Le pragmatisme est-il bien adapté à la
bioéthique. ?
En
guise d’introduction, afin de tenter de situer le débat, je m’appuie sur
Pierre-André Taguieff qui, à partir d’une définition large de la bioéthique proposée par Otfried Höffe et en tire
deux interprétations, une pragmatique et l’autre idéaliste.
Cette définition :
"La bioéthique a pour champ
d'investigation les questions éthiques de la naissance, de la vie et de la
mort, notamment en relation aux nouvelles découvertes et possibilités de la
recherche biologico-médicale"
Il considère que pour ceux qui supposent qu’on
ne peut pas arriver à des absolus moraux la bioéthique consiste simplement à
chercher un consensus acceptable pour le plus grand nombre. Il s’agirait d’une
éthique minimale que prôneraient les pragmatistes.
En ce sens, il propose de comprendre la
bioéthique comme "la science normative du comportement acceptable dans
le domaine de la vie et de la mort", selon la proposition du juriste
Pierre Deschamps[52].
L’interprétation idéaliste prendrait en compte
non seulement l’acceptable mais aussi le désirable. Il ne s’agit pas seulement
de définir un « juste » mais également un « bon », un
« bien ».
Cette notion fait intervenir des exigences
morales de type universaliste, comme le respect de la dignité de la personne
humaine, qui implique la quête de son épanouissement.
D'où cette définition proposée par le
bioéthicien Guy Durand : "La bioéthique désigne la recherche de
l'ensemble des exigences du respect et de la promotion de la vie humaine et de
la personne dans le secteur biomédical"[53].
Ayant ces considérations en tête, on
peut faire une lecture de cet article.
L’article de Micah Hester, Is Pragmatism Well-suited to
Bioethics ? a pour but de défendre le pragmatisme comme méthodologie
pour la bioéthique. Pour cela, il présente les trois tendances de cette méthode
et interroge les critiques qui leur ont été adressées.
Ces trois tendances, ou groupes,
sont : le pragmatisme bioéthique, le pragmatisme clinique et enfin, le freestanding
pragmatisme.
Le premier groupe est très large,
c’est celui des penseurs fort divers mais que, par certains traits communs, on
peut qualifier de pragmatistes. Il y inclut les penseurs qui ont lancé ce
mouvement- Peirce, James et Dewey- ainsi que bon nombre de penseurs qui
essayent de partir du concret, des débats issus de la pratique clinique.
Il s’agit, comme le pragmatisme
classique l’a fait pour les débats insolubles de la métaphysique, d’envisager
les dilemmes éthiques d’un autre point de vue afin de pouvoir, enfin, y
répondre.
Pour cela, cette tendance propose, d’une
part, de partir et de défendre la validité de notions telles que les habitudes,
le contexte, la quotidienneté et, d’autre part, de revoir des concepts comme la
vérité, la réalité, le sens...
Ainsi un lien est fait avec la phénoménologie
quant à la considération et la définition des phénomènes : il s’agit de
voir ces derniers situés dans leur contexte, c’est par rapport à ce dernier
qu’ils prennent un sens. De cette façon, la maladie est comprise comme une
rupture de la quotidienneté ce qui oblige à prendre cette dernière en compte si
on veut aborder la maladie.
Selon l’auteur, les habitudes sont
normatives en médecine. Il faut considérer les habitudes comme intelligentes,
c’est-à-dire qu’elles prennent en considération le contexte et le caractère
d’emblée commun de celui-ci. Il faut donc les penser en fonction du but
poursuivi et les adapter. Un lien est ainsi créé entre le passé, le présent et
le futur ce qui fait que nos habitudes nous aident à vivre, elles font tenir
ensemble le désordre de la vie et elles nous permettent d’avoir un comportement
adéquat face à l’environnement sans cesse changeant. C’est ce qu’on définit en
phénoménologie comme la pente naturelle de la vie.
Micah Hester reprend également la différence faite par James entre
meaning et significance et montre son usage en bioéthique. « Meaning »
que l’on traduit en général par « sens » comporterait une notion de
but, d’intention alors que « significance », rendu par « signification » inclut
une idée d’importance, de valeur.
Sachant que pour les pragmatistes, ce sont les implications qui
déterminent le sens de la chose pensée, il faut aborder chaque situation dans
sa particularité. Pour les questions de fin de vie, par exemple, on ne doit pas
partir d’a priori mais voir quelle sens aurait l’euthanasie pour la personne et
son entourage.
De ce point de vue, conclut l’auteur, on peut admettre que dans
certains cas, très limités insiste-t-il, l’euthanasie serait une bonne chose. L’euthanasie
n’a pas de sens en soi, elle n’est ni bonne ni mauvaise, c’est seulement par
rapport à ce qu’elle signifierait pour la personne qu’on peut lui attribuer une
valeur.
Ainsi il n’y a pas de point de vue absolutiste, la
« vérité », le sens, est relatif à un contexte, à une communauté,
elle est toujours située.
C’est une autre vision de l’individu qui y est à l’œuvre. A la
différence du rationalisme, l’individu n’est pas envisagé comme une unité face
au monde, pouvant de lui-même avoir accès à la vérité. Ici, l’individu est
toujours pensé dans la communauté des Hommes.
Aux critiques de Tollefsen qui dénoncent ce courant comme
volontariste et antiréaliste, Hester répond que ce dernier n’a pas bien saisi
la complexité et les nuances de la pensée pragmatique et de son application en
bioéthique.
En effet, le pragmatisme prend position contre le réalisme qui
affirme l’existence objective des objets mais il s’oppose également à
l’idéalisme pour lequel notre connaissance est davantage la connaissance des idées
que l’on a des perceptions au moyen desquelles on aborde l’objet.
Ce que le pragmatisme reproche à ces deux pensées, c’est qu’elles
« misent tout » sur la connaissance, or, pour lui, c’est la
complexité de l’expérience qui est ainsi niée. Il ne s’agit pas de simplement
nier la réalité des objets dans la nature et de leur objectivité comme le fait
l’antiréalisme mais de faire comprendre qu’il y a effectivement une objectivité
mais que celle-ci est contextuelle, commune, comme cela a été dit plus haut. Il y a de « réels » bons et
mauvais mais ces réalités ont été développées à partir de l’expérience et par
la suite ont pris un sens pour nous afin que nous puissions les employer dans
le futur. Par là, elles sont objectives et opératives. Seulement, chaque
situation est unique et si on utilise ces réalités, ce ne sera jamais tout à
fait de la même manière, elles seront, de plus, toujours enrichies des
découvertes de « vérité » de chaque nouvelle délibération. Ainsi
l’expérience s’enrichit et change sans cesse.
La vérité est conçue comme instrumentale et opératoire. Il n’y a pas une
conception de la réalité comme définie une fois pour toute. Dès lors le but
n’est pas de parvenir aux termes ultimes, Dieu, l’Univers…il ne peut y en avoir
étant donné que la réalité est constituée, reconstituée sans cesse.
Le deuxième groupe, le pragmatisme clinique,
est une forme
particulière de ce pragmatisme bioéthique, il s’agit d’en appliquer les
principes en milieu clinique. Il a été développé par trois auteurs, Fins,
Baccetta et Miller, dans un article de 1997, « Clinical Pragmatism :
A Method of Moral Problem Solving ».
Ce groupe s’appuie davantage sur Dewey qui s’est principalement
intéressé au facteur social et éducatif. Ils mettent en pratique la demande du
pragmatisme d’aborder l’individu en tant que membre d’une société en incluant
toutes les personnes concernées par la situation d’un patient. Leur approche
est inductive, ils partent de la situation concrète du patient. C’est aux
problèmes de la pratique des médecins que se propose de répondre cette méthodologie
qui se dit démocratique, expérimentale et en tant que telle faillible et qui
propose le consensus comme solution à la délibération morale.
Ces enquêtes, ces discussions sont les fruits d’êtres humains,
c’est-à-dire d’être finis dont la vision est, en tant que telle, limitée. Aussi
ils acceptent l’échec, il fait partie de leur pratique. Ici, la théorie ne
suffit pas étant donné qu’il s’agit de prendre des décisions concrètes. On
retrouve là une des idées clé du pragmatisme :
le primat de l’action sur la théorie. C’est effectivement ce qu’on retrouve
dans cette pensée qui se veut davantage méthodologie que théorie. La
méthodologie n’a pas de valeur en soi, elle est issue de l’expérience, aussi il
faut se confronter à celle-ci et la penser dans toute sa complexité. C’est bien
là ce que propose la bioéthique clinique avec sa conception que c’est de la
situation réelle d’un individu déterminé qu’il faut partir pour réfléchir.
La critique de Janson porte sur le fait que la délibération ne
s’appuie pas sur des standarts moraux fixés et que tout consensus n’est pas
nécessairement bon. Le consensus démontrerait l’incapacité du pragmatisme à
prendre en compte des absolus moraux.
A cela Micah Hester répond qu’on ne peut effectivement pas juger de
la valeur d’un consensus sans des valeurs morales déterminées, et que c’est
bien pour cela que c’est le consensus lui-même qui, chez ces auteurs détermine
ce qui est acceptable moralement.
On ne peut pas avoir de point de vue de surplomb, c’est ensemble, à
partir de l’expérience qu’on tente de trouver une solution adéquate à un cas
concret. Il ne s’agit pas de déterminer dans l’absolu ce qu’il faudrait faire.
Un reproche adressé aussi bien à Tollefsen qu’à Jansen est qu’ils confondent
les fins et le processus, les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Le consensus
vaut en tant que processus, celui d’une enquête commune pour sortir d’un
dilemme moral. C’est la bonne volonté des personnes qui y prennent part ainsi
que le respect des principes démocratiques sur lesquels il se fonde, qui assurent
la valeur de ce dernier.
De cette façon, ils définissent le consensus en tant que quête
intelligente qui produit une solution acceptable en prenant au sérieux les
intérêts en jeu ainsi que leur contexte.
Selon les défenseurs de ce courant, Jansen suit une conception
platonicienne qui cherche des normes a priori alors que même les sciences
naturelles ont montré que cette quête de la certitude était problématique,
qu’on était davantage dans le probable que dans le certain. Aussi ce serait
vouloir fonder les sciences morales plus sûrement que les objets scientifiques
eux-mêmes…
Janson semblerait reconnaître le fait que les principes ne sont pas
toujours applicables, qu’on a besoin de renseignements concrets pour pouvoir
juger d’une situation.
Cela montre qu’elle a commis l’erreur de logique que dénonçait
Dewey, à savoir, prendre des axiomes pour des vérités alors que ce ne sont que
des postulats qui ont plus ou moins de valeur selon leurs implications. Ainsi
elle part de principes abstraits sans contenus concrets, ce qui n’a pas de sens
pour nous auteurs qui considèrent qu’on ne peut trouver de principes appropriés
à la situation que dans le contexte.
Il s’agit de proposer
« une bonne décision pour ce patient-là [1]»
en particulier et non pas simplement classifier les patients et leur proposer
les solutions correspondantes à leur « case ». Or, une théorie
absolutiste ignore le caractère unique de la situation pour chaque patient.
Se basant là-dessus, Hestler pose la question du pourquoi on
voudrait fonder abstraitement des principes moraux qui posent problème dans la
pratique plutôt que de partir de situation concrète.
Le troisième groupe, se dit
indépendant.
Il est développé par des juristes qui considèrent qu’il est faut que
la bioéthique s’appuie sur des concepts pragmatiques, tels l’induction,
l’expérimentation et la faillibilité, elle ne doit pas s’appuyer sur le
pragmatisme lui-même en tant que courant philosophique.
Ainsi ce pragmatisme juridique ne doit
pas tenir compte des arguments ontologiques et métaphysique de cette
philosophie.
On pourrait dire qu’il s’agit d’un
usage purement instrumental de cette pensée, on n’en reprend que les outils en
ne tenant pas compte de leur contexte d’élaboration de leur utilisation dans ce
système.
Ils considèrent que la bioéthique et
la pratique médicale ont toujours été pratiques mais que celle-ci devient de
plus en plus pragmatique à partir du moment où on ne théorise moins, qu’on
s’éloigne des règles et principes au bénéfice de l’induction.
John Arras écrit que cette approche qui se base sur un
instrumentalisme et un éclectisme, n’est pas vraiment nouvelle en bioéthique. On pourrait
développer les mêmes concepts sans parler de pragmatisme.
De plus, il considère que si, comme
l’écrit Martin Benjamin, l’équilibre réflexif ou réfléchi constitue une
approche de l’éthique spécifiquement pragmatique, alors on efface la différence
entre les bioéthiques classiques et les bioéthiques pragmatiques et dès lors
nous sommes tous pragmatiques aujourd’hui.
Cette notion d’équilibre réflexif est
un concept développé par Rawls dans son ouvrage Théorie
de la justice, où il tente de définir les principes de justice qui
devraient gouverner la “ structure de base ” d’une société juste.
Il propose de définir ces
principes au moyen de ce concept qui définit une procédure d’ajustement entre
nos croyances générales et nos jugements particuliers. Il faut parvenir à un
équilibre entre une conception adoptée, disons de la santé ici, et les
jugements moraux qu’elle implique. Ainsi on peut et doit adapter la conception
en question pour parvenir à cet équilibre.
Pour Hester, Arras a tord d’être aussi
réducteurs. Selon lui ce n’est pas parce qu’il y a des convergences entre le
pragmatisme et ce qui se fait effectivement en éthique clinique, que le
pragmatisme n’a rien à proposer d’intéressant.
Néanmoins il critique la volonté de ce
mouvement d’absolument vouloir se détacher du pragmatisme en tant que courant
philosophique. En effet, en n’en reprenant que les principes, ils se privent
des développements intéressants et utiles de ce mouvement. En effet, cette
philosophie forme un système, les principes y sont mis en corrélation et sont
rendus plus intéressants que si on se contente de les considérer
indépendamment.
La seule concession qu’il semble prêt
à leur accorder est qu’ils mettent le doigt sur le danger de transformer
l’appel à ce mouvement en argument d’autorité ce qui va, bien entendu, à
l’encontre de la démarche pragmatique.
Si on décide de se rapporter aux
penseurs pragmatistes, ça doit être dans le cadre d’une discussion, on ne peut
pas les invoquer en tant qu’arguments d’autorité.
Ainsi il conclut que bien que d’un
développement pragmatique de la bioéthique puisse se faire, ne nécessite pas
d’être explicite à propos de ses sources pragmatiques, il s’agit en effet d’en
utiliser les concepts, non de théoriser, il reste utile d’avoir une
connaissance et une bonne compréhension des philosophies de ses fondateurs.
Pour finir, il s’interroge s’il faut
parler de bioéthique pragmatique ou si parler de bioéthique suffit.
D’un point de vue philosophique, il
n’y a pas grand-chose à gagner à rajouter le terme pragmatique.
En effet, selon l’auteur, le
pragmatisme est en parti à la base de la bioéthique tellement cette dernière
reprend ses principes.
Ainsi il reprend la position de Arras
que la bioéthique est aujourd’hui pragmatique, mais contrairement à ce dernier,
il le considère positivement.
Il n’y a pas, dans la démarche
pragmatique, à faire de différence entre la théorie et la pratique, la théorie
va de soi, on la pratique.
Aussi, il semble qu’il n’y ait pas
vraiment de débat à avoir, la bioéthique est, pratiquement, pragmatique. Comme
le dit Arras : si nous ne devons plus mentionner Dewey pour parler de
pragmatisme, c’est bien la preuve que cette pensée s’est tellement implantée
qu’elle va, en quelque sorte, de soi
Et si on veut être pragmatique il faut
se tourner vers le monde et non vers soi-même, ne pas considérer les problèmes
des philosophes mais ceux des êtres humains, dit-il s’appuyant sur Dewey.
Revenons maintenant à
Taguieff.
Selon lui, l’interprétation pragmatique de la
bioéthique faisait l’impasse sur la question de bien-être, de l’épanouissement
de la personne.
Pourtant, le pragmatisme clinique semble poser
cette personne comme point de départ de l’investigation, on cherche ce qui
conviendrait le mieux à cette personne-là, donc on vise cet épanouissement,
cette éthique n’est pas purement instrumentale, minimale comme le dit la
définition. Seulement, on ne part pas d’une conception déterminée du bien en
soi mais du bien pour la personne précise. Comme l’écrit Kuczewski que Hester
cite à la fin de son article, toute pratique en éthique clinique est, en
fin de compte, une pratique narrative.
La personne est donc bien au centre de la
pratique, c’est le sujet principal du récit, son héros…
Le débat bioéthique a lieu dans un contexte
postmoderne où il est difficile, pour un grand nombre d’individu, de considérer
qu’il existe des absolus moraux, dans le contexte du pluralisme et de la
démocratie, on tente de concilier les valeurs, de respecter des conceptions
différentes.
Néanmoins, on ne peut pas dire que notre société
soit débarrassée de ses idéaux. On continue à croire qu’il y a un bien, qu’il y
a des choses qui sont mauvaises en soi, qu’il y a une humanité à respecter
ainsi que les valeurs qui lui seraient inhérentes…
Ainsi, si dans la pratique les médecins et
éthiciens se doivent d’agir pragmatiquement, on ne peut pas dire que tous les
bioéthiciens soient pragmatistes. Considérons seulement tous ceux qui défendent
des positions telles celles de l’Eglise catholique…
LALANDE A., DAVY G., André
Lalande par lui-même, Vrin, Paris, 1967, p.101.
L’expression est de Cornell West : “ Dewey’s
metaphilosophy is essentially an act of intellectual regicide”
(1989, The Amercian Evasion of
Philosophy, a genealogy of pragmatism, University of
Wisconsin Press, p. 89).
3 warranted assertibility cité
http://sofphied.asso.free.fr/cariboost1/cariboost_files/patrick_berthier_com.pdf
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