vendredi 27 août 2010

Le pragmatisme en bio-éthique



Le pragmatisme est-il bien adapté à la bioéthique. ?
 En guise d’introduction, afin de tenter de situer le débat, je m’appuie sur Pierre-André Taguieff qui, à partir d’une définition large de la bioéthique  proposée par Otfried Höffe et en tire deux interprétations, une pragmatique et l’autre idéaliste.
Cette définition :
"La bioéthique a pour champ d'investigation les questions éthiques de la naissance, de la vie et de la mort, notamment en relation aux nouvelles découvertes et possibilités de la recherche biologico-médicale"

Il considère que pour ceux qui supposent qu’on ne peut pas arriver à des absolus moraux la bioéthique consiste simplement à chercher un consensus acceptable pour le plus grand nombre. Il s’agirait d’une éthique minimale que prôneraient les pragmatistes.
En ce sens, il propose de comprendre la bioéthique comme "la science normative du comportement acceptable dans le domaine de la vie et de la mort", selon la proposition du juriste Pierre Deschamps[52].

L’interprétation idéaliste prendrait en compte non seulement l’acceptable mais aussi le désirable. Il ne s’agit pas seulement de définir un « juste » mais également un « bon », un « bien ».
Cette notion fait intervenir des exigences morales de type universaliste, comme le respect de la dignité de la personne humaine, qui implique la quête de son épanouissement.
D'où cette définition proposée par le bioéthicien Guy Durand : "La bioéthique désigne la recherche de l'ensemble des exigences du respect et de la promotion de la vie humaine et de la personne dans le secteur biomédical"[53].

Ayant ces considérations en tête, on peut faire une lecture de cet article.


L’article de Micah Hester, Is Pragmatism Well-suited to Bioethics ? a pour but de défendre le pragmatisme comme méthodologie pour la bioéthique. Pour cela, il présente les trois tendances de cette méthode et interroge les critiques qui leur ont été adressées.
Ces trois tendances, ou groupes, sont : le pragmatisme bioéthique, le pragmatisme clinique et enfin, le freestanding pragmatisme.

Le premier groupe est très large, c’est celui des penseurs fort divers mais que, par certains traits communs, on peut qualifier de pragmatistes. Il y inclut les penseurs qui ont lancé ce mouvement- Peirce, James et Dewey- ainsi que bon nombre de penseurs qui essayent de partir du concret, des débats issus de la pratique clinique.
Il s’agit, comme le pragmatisme classique l’a fait pour les débats insolubles de la métaphysique, d’envisager les dilemmes éthiques d’un autre point de vue afin de pouvoir, enfin, y répondre.

Pour cela, cette tendance propose, d’une part, de partir et de défendre la validité de notions telles que les habitudes, le contexte, la quotidienneté et, d’autre part, de revoir des concepts comme la vérité, la réalité, le sens...

Ainsi un lien est fait avec la phénoménologie quant à la considération et la définition des phénomènes : il s’agit de voir ces derniers situés dans leur contexte, c’est par rapport à ce dernier qu’ils prennent un sens. De cette façon, la maladie est comprise comme une rupture de la quotidienneté ce qui oblige à prendre cette dernière en compte si on veut aborder la maladie.
Selon l’auteur, les habitudes sont normatives en médecine. Il faut considérer les habitudes comme intelligentes, c’est-à-dire qu’elles prennent en considération le contexte et le caractère d’emblée commun de celui-ci. Il faut donc les penser en fonction du but poursuivi et les adapter. Un lien est ainsi créé entre le passé, le présent et le futur ce qui fait que nos habitudes nous aident à vivre, elles font tenir ensemble le désordre de la vie et elles nous permettent d’avoir un comportement adéquat face à l’environnement sans cesse changeant. C’est ce qu’on définit en phénoménologie comme la pente naturelle de la vie.
Micah Hester reprend également la différence faite par James entre meaning et significance et montre son usage en bioéthique. « Meaning » que l’on traduit en général par « sens » comporterait une notion de but, d’intention alors que « significance »,  rendu par « signification » inclut une idée d’importance, de valeur.
Sachant que pour les pragmatistes, ce sont les implications qui déterminent le sens de la chose pensée, il faut aborder chaque situation dans sa particularité. Pour les questions de fin de vie, par exemple, on ne doit pas partir d’a priori mais voir quelle sens aurait l’euthanasie pour la personne et son entourage.
De ce point de vue, conclut l’auteur, on peut admettre que dans certains cas, très limités insiste-t-il, l’euthanasie serait une bonne chose. L’euthanasie n’a pas de sens en soi, elle n’est ni bonne ni mauvaise, c’est seulement par rapport à ce qu’elle signifierait pour la personne qu’on peut lui attribuer une valeur.
Ainsi il n’y a pas de point de vue absolutiste, la « vérité », le sens, est relatif à un contexte, à une communauté, elle est toujours située.
C’est une autre vision de l’individu qui y est à l’œuvre. A la différence du rationalisme, l’individu n’est pas envisagé comme une unité face au monde, pouvant de lui-même avoir accès à la vérité. Ici, l’individu est toujours pensé dans la communauté des Hommes.

Aux critiques de Tollefsen qui dénoncent ce courant comme volontariste et antiréaliste, Hester répond que ce dernier n’a pas bien saisi la complexité et les nuances de la pensée pragmatique et de son application en bioéthique.
En effet, le pragmatisme prend position contre le réalisme qui affirme l’existence objective des objets mais il s’oppose également à l’idéalisme pour lequel notre connaissance est davantage la connaissance des idées que l’on a des perceptions au moyen desquelles on aborde l’objet.
Ce que le pragmatisme reproche à ces deux pensées, c’est qu’elles « misent tout » sur la connaissance, or, pour lui, c’est la complexité de l’expérience qui est ainsi niée. Il ne s’agit pas de simplement nier la réalité des objets dans la nature et de leur objectivité comme le fait l’antiréalisme mais de faire comprendre qu’il y a effectivement une objectivité mais que celle-ci est contextuelle, commune, comme cela a été dit plus haut.  Il y a de « réels » bons et mauvais mais ces réalités ont été développées à partir de l’expérience et par la suite ont pris un sens pour nous afin que nous puissions les employer dans le futur. Par là, elles sont objectives et opératives. Seulement, chaque situation est unique et si on utilise ces réalités, ce ne sera jamais tout à fait de la même manière, elles seront, de plus, toujours enrichies des découvertes de « vérité » de chaque nouvelle délibération. Ainsi l’expérience s’enrichit et change sans cesse.
 La vérité est conçue comme instrumentale et opératoire. Il n’y a pas une conception de la réalité comme définie une fois pour toute. Dès lors le but n’est pas de parvenir aux termes ultimes, Dieu, l’Univers…il ne peut y en avoir étant donné que la réalité est constituée, reconstituée sans cesse.

Le deuxième groupe, le pragmatisme clinique,

 est une forme particulière de ce pragmatisme bioéthique, il s’agit d’en appliquer les principes en milieu clinique. Il a été développé par trois auteurs, Fins, Baccetta et Miller, dans un article de 1997, « Clinical Pragmatism : A Method of Moral Problem Solving ».
Ce groupe s’appuie davantage sur Dewey qui s’est principalement intéressé au facteur social et éducatif. Ils mettent en pratique la demande du pragmatisme d’aborder l’individu en tant que membre d’une société en incluant toutes les personnes concernées par la situation d’un patient. Leur approche est inductive, ils partent de la situation concrète du patient. C’est aux problèmes de la pratique des médecins que se propose de répondre cette méthodologie qui se dit démocratique, expérimentale et en tant que telle faillible et qui propose le consensus comme solution à la délibération morale.
Ces enquêtes, ces discussions sont les fruits d’êtres humains, c’est-à-dire d’être finis dont la vision est, en tant que telle, limitée. Aussi ils acceptent l’échec, il fait partie de leur pratique. Ici, la théorie ne suffit pas étant donné qu’il s’agit de prendre des décisions concrètes. On retrouve là une des idées clé du pragmatisme : le primat de l’action sur la théorie. C’est effectivement ce qu’on retrouve dans cette pensée qui se veut davantage méthodologie que théorie. La méthodologie n’a pas de valeur en soi, elle est issue de l’expérience, aussi il faut se confronter à celle-ci et la penser dans toute sa complexité. C’est bien là ce que propose la bioéthique clinique avec sa conception que c’est de la situation réelle d’un individu déterminé qu’il faut partir pour réfléchir.

La critique de Janson porte sur le fait que la délibération ne s’appuie pas sur des standarts moraux fixés et que tout consensus n’est pas nécessairement bon. Le consensus démontrerait l’incapacité du pragmatisme à prendre en compte des absolus moraux.
A cela Micah Hester répond qu’on ne peut effectivement pas juger de la valeur d’un consensus sans des valeurs morales déterminées, et que c’est bien pour cela que c’est le consensus lui-même qui, chez ces auteurs détermine ce qui est acceptable moralement.
On ne peut pas avoir de point de vue de surplomb, c’est ensemble, à partir de l’expérience qu’on tente de trouver une solution adéquate à un cas concret. Il ne s’agit pas de déterminer dans l’absolu ce qu’il faudrait faire.
Un reproche adressé aussi bien à Tollefsen qu’à Jansen est qu’ils confondent les fins et le processus, les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Le consensus vaut en tant que processus, celui d’une enquête commune pour sortir d’un dilemme moral. C’est la bonne volonté des personnes qui y prennent part ainsi que le respect des principes démocratiques sur lesquels il se fonde, qui assurent la valeur de ce dernier.

De cette façon, ils définissent le consensus en tant que quête intelligente qui produit une solution acceptable en prenant au sérieux les intérêts en jeu ainsi que leur contexte.
Selon les défenseurs de ce courant, Jansen suit une conception platonicienne qui cherche des normes a priori alors que même les sciences naturelles ont montré que cette quête de la certitude était problématique, qu’on était davantage dans le probable que dans le certain. Aussi ce serait vouloir fonder les sciences morales plus sûrement que les objets scientifiques eux-mêmes…
Janson semblerait reconnaître le fait que les principes ne sont pas toujours applicables, qu’on a besoin de renseignements concrets pour pouvoir juger d’une situation.
Cela montre qu’elle a commis l’erreur de logique que dénonçait Dewey, à savoir, prendre des axiomes pour des vérités alors que ce ne sont que des postulats qui ont plus ou moins de valeur selon leurs implications. Ainsi elle part de principes abstraits sans contenus concrets, ce qui n’a pas de sens pour nous auteurs qui considèrent qu’on ne peut trouver de principes appropriés à la situation que dans le contexte.
 Il s’agit de proposer « une bonne décision pour ce patient-là [1]» en particulier et non pas simplement classifier les patients et leur proposer les solutions correspondantes à leur « case ». Or, une théorie absolutiste ignore le caractère unique de la situation pour chaque patient.
Se basant là-dessus, Hestler pose la question du pourquoi on voudrait fonder abstraitement des principes moraux qui posent problème dans la pratique plutôt que de partir de situation concrète.


Le troisième groupe, se dit indépendant.


Il est développé par des juristes qui considèrent qu’il est faut que la bioéthique s’appuie sur des concepts pragmatiques, tels l’induction, l’expérimentation et la faillibilité, elle ne doit pas s’appuyer sur le pragmatisme lui-même en tant que courant philosophique.
Ainsi ce pragmatisme juridique ne doit pas tenir compte des arguments ontologiques et métaphysique de cette philosophie.
On pourrait dire qu’il s’agit d’un usage purement instrumental de cette pensée, on n’en reprend que les outils en ne tenant pas compte de leur contexte d’élaboration de leur utilisation dans ce système.
Ils considèrent que la bioéthique et la pratique médicale ont toujours été pratiques mais que celle-ci devient de plus en plus pragmatique à partir du moment où on ne théorise moins, qu’on s’éloigne des règles et principes au bénéfice de l’induction.

 John Arras écrit que cette approche qui se base sur un instrumentalisme et un éclectisme,  n’est pas vraiment nouvelle en bioéthique. On pourrait développer les mêmes concepts sans parler de pragmatisme.
De plus, il considère que si, comme l’écrit Martin Benjamin, l’équilibre réflexif ou réfléchi constitue une approche de l’éthique spécifiquement pragmatique, alors on efface la différence entre les bioéthiques classiques et les bioéthiques pragmatiques et dès lors nous sommes tous pragmatiques aujourd’hui.  
Cette notion d’équilibre réflexif est un concept développé par Rawls dans son ouvrage Théorie de la justice, où il tente de définir les principes de justice qui devraient gouverner la “ structure de base ” d’une société juste.
 Il propose de définir ces principes au moyen de ce concept qui définit une procédure d’ajustement entre nos croyances générales et nos jugements particuliers. Il faut parvenir à un équilibre entre une conception adoptée, disons de la santé ici, et les jugements moraux qu’elle implique. Ainsi on peut et doit adapter la conception en question pour parvenir à cet équilibre.

Pour Hester, Arras a tord d’être aussi réducteurs. Selon lui ce n’est pas parce qu’il y a des convergences entre le pragmatisme et ce qui se fait effectivement en éthique clinique, que le pragmatisme n’a rien à proposer d’intéressant.
Néanmoins il critique la volonté de ce mouvement d’absolument vouloir se détacher du pragmatisme en tant que courant philosophique. En effet, en n’en reprenant que les principes, ils se privent des développements intéressants et utiles de ce mouvement. En effet, cette philosophie forme un système, les principes y sont mis en corrélation et sont rendus plus intéressants que si on se contente de les considérer indépendamment.
La seule concession qu’il semble prêt à leur accorder est qu’ils mettent le doigt sur le danger de transformer l’appel à ce mouvement en argument d’autorité ce qui va, bien entendu, à l’encontre de la démarche pragmatique.
Si on décide de se rapporter aux penseurs pragmatistes, ça doit être dans le cadre d’une discussion, on ne peut pas les invoquer en tant qu’arguments d’autorité.

Ainsi il conclut que bien que d’un développement pragmatique de la bioéthique puisse se faire, ne nécessite pas d’être explicite à propos de ses sources pragmatiques, il s’agit en effet d’en utiliser les concepts, non de théoriser, il reste utile d’avoir une connaissance et une bonne compréhension des philosophies de ses fondateurs.

Pour finir, il s’interroge s’il faut parler de bioéthique pragmatique ou si parler de bioéthique suffit.

D’un point de vue philosophique, il n’y a pas grand-chose à gagner à rajouter le terme pragmatique.
En effet, selon l’auteur, le pragmatisme est en parti à la base de la bioéthique tellement cette dernière reprend ses principes.
Ainsi il reprend la position de Arras que la bioéthique est aujourd’hui pragmatique, mais contrairement à ce dernier, il le considère positivement.
Il n’y a pas, dans la démarche pragmatique, à faire de différence entre la théorie et la pratique, la théorie va de soi, on la pratique.  
Aussi, il semble qu’il n’y ait pas vraiment de débat à avoir, la bioéthique est, pratiquement, pragmatique. Comme le dit Arras : si nous ne devons plus mentionner Dewey pour parler de pragmatisme, c’est bien la preuve que cette pensée s’est tellement implantée qu’elle va, en quelque sorte, de soi
Et si on veut être pragmatique il faut se tourner vers le monde et non vers soi-même, ne pas considérer les problèmes des philosophes mais ceux des êtres humains, dit-il s’appuyant sur Dewey.

Revenons maintenant à Taguieff.

Selon lui, l’interprétation pragmatique de la bioéthique faisait l’impasse sur la question de bien-être, de l’épanouissement de la personne.
Pourtant, le pragmatisme clinique semble poser cette personne comme point de départ de l’investigation, on cherche ce qui conviendrait le mieux à cette personne-là, donc on vise cet épanouissement, cette éthique n’est pas purement instrumentale, minimale comme le dit la définition. Seulement, on ne part pas d’une conception déterminée du bien en soi mais du bien pour la personne précise. Comme l’écrit Kuczewski que Hester cite à la fin de son article, toute pratique en éthique clinique est, en fin de compte, une pratique narrative.
La personne est donc bien au centre de la pratique, c’est le sujet principal du récit, son héros… 
Le débat bioéthique a lieu dans un contexte postmoderne où il est difficile, pour un grand nombre d’individu, de considérer qu’il existe des absolus moraux, dans le contexte du pluralisme et de la démocratie, on tente de concilier les valeurs, de respecter des conceptions différentes.
Néanmoins, on ne peut pas dire que notre société soit débarrassée de ses idéaux. On continue à croire qu’il y a un bien, qu’il y a des choses qui sont mauvaises en soi, qu’il y a une humanité à respecter ainsi que les valeurs qui lui seraient inhérentes…
Ainsi, si dans la pratique les médecins et éthiciens se doivent d’agir pragmatiquement, on ne peut pas dire que tous les bioéthiciens soient pragmatistes. Considérons seulement tous ceux qui défendent des positions telles celles de l’Eglise catholique…


LALANDE A., DAVY G., André Lalande par lui-même, Vrin, Paris, 1967, p.101. 


L’expression est de Cornell West : “ Dewey’s metaphilosophy is essentially an act of intellectual regicide”
(1989, The Amercian Evasion of Philosophy, a genealogy of pragmatism, University of Wisconsin Press, p. 89).
3 warranted assertibility cité http://sofphied.asso.free.fr/cariboost1/cariboost_files/patrick_berthier_com.pdf


[1] L’expression est de Edmund Pellegrino, cité par Hester, p.554. 

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