Vierge et
le neutrino.
Proposition
d’une écologie des pratiques.
Qu’est-il en train de se passer avec les
sciences ?
Les scientifiques sont entrés en guerre en 1994
contre les cultural studies qui les accusaient de n’être que des
pratiques comme les autres, d’être des constructions sociales. Les cultural studies remettent en question le
rapport privilégié que les sciences dites dures sont censées avoir avec la
réalité et la vérité. Aussi c’est à un relativisme que sont ramenées ces
sciences étant donné que plus rien ne les distingue de discipline telle la
sociologie. La physique, la biologie, ne sont qu’une certaine façon de
voir les choses, ce sont des constructions sociales. On peut comprendre que les
scientifiques se soient sentis insultés par ce genre de propos, eux qui, depuis
l’avènement de la science moderne avec Galilée jouissent d’un statut privilégié
et non contesté. C’est leur méthodologie qui dit ce qui est science et ce qui
ne l’est pas, c’est à dire ce qui vaut. Aussi les sciences ont souvent
utilisé leur méthodologie en tant que machine de guerre, réduisant à néant,
c’est-à-dire à la non validité scientifique, tout ce qui ne respectait
pas cette méthodologie, tout ce qui se présentait autrement. Parce que la
science, dans notre société et depuis l’époque moderne, fait autorité,
dire : c’est scientifique, revient très vite à dire : c’est vrai.
Mais ce ne sont pas les seuls
« ennemis » des sciences telles qu’elles se sont faites jusqu’ici.
On peut parler de trois « ennemis » à
combattre pour les sciences : les disciplines qui récusent leur statut de
scientifique tel que définit par la science moderne.
Les disciplines qui prétendent valoir
scientifiquement tout en ne pouvant pas passer le test du laboratoire.
L’Etat qui ne respecte plus leur autonomie et
veut de plus en plus les lier directement à des industriels. On en arrive à
leur passer commande. L’autonomie dont jouissaient jusque-là les
scientifiques est remise en cause. Désormais on leur demande, on attend
d’eux... Cet aspect est notamment développé dans 100 mots pour commencer à penser
les sciences[1]
à propos du mot « Etat ». Il y est expliqué que si la science a
su plus ou moins s’affranchir de l’Etat à un moment de son histoire, cela lui
est devenu de plus en plus difficile au vingtième siècle où elle a été définie
comme une « affaire d’Etat »[2].
En effet, la science devait servir la puissance
et l’indépendance de l’Etat. Cette alliance a pu fonctionner pendant un certain
temps, tant que les scientifiques se sentaient encore une certaine autonomie.
Mais à partir du moment où ils se sentent livrés par l’Etat aux intérêts
économiques ça ne fonctionne plus.
D’autre part un nouvel élément se rajoute qu’on
n’avait que peu entendu jusque-là et qu’on ne s’attendait pas à entendre :
le citoyen, le public qui passe de son rôle de consommateur content des
nouveautés qu’on lui propose, qui ne connaît rien à la science et laisse ceux
qui sont qualifiés pour en discuter. Ce citoyen commence à se mêler de ce
qui ne le regarde pas. Il commence à s’interroger tout haut sur le progrès
et le bien fondé de ses avancées. Ainsi les OGM ont été mis en cause par ce
public censé ne pas s’impliquer.
Face à tous ces changements, ces
bouleversements, il serait temps de se mettre à envisager de nouveaux rapports
à la science, d’autres manières d’en parler. Il faudrait, pour retrouver un
certain statut précis, que les scientifiques apprennent à se présenter, à bien
parler d’eux-mêmes pour pouvoir se faire comprendre. Et c’est là ce à quoi nous
propose de réfléchir Isabelle Stengers dans La vierge et le neutrino. Il est temps pour les scientifiques de
réaliser que c’est dans une autre écologie (environnement) qu’il leur faudra
désormais travailler. Pourquoi ne pas saisir ce moment de fragilité pour
réfléchir à une autre façon de faire, pour faire intervenir de nouveaux
protagonistes ? C’est là la proposition d’une écologie des pratiques
d’Isabelle Stengers.
Il s’agit de penser à, à partir de, ce qui nous
fait agir. Il faut désormais se mettre à sortir de nos habitudes de pensée,
arrêter de se réfugier derrière les raisons communes et les appels à la
transcendance, à l’universel, à la marche qui se fait massacrante vers l’idéal
de la modernité : le progrès[3]. Qu’est-ce que cela signifie ? Tout
d’abord un constat, celui du « massacre » commis par les sciences à
l’égard des autres disciplines n’ayant pas obtenu ce statut de science exacte.
On est actuellement dans une écologie de proies et de prédateurs, ces derniers
disqualifiant les premiers au nom d’une transcendance, celle de l’universel,
celle de la science et de ses idéaux.
La question n’est pas ici de s’interroger sur
le statut de la science mais plutôt sur la « cohabitation » des
sciences exactes avec les autres disciplines, cohabitation qui pourrait se
faire sur un autre mode que celui de la guerre.
La première condition de la cohabitation est
d’apprendre à se connaître.
On commence par se présenter mais comment faire
pour bien se présenter ? Il faudrait s’affirmer dans sa différence,
se définir à partir de ce qui est important pour nous, ce qui nous oblige à. Il
s’agit de comprendre l’autre en terme d’appartenance plutôt que de vouloir le
définir dans son identité, il faudrait se demander de quoi cette
appartenance le rend capable[4].
En effet, les assimilations sont dangereuses parce qu’elles sont réductrices,
elles empêchent de nouveaux liens de se tisser. La tendance voudrait
qu’on tente à tout prix de s’entendre, qu’on mette en place des règles définies
pour éviter des conflits, voir qu’on se choisisse un chef, un responsable qui
agirait au nom du bien commun. Se présenter sur le mode de sa différence c’est
prendre le risque du conflit.
C’est également se présenter comme engagé dans, engagé par sa pratique. Comme
le dit joliment Scarpetta : je suis
pris dans ce dont je parle[5].
Si on doit cohabiter, il nous faudra dialoguer.
Mais dans quelle langue si on en parle chacun une différente ? Il se fait
que chaque praticien a son idiome et est un idiot au sens deleuzien, au sens où
il y a quelque chose qui est essentiel pour lui, qui compte bien plus à ses
yeux que n’importe quel consensus. Pas question, (...), d’adopter la
position détachée ou purement descriptive d’un observateur neutre, qui ne
serait pas partie prenante de la situation[6],
écrit Scarpetta. Cet idiot
ne cherche pas à faire l’unanimité. Ce qui compte le plus pour lui, ce qui
l’oblige, est différent de ce qui comptera et obligera son voisin. Aussi il n’y
a pas à vouloir imposer sa vision, il n’y a pas à juger à partir de soi.
Est-ce que cela veut dire qu’il suffit de vivre
côte à côte, sans faire attention à l’autre, sans se déranger
mutuellement ? Tomber dans ce
type de relativisme ne serait pas très intéressant. Il s’agit, au contraire de
créer sa propre manière de refuser activement, publiquement, son assimilation à
la mise en oeuvre de moyens et de raisons consensuelles[7].
En effet, aucune pratique n’est comme les
autres[8].
Dès lors aucune ne peut parler au nom des autres, c’est là les insulter. C’est
ce que fait la physique quand elle explique, selon ce qui lui importe, selon
ses exigences, ce qui concerne tout le monde, la réalité.
Le problème, c’est le mode sur lequel se fait
cette explication. En effet, une fois que quelque chose a été démontré
scientifiquement, cela devient un objet scientifique, il appartient à la
science et les autres n’ont plus le droit de s’en approcher. Ils sont chassés[9].
C’est ce que illustre la demande de Tobbie Nathan de ne pas parler des ancêtres
des autres car c’est détruire les peuples qui s’identifient par leurs ancêtres
qu’ils connaissent.
Aussi ce discours scientifique qui se permet de
parler à la place des autres est une déclaration de guerre étant donné qu’il
détruit ces peuples en renvoyant leurs discours à l’irrationalité et en se
prétendant seul habilité à parler en leur nom. En effet, comment d’autres
praticiens peuvent vivre la sentence de la méthodologie scientifique : du
point de vue expérimental, ce qui ne résiste pas à l’épreuve n’a aucune valeur[10] ?
Si chacun prétend réduire la vérité de l’autre
à la sienne et pouvoir parler à sa place, la cohabitation sera
belliqueuse.
Elle peut pourtant se faire sur un autre mode,
celui d’une écologie de pratiques. Est-ce que celui-ci évite la guerre ?
La guerre passe par un combat qui exige un
vainqueur et un vaincu, le vainqueur pouvant alors soumettre le perdant,
l’annihiler afin de proclamer sa vérité. Il ne peut y avoir qu’une vérité, ce
sera donc celle d’une pratique contre celle d’une autre. C’est ainsi que l’Histoire est écrite
par les vainqueurs[11].
Mais, et c’est là quelque chose d’essentiel qui
n’est jamais suffisamment pensé, la pacification est un autre type de guerre en
ce qu’elle réduit, en ce que, au nom du consensus, elle rejette tout ce qui ne
s’y soumet pas[12].
Il faut donc tenter d’éviter ces deux écueils
car dans les deux il s’agit de soumettre au nom d’un principe supérieur.
Une fois ces constats faits, il devient
possible de changer d’attitude en tentant de déplacer l’effroi.
Il s’agit notamment d’inclure le public
jusqu-là jugé crédible et incompétent. On a vu tantôt que le public se situait
du côté des « ennemis » de la science étant donné qu’il commençait à
la mettre en question. Pour éviter cela, on peut faire appel à la notion de
version dans le sens de Vincianne Despret[18].
Il s’agirait de privilégier des versions les plus ouvertes possibles, celles
qui acceptent d’inclure les autres. Ainsi une version est rendue intéressante
par le nombre d’associations, de liens qu’elle permet. C’est une toute autre
façon de voir. Plutôt que d’être fermé sur soi-même, sur sa théorie et vouloir
tout ramener à elle, on se tourne au contraire vers l’extérieur et on réfléchit
à comment s’enrichir mutuellement, sans pour autant faire appel à des
consensus, à des limitations C’est une pensée de l’inclusion. Un peu comme le
rhizome de Deleuze.
Ainsi on peut arriver à travailler avec de
nouveau acteurs comme ceux qui forment « le public » et ce sans les
stigmatiser.
Accepter d’être idiot mais refuser d’être bête.
Cette bêtise est à prendre au sens deleuzien, elle est celle du praticien
somnambule. C’est la bêtise bornée qui refuse de se poser les questions
essentielles, qui refuse de penser.
Le praticien somnambule tel que développé dans
le paradigme kuhnien est celui qui redoute ces versions. En effet, il ne peut
exercer sa pratique que s’il place une frontière nette entre ce qui lui importe
et ce qu’il juge secondaire car s’il se laissait envahir par les questions
interrogeant sa pratique, interrogeant les conséquences de ses découvertes, il
ne pourrait plus travailler, ne serait plus productif. Bien sûr, il n’est pas
complètement naïf, il ne vit pas dans la bulle de son laboratoire. Néanmoins,
sa vision du monde extérieur est influencée par ce qu’il y cherche,
c’est-à-dire des opportunités de présenter sa découverte, de la faire exister
en la rendant intéressante pour des entrepreneurs. En effet il se fait le
porte-parole de son invention, comme l’explique Bruno Latour, et c’est en tant
que tel qu’il se voit et interprète le monde environnant.
Néanmoins
il ne faut pas réduire les personnes à leur appartenance. Par delà celle-ci,
les différents praticiens restent des personnes et en cela ils sont touchés,
concernés par les problèmes de tout un chacun. Sa pratique ne lui permet pas de répondre à ces questions de
façon exhaustive. Il n’a pas le droit de s’accaparer ces questions de société.
S’il propose des solutions, il doit signaler à partir d’où il parle, il doit
mettre en avant son appartenance car celle-ci l’oblige bien souvent à prendre,
à défendre telle ou telle position. Les différentes pratiques prétendent à la
vérité en soi (par opposition à la vérité du relatif), et en cela se
définissent comme neutre. Il faut
en finir avec le mythe de la neutralité car c’est au nom de celle-ci que les
pratiques prétendent à l’hégémonie. On considère qu’une théorie a valeur de
vérité si elle peut soumettre les autres.
Nous avons vu tantôt qu’il n’était
pas possible de faire appel à un chef car se serait la voie ouverte à
l’uniformisation sous un idéal défini. Mais peut-être la figure du diplomate
peut-elle être d’un certain secours dans
cette cohabitation si difficile.
Afin que son avènement soit
possible, il faut, d’une part, sortir de la logique du prédateur. Si on veut se
donner une chance d’éviter la guerre (et ce autant dans le sens de
guerre-conflit que pacification) il ne faut plus définir les parties en termes
de forts et de faibles.
Une autre caractéristique de cette
fonction est que le diplomate se trouve dans une situation difficile et ce
envers les deux parties. D’une part il lui faut accepter ce qui caractérise le
parti « adverse », il doit pouvoir le comprendre et en cela devenir
son porte-parole. Ce qui n’est pas possible qu’en se faisant enrôler par lui.
Mais alors il risque d’être considéré comme traître par son propre parti, qu’il
a fait siennes les exigences de l’autre groupe. Vinciane Despret met en avant
cette problématique dans son ouvrage Quand
le loup habitera avec l’agneau. Elle explique que pour pouvoir parler
correctement des animaux, il faut se laisser enrôler par eux, devenir leur
porte-parole. Mais ce faisant la communauté scientifique a tendance à rejeter
l’ethnologue, considérant que
celui-ci a perdu sa neutralité scientifique, que par son comportement il a notamment
dénaturé les animaux et n’est donc plus habilité pour en parler. Les hommes ne
sont pas en concurrence avec les animaux comme le sont deux disciplines
scientifiques, aussi la problématique est quelque peu différente. Mais ce qu’il
y a de commun entre ces deux cas de figure, c’est le refus d’un groupe à
laisser un de ses membres se faire « adopter » par l’autre. Même si
cette « adoption » n’est que provisoire, n’est, en quelques sortes
que pédagogique, on reste dans la perspective de l’opposition. C’est un peu
comme cette idée développée par Amin Maalouf dans Les identités meurtrières de l’ennemi commun qui rapproche et qui
nous permet de nous définir dans une identité. Une identité se constituerait
donc par opposition à une autre. C’est peut-être également pour cela qu’un
appel est fait tout au long du livre de Stengers de se définir en termes
d’appartenance plutôt que d’identité…
Pour conclure, c’est à une
cohabitation sur le mode de la symbiose tel qu’appelle l’auteure. Nous avons vu
que les sciences sont en danger, cette proposition d’une écologie des pratiques
permettra peut-être de les sauver.
Cette proposition ne demande pas de
s’engager explicitement l’un envers l’autre, de mettre en place des accords,
des contrats. En effet, il faut avoir à l’esprit que l’écologie des pratiques
est une pratique locale, elle n’est pas une méthode prédéterminée et finie.
Elle a la vérité du relatif[19].
Elle s’est développée dans une certaine situation et correspond à celle-ci
mais il ne faut pas vouloir l’ériger en principe, en méthode valable en
soi. En ce sens, la cohabitation
est un événement ; Elle se fait au fur et à mesure des articulations entre
les uns et les autres, par les différentes versions rendues possibles. Mais ces
articulations sont passagères, elles ne garantissent rien pour l’avenir. Elles se
font selon les différents intérêts, selon les différentes possibilités ouvertes
à ce moment-là.
Ce n’est pas tant une méthodologie
qu’il faut retenir de ce livre mais bien des concepts comme ceux
du « faire attention », de l’hésitation, de la figure de
l’idiot, du refus des conclusions causales sous formes de et donc… Il faut s’appliquer à cette tâche difficile qu’est la
pensée, ne pas se laisser entraîner dans les idées toutes faites et nos
habitudes réflexives mais rester vigilent et critique.
[1] STENGERS I.,
BENSAUDE-VINCENT B., 100 mots pour
commencer à penser les sciences, Les Empêcheurs
de penser en rond, Paris, 2003.
[3] STENGERS I., La Vierge et le neutrino, Les Empêcheurs de penser en rond/Le
Seuil, Paris, 2006, p.148.
[4] Ibid., p. 17.
[5] SCARPETTA G,
L’impureté, Grasset, Paris, 1985, p.
22.
[6] Ibid.
[7] STENGERS I.,
op. cit. p.148.
[8] STENGERS I.,
op. cit. p.11.
[9] STENGERS I.,op. cit. p. 92.
[10]STENGERS I.,
BENSAUDE-VINCENT B., op.cit., p125.
[11] ULLMAN D.,
« La médecine, une
bien mauvaise farce », in
Alternet. Article repris par le hors série du Courier International
octobre-novembre-décembre 2008, p13. L’auteure cite Marcia Angell, professeur
de médecine à Harvard et ancienne rédactrice du New England Jounal of
Medecine : « l’industrie pharmaceutique s’est considérablement
éloignée de sa noble vocation originelle, à savoir découvrir et fabriquer de
nouveaux médicaments utiles, au cours des vingt dernières années. Devenu avant
tout une machine marketing vouée à la vente de médicaments aux bienfaits
contestables, ce secteur se sert de sa richesse et de sa puissance pour
noyauter toute institution lui
barrant la route(...). Ulmann explique que la plupart des laboratoires ne
sont pas dirigés par des médecins mais bien par des hommes d’affaires.
De 1860 au début du vingtième siècle, l’American
Medical Association, dite AMA, avait interdit dans son code de déontologie, aux
médecins de consulter un homéopathe et même de traiter les patients d’un
homéopathe.
[12]STENGERS I.,
op. cit. p. 164
[13] STENGERS
I.,op. cit. p.246.
[14] DESPRET V.,
Quand le loup habitera avec l’agneau, Les Empêcheurs de penser en rond,
Paris, 2002.
[15] DESPRET V., op. cit. p 25.
[16] Cité par
DESPRET V., op. cit. p145.
[17] STENGERS I, op. cit. p. 257.
[18] DESPRET V.,
Ces émotions qui nous fabriquent, Les
Empêcheurs de penser en rond, Paris, 1999.
[19] STENGERS
I., op. cit. p.243.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire