ne prêchait rien, n’annonçait rien et ne voulait convertir personne à quoi que ce soit. Il cherchait juste à faire découvrir la vérité aux hommes au fond d’eux-mêmes.

Socrate, le héros ?

A en juger par sa conduite lors de ses trois expéditions militaires ainsi que par la description qu’en fait Xénophon dans ses mémoires, on pourrait le prendre pour tel. En effet, il y a fait preuve de courage et de vaillance face au danger. Il fut un soldat courageux mais aussi un citoyen ferme lorsqu’il était impliqué d’une mission ou d’une décision à prendre. Cela peut se déduire des deux affaires que lui-même cite dans l’Apologie. En –406, il refuse seul contre tous, que les généraux, qui pour cause de tempête ont dû abandonner leurs hommes à l’eau, soient jugés en bloc. En effet, la loi athénienne garantissait à chacun le droit de se défendre individuellement. Cela lui valu des menaces mais il ne fléchit pas. Le deuxième cas
concerne un ordre du gouvernement des Trente qui envoyèrent un groupe d’hommes dont Socrate, chercher un homme afin de le mettre à mort. Socrate fût le seul à refuser d’obéir à cet ordre injuste, mettant par là sa vie en danger . Par ces deux exemples, Socrate montre que, comme il le dit dans l’Apologie :  de la mort, je me soucie comme de rien. Ainsi ce pouvoir, si fort  qu’il fût, ne réussi pas à m’extorquer par crainte un acte injuste. Socrate serait-il donc un héros guerrier et un résistant ? Cela ne semble vraiment probable : quel héros fuirait l’engagement, les honneurs et la gloire ?

Socrate, le sage ?

Combien de fois n’a-t-il pas été qualifié de sage par excellence ? Cette qualification est fondée, déjà le fameux oracle de Delphes l’avait déclaré le plus sage de tous les hommes. Socrate adapta sa vie à son idéal et vécu avec beaucoup de sagesse. Mais est-ce bien à des personnages comme Socrate qu’on pense lorsqu’on évoque la sacro-sainte figure du sage un peu rébarbatif et souvent trop éloigné de la vie ? Socrate le sage ? Lui qui mordait la vie à pleines dents, qui dansait, participait aux banquets... ?  
On n’arrive pas à placer Socrate dans ces cadres pré-établis, Socrate les dépasse encore et toujours. Si déjà dans l’Antiquité personne ne le voyait de la même façon, comment pourrions-nous le formaliser aujourd’hui ? Peut-être est-ce de cette incompréhension que vient le premier syllogisme : Tous les hommes sont mortels.
                                               Socrate est-un homme.
                                               Socrate est mortel.
Parce que c’est une des seules certitudes que l’on peut avoir quand à ce personnage énigmatique, qui nous échappera sans doute toujours. Oui,  Socrate a été un homme, qui, tout comme n’importe quel autre homme, est mortel.
Socrate, le maître[4] ?

Une autre manière dont a été abordé Socrate fût celle à travers le prisme du maître. Socrate, le père des philosophes, Socrate le maître de disciples éminents... Les rapports entre un maître et son disciple se définissent à travers quatre notions : l’oralité, l’éros, la trahison et la responsabilité. J’ai déjà dit ce qu’il en était de l’oralité[5], la forme de transmission  orale permet d’instaurer un contact, un échange, permet de rechercher ensemble la vérité et non pas, comme c’est souvent le cas avec l’écrit, de la présenter de manière dogmatique et totalement extérieur à nous. Platon prône l'oralité dans Phèdre car seul le face à face garanti la vérité et un enseignement honnête. Ce que nous apprenons et gardons en nous mûrit et se modifie au fur et à mesure de nos expériences. La mémoire construit l'être et protège le moi.
Par rapport à l’éros, on remarque cette relation particulière entre l’élève et le maître aimé et admiré : il y a un souci de plaire de la part de l’élève, les cours sont un mélange particulier d’amour, de menace, d’imitation et de détachement. Comme le dit George Steiner un maître est l’amant jaloux de ce qu’il pourrait être. Ceci nous amène au point suivant, celui de la trahison.
 En effet, vient le jour où l’élève dépasse le maître,  le jour où le maître ne peut plus alimenter son disciple. L’élève, alors, à son tour, devient maître.  Comme le dit le Zarathoustra de Nietzsche :   Vous ne vous étiez pas encore cherchés quand vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants, c’est pourquoi toute croyance importe si peu. Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; et quand vous m’aurez tous renié, alors seulement je reviendrai parmi vous.
Ainsi George Steiner dévoile le triple paradigme da la relation maître-disciple : D’abord le maître qui détruit son disciple, ensuite le disciple qui trahit ou détrône son maître, et enfin, un lien toujours à vif entre les deux pensées et une paternité qui s’installe.
On a accusé Socrate de corrompre la jeunesse, on lui a reproché les agissements de ceux qui l’écoutaient dont certains étaient des opposants à la démocratie. Mais le maître est-il responsable des agissements de ses élèves ? Voici le dernier point qui est celui de la responsabilité. Enseigner est dangereux, c’est préparer l’élève au départ mais sans jamais pouvoir prévoir ce que va faire ce dernier... Car lui, pour sauver son identité, se doit de fuir ou de trahir.
Le besoin d’enseigner et d’apprendre est à la base des fondements de nos sociétés. Pour Socrate, c’est l’exemplarité qui fait office d’enseignement, aussi vécut-il suivant son idéal. Il pratiquait la maïeutique, par laquelle il voulait juste révéler aux hommes, en les aidant à accoucher de leur âme, ce qu’ils savaient déjà.  

Le mythe du Politique[6] et le « mythe » socratique.

Je n’ai pas choisi d’analyser un mythe au sens propre, c’est-à-dire un récit mythique, mais bien un personnage qui, au fil du temps, est devenu un mythe, une représentation symbolique. Cependant, le mythe du Politique ainsi que le mythe socratique ont tous les deux été élaborés par Platon et par leur analyse, on peut découvrir l’utilisation du mythe par Platon. Celui-ci fait souvent recours aux mythes à des moments importants de son argumentation. Pourtant, il se bat contre l’usage du mythe en tant que principal éducateur de la Grèce car le mythe n’est pas guidé par la recherche du vrai. En fait, le recours au mythe appelle à une ouverture hors du monde familier ce qui permet de s’ouvrir plus facilement à des choses nouvelles. Le récit mythique provoque chez l’auditeur un sentiment de surprise, d’étonnement. Or nous savons bien qu’ à la base même du questionnement philosophique, il y a l’étonnement, le thaumazein. A partir de là, une mise entre parenthèses de nos convictions et de nos croyances est possible et nous sommes prêts à penser autrement, à nous interroger philosophiquement sur le sens. Avec le mythe, Platon nous envoie dans un monde imaginaire capable de faire bouger nos repères quotidiens, le paysage de la pensée change et celle-ci peut se déployer plus librement dans ce non-lieu. L’utilisation de Platon des mythes est révélatrice de sa pensée et de sa méthode : il récupère la tradition tout en la transformant selon son propre besoin. Ceci nous montre la liberté et l’inventivité dont doit faire preuve le dialecticien.
  







Annexe.

Le mythe du Politique (268d-277a).

Dans le Politique, Platon raconte un mythe afin d’expliquer la participation du sensible à l’intelligible. Ainsi Platon nous raconte un mythe qui est en réalité composé d’extraits de trois mythes différents. De cette façon, il en retire un sens nouveau qui nous permet de comprendre, de manière plus évidente que par la dialectique, l’état des choses dont il est question. Dans le mythe du Politique, il rassemble ces extraits en disant que les choses étranges dont ils rendent comptent proviennent d’une seule et même cause, à savoir que l’univers est tantôt guidé par le démiurge, tantôt abandonné par lui et laissé à son propre sort.
Grâce au mythe, nous sommes à présent conscients du problème et lancés sur la voie pour le résoudre : si le monde actuel est plein d’injustice et semble bien souvent de plus « tourner rond » ; c’est parce que nous sommes à l’âge de Zeus, le démiurge ne dirige plus le mouvement de l’univers que petit à petit celui-ci oublié le savoir et que se rompt la participation du sensible à l’intelligible. Il s’agit donc de rétablir cette participation afin de revenir autant que possible à l’âge de Kronos. Cela nous est possible en ce qui concerne les hommes si nous devenons philosophes et acquerrons ainsi le savoir nécessaire. Il nous faut tout d’abord produire un politique par excellence, un roi-philosophe ou un philosophe-roi. Celui-ci devra être le pasteur des hommes étant donné que l’Etranger d’Elée a défini par la méthode de rassemblement et de division dichotomique l’art politique comme science théorique prescriptive directe qui concerne les êtres animés, ou l’art d’élevage collectif qui traite avec des animaux terrestres, marcheurs, sans cornes, ne pouvant engendrer par croisement et bipèdes.
Ce roi-philosophe n’existe pas dans notre monde, il faut le former par la dialectique. Une fois formé à la vérité, il sera capable de guider les hommes en basant ses lois sur les lois immuables du monde des Idées. Les hommes ne pourront donc n’être plus que bons et justes à l’image de la constitution de la cité qui les éduque.
On peut supposer que la formation du roi-philosophe sera douloureuse car tel est en effet l’éveil à la philosophie tel que le décrit L’Allégorie de la caverne. De plus, la réaction des hommes est également à craindre. Si on reconnaît dans le personnage qui sort de la caverne de cette allégorie Socrate, on se rend compte que la tâche de sera pas facile car celui qui a été initié à la lumière se repère ensuite difficilement dans les ténèbres, prêtant à rire et allant jusqu’à éveiller la haine. De plus, comme le soulève Glaucon dans la République, le philosophe, une fois sorti de la caverne ne voudra plus revenir dans l’obscurité de celle-ci. On l’y forcera car c’est justement là son intérêt : le roi-philosophe sera désintéressé donc ne profitera pas de son rang pour privilégier ses propres intérêts  mais pensera, sur base de ses connaissances, au bien de la cité.
On voit là que la philosophie de Platon forme un tout.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              








Bibliographie.


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GODEL R., Socrate et le sage indien, Les Belles Lettres, Paris, 1953.
GOTTLIEB A., Socrate :martyr de la philosophie, Editions du Seuil, Paris, 2000.
GRIMALDI N., Socrate, le sorcier, Presses universitaires de France, Paris, 2004.
MAUSSE C., Le procès de Socrate, édition complexe, 1989, Bruxelles.
NIEZSCHE F., La naissance de la tragédie, Gallimard, Paris, 1986.
NIETZSCHE F., Le gai savoir, Gallimard, Paris, 1984.
NIEZSCHE F., Ainsi parlait Zarathoustra, Le Livre de Poche, Paris, 1983.
PLATON, Apologie de Socrate ; Criton, Flammarion, Paris, 1997.
STEINER G., Maîtres et disciples, Gallimard, essais, Paris, 2003.
TEXIER R., Socrate enseignant ; de Platon à nous, L’Harmathan, Paris, 1998.
TROUSSON R., Socrate devant Voltaire, Rousseau et Diderot : la conscience en face du 
                           mythe, Minard, Paris, 1967.
WOLF F., Socrate, Presses universitaires de France, Paris, 1987.


















[1] GRIMALDI, Socrate le sorcier, Presses universitaires de France,2OOO, p 109.
[2] GODEL R., Socrate et le sage indien, Les Belles Lettres, Paris, 1953.

[3]PLATON , République, IV, 996c.
[4] Je me suis inspirée ici du livre de  STEINER G., Maîtres et disciples, Gallimard, essais, Paris, 2003.
[5] voir le point  Socrate et « ses disciples ».
[6] voir annexe.

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