Analyse de terms
philosophiques latins et grecs
POLIS
Polis, politeia- cité, Etat ;
société, nation.
Le terme grec polis passe pour
intraduisible, est-ce parce qu’il désigne une réalité qui n’est plus :
celle de la communauté politique propre à un moment de la civilisation grecque
ou n’a-t-il simplement pas d’équivalents dans nos langues ? Il se trouve
habituellement traduit par : cité, Etat, société, nation, Mais ces
traductions ne sont valides qu’à défaut de trouver un autre mot pour désigner
cette réalité anthropologique.
Le terme politeia est compréhensible à
partir du mot politês. On sait que ce dernier signifie citoyen,
aussi peut-on en déduire que
politeia désigne ou bien, la constitution, le régime, c’est à dire, l’organisation
des citoyens en un tout, ou alors la citoyenneté qui est la
participation des citoyens au tout de la Cité.
Le problème de la traduction est un
problème d’historicité : comment rendre compte d’une réalité éteinte et
qui nous est a priori inaccessible? De plus, comment séparer des faits
historiques des concepts qui ont été forgés dessus...principalement lorsque ces
deux choses paraissent indissociablement liées?
Francis Wolff pose ces questions dans le Vocabulaire
Européen des Philosophies1. Il s’intéresse ensuite à chacun
des termes soulevés en étudiant son évolution dans le temps.
Polis est donc une entité politique propre à la
civilisation grecque archaïque et classique. Celle-ci se distinguait des
empires des autres peuples par son caractère « territorial » :
la polis liait une communauté humaine et un territoire, alors que dans les
empires primait le caractère ethnique. Les Grecs vivaient dans de petites
communautés libres qui n’étaient unifiées que par la politique : chaque
cité s’autogérait mais il y avait des institutions gouvernementales qui leur
étaient communes. Ces poleis adoptaient une politeia démocratique
ou oligarchique qui définissait le mode de fonctionnement de la polis et les
fonctions de ses habitants.
A partir de cet aperçu, on pourrait traduire polis
par « cité ». Mais avec ce terme on risque d’ensuite vouloir
traduire par ville et d’oublier finalement que la polis contient en elle
la base même de la pensée politique puisque celle-ci est née alors que des
questions se posaient sur la polis, sur son organisation, sur le
meilleur moyen pour des hommes de vivre ensemble. Selon cette définition, la polis
fait davantage penser à une société, à un Etat, à une nation...En effet,
comme dans les Etats, les politas vivaient sous une souveraineté
juridique. Ils vivaient en communauté d’individus et de familles, or c’est ce
qui constitue une société. Enfin, ils partageaient cette identité nationale qui
crée la nation. Seulement la polis est plus que cela, elle procurait un
sentiment d’appartenance à cette communauté d’hommes qui partageaient un passé
ainsi que l’idée d’un avenir à
construire. Ce qui distingue la polis de nos Etats modernes,
c’est le rapport entre les politas et ces
institutions qui constituent le pouvoir souverain : « chez nous» la
liberté individuelle se mesure vis-à-vis de l’indépendance par rapport à
l’Etat, « chez eux» elle se mesurait par rapport à la participation à la polis.
Ce qui la distingue de nos sociétés, c’est que chez les Grecs les rapports
sociaux et économiques ne relevaient pas de la polis mais des affaires
privées et que la polis était vraiment une unité politique et non pas un
milieu neutre d’échanges de biens.
La polis n’est donc ni Etat, ni nation,
ni société. Elle est constituée de l’identité de la sphère du pouvoir et de la
sphère de la communauté. C’est à cet ensemble que se sentait appartenir le politês.
Voilà pourquoi la polis a servi de modèle aux premiers penseurs du
politique : Aristote définit l’homme comme « un animal
politique »2,c’est à dire, qui ne peut être
heureux qu’en vivant dans la polis, Platon fait dire à Protagoras que
les hommes sont obligés de vivre ensemble car ils sont dépourvus des qualités
biologiques nécessaires à la survie, leur seule chance étant de vivre dans des poleis3.
Le terme de Politeia
présente une dichotomie. Il peut signifier citoyenneté et
représenter la manière de laquelle le politês peut et doit agir au sein
de cette communauté, ou bien régime, constitution et concerne alors
l’organisation du pouvoir pour tous les habitants de la polis.
Le premier sens est le plus ancien et on ne le
rencontre que chez Hérodote4, qui propose la plus ancienne
classification des régimes politiques suivant le nombres de chefs5, celle-ci est encore utilisée aujourd’hui.
C’est donc le deuxième sens qui s’est imposé,
si on en croit le corpus des oeuvres de Xénophon qui nous transmet La
politeia des Lacédémoniens ainsi que La politeia des Athéniens .Ce
sont des codifications a posteriori, la traduction la plus adéquate pour
ce sens est « constitution ». Mais dans la Politeia de Platon
ainsi que dans celle d’Aristote, le sens est différent, il s’agit plutôt de
dégager le principe fondamental sur lequel repose l’organisation du pouvoir
dans la polis, on traduit alors par « régime ». Et là encore,
comme pour polis, ces deux sens se révèlent insuffisant : Aristote
décrit une politeia où tous les
citoyens ont la charge du pouvoir en vue du bien commun, il l’appelle politeia,
ce sens regroupe en quelque sortes les deux précédents. En effet, c’est
l’organisation de l’administration de la polis,(un sens de politeia)
par ceux qui ont part à la citoyenneté (autre sens de politeia).6
Le problème de la traduction de ces termes est
plus lourd encore lorsqu’il s’agit de traduire les intitulés des ouvrages
politiques. En effet, ces Politeiai proposent un système complet et
innovateur de vie commune et ne présentent pas seulement le fonctionnement d’un
régime. Ces termes rendent donc bien compte d’une réalité plus complexe et
enchevêtrée que la nôtre, la polis grecque est une unité, celle de la
communauté et du pouvoir, deux choses que nous divisons en Etat et société.
Polis pour les Grecs, pour Platon et pour Aristote.
Dans la première partie de ce travail, la
notion d’historicité à été mise en avant : le terme polis pose
problème car il ne désigne pour nous rien de réel, c’est une réalité
particulière, développée dans un contexte particulier. Il est nécessaire de le
resituer si on veut sortir de cette abstraction première où l’on se trouve de
prime abord.
Le Vème siècle1, dit siècle de Périclès, est l’âge d’or, un ordre nouveau s’établit où
Athènes est le centre de la vie hellénistique, une nouvelle culture s’y
développe et nous éblouit aujourd’hui encore. Comme le dit Périclès
lui-même :(...), j’ose le dire : notre cité, dans son ensemble,
est pour la Grèce une vivante leçon2. Mais à la fin de ce Vème siècle,
Athènes est épuisée par les guerres, principalement par la guerre du
Péloponnèse qui dure depuis 27 ans et par celle de 12 ans qui l’a précédée,
menées pour l’extension d’Athènes. Cela fait donc presque 40 ans de guerres
incessantes, guerres qui se distinguent des guerres médiques (début Vème ) par leur caractère impérialiste ;
elles n’ont pas un but défensif mais bien celui de conquête et de
domination. Et, comme le dit Thucydide : « la guerre
enseigne la violence et met les passions de la multitude en accord avec la
brutalité des faits »3. Ainsi, la nature de la démocratie
change, il ne s’agit plus d’élargir la démocratie mais de garder le pouvoir et
ses privilèges pour les démocrates riches et puissants. La démocratie d’Athènes
naquit de la conquête des paysans, des commerçants, des marins..., elle a été
soutenue par une partie de l’aristocratie et était destinée à satisfaire les
besoins des citoyens devenus, grâce à elle, maîtres de leur vie. Elle évolua
très vite vers la tyrannie.
Une fois l’âge d’or dépassé, la question de la
valeur de la civilisation grecque s’est posée, la question de sa réussite ou de
son échec. Une civilisation est une série de chances ou d’occasions qu’un
peuple se crée à son usage et à celui d’autrui, chances et circonstances qui,
fermement modelées par des mains d’hommes, doivent permettre pour une longue durée d’assurer à la
communauté son équilibre et au plus grand nombre de connaître un monde plus
humain, un monde où chacun puisse épanouir plus complètement son humanité.4
C’est un des points de départ de la philosophie
de Platon. Celui-ci s’interroge sur cet échec de la démocratie et sur cette
nouvelle culture qui s’est lancée dans la conquête des connaissances, dans la
recherche des plaisirs et dans la volonté de puissance. Platon était, en
quelque sorte, destiné à la politique : « Jadis dans ma
jeunesse, j’éprouvais ce qu’éprouvent tant de jeunes gens. J’avais le projet,
du jour où je pourrais disposer de moi-même, d’aborder aussitôt la politique.»
5Mais, déçu par la démocratie puis par la Tyrannie des Trente, il
abandonna son projet et décida de se consacrer à la philosophie : «
(...) voici que des gens puissants traînent devant les tribunaux ce même
Socrate, notre ami, et portent contre lui une accusation des plus graves qu’il
ne méritait certes point : c’est pour impiété que les uns l’assignèrent
devant le tribunal et que les autres le condamnèrent, (...). Voyant cela
et voyant les hommes qui menaient la politique, plus je considérais les lois et
les mœurs, plus aussi j’avançais en âge, plus il me parut difficile de bien
administrer les lois de l’Etat. D’une part, sans amis et sans collaborateurs fidèles,
cela ne me semblait pas possible. Or, parmi les citoyens actuels, il n’était
pas commode d’en trouver, car ce n’était plus selon les us et coutumes de nos
ancêtres que notre ville était régie. Quant à en acquérir de nouveaux, on ne
pouvait compter le faire sans trop de peine. De plus, la législation et la
moralité étaient corrompues à tel point que moi, d’abord plein d’ardeur pour
travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment tout
marchait à la dérive, je finis par en être étourdi. Je ne cessais pourtant
d’épier les signes possibles d’une amélioration dans ces événements et
spécialement dans le régime politique, mais j’attendais toujours, pour agir, le
bon moment. Finalement, je compris que tous les Etats actuels sont mal gouvernés,
car leur législation est à peu près incurable sans d’énergiques préparatifs
joints à d’heureuses circonstances. Je fus alors irrésistiblement amené à louer
la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut
reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée. Donc
les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et
authentiques philosophes n’arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par
une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement. »6 Ce texte est très
intéressant car il permet de comprendre ce qui a détourné le jeune Platon de la
carrière politique : la déception de la démocratie, de l’aristocratie et
la mise à mort de Socrate. La cité avait condamné l’homme le plus sage et le
plus juste de son temps,7le seul dont la raison tentait de
sauver l’homme et la ville de ses perversions. Cette condamnation fit
comprendre au jeune Platon qu’il était impossible de rester juste et
indépendant dans un Etat livré aux ambitions et différentes passions
politiques, les mœurs politiques corrompant ou condamnant. Aussi Platon se
tourne-t-il vers la philosophie. Mais il ne faut pas oublier qu’il aurait voulu
exercer le pouvoir, parce que celui-ci est le meilleur moyen pour améliorer
tous les hommes à la fois. Ainsi, Jean Guitton8 souligne le fait qu’une des façons de considérer Platon est
de voir en lui un constructeur de cités, dont la vocation était la politique et
qui a voulu donner des règles pour instituer une cité parfaite, car l’ordre
dans l’individu est l’image de l’ordre de la cité. Dans cette lettre on voit
déjà son projet de la Callipolis, de la cité parfaite qui ne pourra advenir
qu’à condition d’être gouvernée par un roi-philosophe ou par un roi devenu
philosophe. C’est là le fondement de la pensée philosophico-politique de
Platon, qu’il développera dans différents textes, principalement dans la République
et dans les Lois et qui sera à la base de son Académie. A ce moment
déjà, se pose une question d’interprétation : les interprètes anglo-saxons
voient la République comme une enquête visant à définir et à mettre en
pratique la justice alors que d’autres interprètes, principalement
francophones, la voient comme un traité de philosophie politique. Mais, comme
le dit Hobbes9 : « Là
où il n’est pas de pouvoir commun, il n’est pas de loi. Là où il n’est pas de
loi, il n’est pas d’injustice. » Et Lambros Couloubaritsis10 met en évidence que ces deux
tendances ne sont pas incompatibles étant donné que le projet de la République
est de former des hommes capables de produire la justice dans la cité. Voilà
enfin le terme principal de ce travail : la cité. Ce terme apparaît
plusieurs fois dans ce texte et est traduit de différentes façons, chacune
impliquant une notion particulière comme l’explique l’entrée du Dictionnaire
Européen des Philosophies. C’est pourquoi François Châtelet11 écrit : « Il faudrait une singulière cécité pour
penser qu’existe une sorte de référentiel absolu à partir de quoi il serait
possible de traduire, de confronter, d’organiser, en filiations patentes ou
cachées, les textes de ceux qui sont désignés comme grands philosophes. »
Dans cette lettre où les termes polis et
politeia reviennent souvent, le traducteur a décidé de les traduire par
un mot différent à chaque fois. Ainsi pour polis, il traduit
successivement par Etat, ville, Etat, cité. Ces traductions n’ont pas été
choisies au hasard donc lorsque le traducteur utilise un mot plutôt qu’un
autre ; c’est qu’il fait le choix d’insister sur un aspect particulier ou
que c’est celui qui convient le mieux dans le contexte précis. Ainsi Etat
insiste sur l’organisation du pouvoir, sur l’aspect administratif et légal, ville
pour polis est utilisée ici
pour parler d’Athènes et le traducteur a décidé de mettre en avant cette
singularité et enfin, cité, la traduction la plus fréquente rend compte
de cette unité d’espace géographique, de cette particularité de la société
grecque de vivre en sorte de clans.
Si la cité telle qu’elle était conçue en Asie
mineure est une réalité qui n’est plus et, est par là, difficilement
appréhensible et traduisible, le problème de la cité conçue par Platon
s’accroît davantage encore car elle n’existe qu’à l’intérieur de ses dialogues.
C’est une pensée, une réflexion, un concept. Donc il faut tout d’abord tenter
de comprendre ce qu’est une cité grecque pour ensuite construire sur celle-ci
la Callipolis, la cité parfaite imaginée par Platon et qui est pour lui la
seule cité, étant donné que toutes les autres sont corrompues et
déséquilibrées. Lapolis est une cité- Etat typiquement grecque, dont les
caractéristiques propres ne se retrouvent nulle part ailleurs exactement. C’est
donc une forme d’état grec. Comme tous les états, chaque polis avait sa
propre constitution. Le caractère autonome de celles-ci a été favorisé par
le relief géographique qui limitait les communications renforçant ainsi
l'autarcie des cités. Les cités étaient totalement indépendantes, mais se
reconnaissaient d'une même culture. Pierre Brulé12 décrit la cité de Périclès comme un enchevêtrement de groupes, de
classes et de statuts..
La société athénienne semble présenter une grande complexité régie par de
fermes structures ; elle fonctionnait par hiérarchisation de couples
d’opposés : le citoyen/le métèque, le libre/le non-libre, l’homme/la
femme...C’était un club d’hommes, tout y était mis en place pour eux,
les femmes étaient confinées dans les maisons, elles n’avaient aucun droit. Le
travail y était dévalorisé, seuls les pauvres avaient besoin de travailler, les
riches possédaient des esclaves. La citoyenneté n’était pas acquise de prime
abord. Pour être citoyen, il fallait être enfant de citoyens, être ou avoir un
père propriétaire foncier, avoir été intégré, grâce à l’éducation, à un maximum
de communautés culturelles, sportives et religieuses et enfin, participer à la
guerre chaque fois qu’on y était requis. La naissance était en quelque sorte le
premier triage, elle ne suffisait pas, il fallait devenir citoyen. C’était un
processus lent : accompagné de son père, le « candidat à la citoyenneté » devait accomplir
dès son plus jeune âge une série de démarches et de rites qui le faisaient
pénétrer dans des groupes et ce jusqu’à sa majorité. Ces groupes étaient
appelés phratrie, genos, dème et faisaient de l’enfant un citoyen partiel, le préparant
à la citoyenneté totale et faisant office « d’état civil ». Etre
citoyen était une réalité de tous les jours, c’était une occupation permanente,
un « métier ». Le citoyen était obligé de participer à ces différents
groupes, il était d’autant plus citoyen qu’il était intégré à ces cercles.
Aussi il n’y a rien de plus logique que l’attachement de ces hommes pour leur
cité...la cité et ses communautés sont sa vie depuis sa plus tendre enfance.
Seulement Platon considère que la démocratie athénienne n’est
pas plus une cité que les régimes oligarchiques ou monarchiques. Il dit que
tous ces régimes ne sont que des rassemblements d’hommes qui tiennent tant bien
que mal par des lois raisonnables mais qui restent corrompus parce qu’elles
sont incapables de réaliser leur propre fin : une vie commune. 13 Cette vie commune signifie un mode de vie qui soit commun à tous les
citoyens liés dans l’unité d’une même cité.14 Platon explique ce que la cité
n’est pas , on voit cependant que la traduction Etat pour polis pose
déjà problème car l’Etat est « une société organisée, ayant un
gouvernement autonome »15, « une autorité
souveraine s’exerçant sur un peuple et un territoire déterminé »16,or c’est justement ce que Platon reproche aux cités mentionnées...de
n’être que cela. Il ne donne pas de définition de la polis, c’est toute la République qui a pour but de la définir, de donner
les conditions de son unité et son mode de fonctionnement pour qu’elle soit
parfaite, c’est à dire juste et instruite car l’un ne peut aller sans l’autre.
C’est le bon moment, je pense, pour se poser la question du titre, du moins de
sa traduction en français. Le problème a déjà été soulevé dans le compte rendu
de l’entrée du dictionnaire qui sert en quelque sorte d’introduction. Le terme politeia
est le plus souvent traduit par « régime » et
« constitution ». Or ces notions sont insuffisantes pour rendre
compte d’un titre qui implique bien plus que la présentation d’un certain
régime politique, qui propose, au fait, un nouveau mode de fonctionnement pour
une vie commune. Le mot république vient du latin res publica (la
chose publique, le bien commun). Au sens dit primitif, république
signifie Etat et par métaphore, désigne le grand corps social17. Aujourd’hui ce sens désigne un Etat non-monarchique. Or, ce sens
existait déjà dans l’Antiquité, Aristote, dans la Rhétorique, I,8
distingue quatre politeiai : démocratie, oligarchie, aristocratie
et monarchie. Ainsi, la monarchie serait également une politeia et le titre de République
inapproprié à la réalité que désigne le titre original Politeia. Mais
les choses ne sont pas si simples et lorsque Aristote, dans le Politique, oppose
les politeiai aux monarchies et aux tyrannies18, il y a de quoi se décourager.
Néanmoins, cette contradiction chez Aristote permet de se rendre compte qu’à
l’époque déjà, les choses n’étaient pas évidentes et que ces termes appelaient
à une certaine subjectivité à cause, justement, de leur ambiguïté. La
traduction de République pour la Politeia de Platon est une
traduction française pour res publica, qui s’est faite tradition .
Jean-Luc Périllié19 souligne que cette notion de
république est adéquate à la réalité dont parle Platon. En effet, la
République est fondée sur une égalité, une « égalité
proportionnelle par laquelle gouvernants et gouvernés sont maintenus dans la
communauté de l’Etat. ». L’égalité de la cité platonicienne n’est pas
l’égalité au sens contemporain, c’est une égalité proportionnelle ou géométrique :
tous ont des droits relatifs à leur mérite. C’est une « égalité dans
l’inégalité ou une égalité de rapports entre des termes inégaux ». C’est
également une des questions de base de la pensée de Rousseau : comment trouver une
forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à
tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ?
Et il souligne l’évolution des termes : Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de
toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui
de République ou de corps politiques, lequel est appelé par ses membres Etat
quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à
ses semblables. A l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de
Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité
souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’Etat. Mais, ces termes se
confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir
distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.20
Si on considère que la politique pose trois questions
essentielles : celle de la communauté politique - qu’est-ce qui définit
une communauté comme politique ? - ; celle de la sphère du politique
- quel est le domaine du politique ? - ; celle de l’objet du
politique - qu’est-ce que le bien commun ou la res publicae ? -, le titre
de République serait réducteur car il annoncerait un ouvrage qui aurait
uniquement pour but de définir l’objet du politique. Or, Platon, ayant intitulé
son livre Politeia, se propose de répondre aux trois questions citées
ci-haut...
Raison
gouvernante et tripartition fonctionnelle.
Comme le dira quelques centaines
d’années plus tard Marc- Aurèle : « Nous est de même commune cette
raison dont c’est le rôle de prescrire ce qu’il faut faire ou non. Ceci admis,
la loi aussi nous est commune. Ceci admis, nous sommes concitoyens. Ceci admis,
nous faisons partie d’un même corps politique commun. Ceci admis, le monde est
comme une cité »21 Et plus tard encore
l’écrira Rousseau : « L’homme doit consulter sa raison avant
d’écouter ses penchants.22 », Platon considère que c’est la pensée
qui doit fonder et gouverner la cité. Il définit en ce sens la cité comme une
réalité mixte vivante dans laquelle l’homme peut atteindre la perfection dont
il est capable23. La cité est une grande âme, un
grand individu. La cité et l’individu sont deux supports identiques qui ne
diffèrent que par la taille et sur lesquels sont inscrites les lettres du terme
justice.24 C’est là une autre notion principale de la République,
indéniablement associée par Platon à la notion de polis. Il se sert de
l’analyse de la polis pour s’interroger sur la justice et pour justifier
le mode de fonctionnement dont il veut pourvoir sa Callipolis, seule cité
juste. Il définit la justice comme l’excellence du rapport des parties d’un
même tout animé25,c’est la division du travail et la
spécialisation des fonctions.
Cette cité adviendra lorsque chaque individu
aura sa fonction propre, celle qui convient à ses aptitudes naturelles, et
qu’il l’accomplira parfaitement. Etant donné qu’une cité, c’est l’unité
d’une multiplicité de natures, de puissances et de fonctions distinctes vivant
une vie commune26, c’est l’équilibre entre cette multiplicité qui
permettra l’harmonie et la justice de la cité, multiplicité que Platon divise
en trois groupes d’hommes27. Le premier groupe est celui des
hommes au caractère de bronze, c’est le ventre de l’individu qui se préoccupe du
monde sensible : ce groupe est celui des agriculteurs qui assurent les
biens matériels.. Le second regroupe les caractères d’argent, c’est le cœur, à
mi-lieu entre le sensible et l’intelligible, c’est la caste des guerriers qui
assurent la sécurité de la cité. Enfin, les caractères d’or, la tête tournée
vers le monde intelligible, ce sont les philosophes qui sont chargés de
gouverner. La justice c’est l’organisation de ces différentes vertus. Cette
tripartition fonctionnelle correspond donc à la tripartition de l’âme qui est
ce que l’homme a de meilleur. Platon paraît restaurer la tripartition archaïque
des indo-européens qui divisait la société en une classe productrice, une
classe guerrière et une classe sacerdotale et l’opposait à la classification sociale
athénienne qui mène à l’injustice et au malheur de ses habitants. C’est, entre
autre, à partir de cette tripartition que Platon a souvent été considéré comme
le « père du totalitarisme ». M. Alexandre28 contredit cette approche. Il met en
évidence que jamais Platon ne considère que chaque classe n’a que sa vertu
propre et est dépourvue des autres. Au contraire, chaque homme a en lui une
société et exerce les trois fonctions, cet homme est conscient qu’il peut
réaliser en lui la justice (d’après la conception platonicienne de ce
terme : l’organisation harmonieuse des vertus). Un ouvrier a son cœur et
sa tête. Il ne faut pas, selon Alexandre, interpréter la République en
termes de domination, ceux qui gouvernent n’ont pas la force, ils ont besoins
des guerriers et sans les ouvriers, tous succomberaient. Aussi, tous sont
nécessaires, on ne peut subordonner l’homme à l’homme. En créant cette
cohésion, cette interdépendance entre les citoyens, Platon combat
l’individualisme qui est un sentiment réfléchi et paisible qui
dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer
à l’écart avec sa famille et ses amis ;de telle sorte que, après s’être ainsi
créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société
à elle-même.29 Rien de plus éloigné de
son idéal de vie commune...
Son idéal est une cité aristocratique, car tous ne sont pas capables de
gouverner, il est impossible que tous soient philosophes dit-il dans La
République30, « aux
uns, il convient par nature de goûter la philosophie et de commander dans la
cité, aux autres de ne pas y toucher et de se soumettre à celui qui commande ».
Mais ceux qui gouverneront le feront pour le bien de tous et non à leur profit,
l’idéal reste donc démocratique.
L’origine
de la cité.
Dans les livres II à IV de la République,
Platon développe la genèse de la cité ; celle-ci est fondée sur une
logique additive de la satisfaction des besoins... Les hommes se sont
rassemblés pour satisfaire leurs besoins primaires. La première cité ainsi
formée était considérée comme naturelle par Platon. Mais un besoin en amenait
un autre et les métiers développés pour y répondre se sont multipliés créant le
désordre. C’est ce qui a donné lieu à la seconde cité, la cité artificielle.
Platon propose d’instaurer des limites, il faut une loi du
nécessaire :s’occuper des besoins et non des désirs, et
attribuer une seule fonction à chaque individu. Si ces limites sont
transgressés, la cité sera malsaine.
Mais la cité n’est pas qu’un rassemblement,
qu’un troupeau d’animaux humains qui ne vit que pour la satisfaction de ses
besoins. Le gouvernement ne peut pas être le résultat d’un regroupement ni de
l’opinion, il ne peut pas se conduire comme un marchand en agissant pour
satisfaire ses intérêts car la cité n’est pas un marché, ni comme un avocat qui
ment et flatte car la cité n’est pas un tribunal, ni comme un militaire, non
instruit et incapable d’éduquer car la cité n’est pas l’armée. L’homme doit
chercher à s’élever et c’est pour cela que ce seront des philosophes, qui
auront acquis la connaissances grâce aux mathématiques et à la dialectique, qui
seront chargés de gouverner. Platon justifie sa théorie du roi-philosophe par
la nécessité pour le chef d’être capable de consacrer la meilleure partie de
lui-même, son âme, à la pensée de la vie commune. Lui seul peut connaître la nature de la cité et
obtenir à partir de là que les citoyens vivent ensemble, que leurs modes de vie
et leurs savoirs s’accordent et que la cité soit juste. De plus, lui seul est
incorruptible car étant sorti de la caverne, il contemple le beau en soi et n’a
pas d’intérêt pour le monde sensible et ses soi-disant richesses. La République
associe donc la recherche de la vérité à la recherche de la perfection
politique. C’est là un point essentiel dans l’analyse de la philosophie
platonicienne : la cité est définie à la fois comme la condition et
l’objet de la philosophie. Effectivement, celle-ci ne peut s’exercer qu’à
travers une communauté de citoyens, de savoirs et d’œuvres. La philosophie est
une pensée de la cité. 31Et s’il appartient à l’intelligence
de gouverner, c’est parce que tel est son devoir, elle seule put remplir ces
fonctions. De même que dans le Gorgias32le médecin est celui qui est le plus
apte à définir la ration qui convient à chacun en ne pouvant cependant pas
s’attribuer une portion plus importante, le chef ne peut user de sa fonction à
son profit. Cette idée est un point central de la République et de la
pensée politique de Platon. En effet, celui-ci envisage la politique comme une
forme d’éducation. Les roi-philosophes seront les éducateurs de la cité.
Voilà pour Platon... Je vais essayé maintenant
de développer la notion de polis chez un autre penseur du politique,
l’élève et le plus illustre contradicteur de Platon :Aristote33.
J’a essayé ci-haut d’expliquer l’importance du contexte
politique sur la conception de la polis de Platon. Il en va bien
évidemment de même pour Aristote et c’est cela, entre autre, qui lui a permis
de développer une approche différente de celle de son maître Platon.
Aristote vit dans une époque de transition.
C’est l’époque classique et les cités- Etats sont encore présentes mais leur
fin est proche. Il est mort en 322 avant l’ère chrétienne et les poleis ont
définitivement disparues en 323, remplacées par les grands empires de la
période hellénistique. Aussi Aristote a été confronté à ce changement immanent
et a dû s’interroger dessus. Etant donné que la méthode de travail d’Aristote
consistait à observer, puis à analyser ( dans le sens de discerner les éléments
plus simples qui forment un ensemble naturel), il a dû définir l’Etat comme
changeant, comme une association de citoyens qui obéissent à une constitution.
Lorsque la constitution change, l’Etat change et s’adapte à celle-ci. Et la
constitution change suivant l’ère
du temps. Aussi tous ces changements sont naturels et il faut les accepter.
Aristote respecte la tradition et il est attaché au système des cités.
Seulement, pour écrire ses Politiques, il a étudié un très grand nombre
de constitutions et il a du admettre, d’une part, la diversités des types de
gouvernements, d’autre part, que cette multiplicité résultait des individus. Il
admet, à la différence de Platon, la valeur des individus, leur besoin
d’adaptation que son maître rejetait. Aristote
pensait qu'il existait des formes d'organisation politique meilleures que
d'autres, mais il considérait que les peuples étaient plus ou moins
« prédisposés » à s'en approcher. Son but en politique était de rechercher la meilleure constitution
possible pour tous les peuples, celle que chaque communauté devrait pouvoir réaliser. Dans la philosophie platonicienne, il y a une vérité une, celle du Bien
et une cité une, celle calquée sur cette idée de Bien. Aussi il rejette la
diversité des cités. Cependant, l’origine de la polis est fort semblable
dans ces deux philosophie. Pour Aristote, l’homme est par nature un
animal politique34, un zoon politikon. C'est la nature de l'homme qui le fait animal
politique et communautaire. Mais cette nature n’est pas déterminante, elle est
une potentialité qui doit être exploitée et, dans le cas de la nature humaine,
elle ne peut l'être que par une attitude active de l'homme. Pour Aristote, la
polis n'est pas une regroupement artificiel d'individus naturellement solitaires,
qui se seraient mis ensemble pour de plus grands avantages. Ce n'est pas la
solitude (comme chez Rousseau), mais c'est la participation à la communauté qui
est pour lui naturelle. Cette participation est active et volontaire. Aussi, la
communauté qu’Aristote déclare naturelle, a besoin d'être fondée, instituée,
par un « premier législateur ». Chez les deux penseurs la polis
est dite naturelle, seulement chez Platon elle est naturelle car elle est en
rapport avec la nature, elle est l’image de l’âme. Chez Aristote par contre,
elle est naturelle parce qu’elle est une caractéristique, un trait de
comportement de l’homme. Elle lui appartient en propre. Mais tous les deux
envisagent sa genèse de la même façon :un homme et une femme doivent
s’unir pour la reproduction, cela crée une famille, un ensemble de famille
donne un village (ce stade de village n’est pas signalé par Platon) et celui-ci
mène à la cité. Ces groupements successifs sont naturels et la cité est, pour
Aristote, la fin, c’est le terme de cette évolution car elle se suffit à
elle-même et est pleinement indépendante.
Cette cité sera bonne si et
seulement si son institution, sa politeia- obéit aux règles de la
justice: car la justice est « l'ordre de la communauté politique35 ». Aristote définit la justice en
la calquant sur l’injustice, concept plus facilement appréhensible : ce
qui est injuste c’est ce qui est hors-la-loi, le juste est donc conformé aux
lois, la justice est la vertu de l'ordre et, en particulier, de l'ordre
politique. La justice, qui est un point central de La République, le
point de départ de l’enquête sur la Callipolis et donc sur la nature de
la cité, est, chez Aristote, un produit de la constitution. Platon la place
dans le monde intelligible, il en fait un principe régulateur des vertus et de
l’harmonie, Aristote la ramène à l’échelle humaine, c’est le respect de ce que
les hommes ont décidés afin de bien vivre ensemble.
L'unité territoriale est une
condition nécessaire à l'existence de la cité, mais elle n'est pas suffisante.
La citoyenneté n'est pas fondée sur la race, mais sur la loi. L'essentiel n'est
pas de savoir qui est citoyen, mais s'il l'est justement ou injustement
c'est-à-dire en vertu ou non de la loi (les lois de naturalisation changeaient
suivant les régimes).Ce n’est donc ni le territoire ni la citoyenneté
qui crée l’unité, pour Aristote, de la polis. Ce qui fait l'unité et par
là même l'identité propre d'une communauté, c'est sa constitution (politeia).Quand,
par exemple, une démocratie s'établit à la place d'une oligarchie ou d'une
tyrannie, on n'a plus affaire à la même cité, alors que ses habitants sont
restés les mêmes. Inversement la cité reste la même, même si elle se trouve
habitée par d'autres hommes, à condition que sa constitution reste la même.
Néanmoins, la volonté des citoyens à vivre ensemble et à s’améliorer
mutuellement joue un important rôle unificateur. Cette constitution, cette politeia,
est donc primordiale dans la conception de la polis d’Aristote. De quoi
s’agit-il exactement ? Qu'est-ce donc qu'une constitution? Ce n'est certes
pas un contrat conclu en vue de l'utilité. Il ne suffit pas, en effet, pour
qu'il y ait une polis, que des hommes se rassemblent pour faire du troc
ou des échanges commerciaux ou encore pour se protéger contre un ennemi :
« la cité n'est pas une communauté de lieu, établie en vue de s'éviter
les injustices mutuelles et de permettre les échanges »36; la cité est plus que cela : elle est
« une communauté de vie heureuse 37 »,
c'est-à-dire dont la fin est une vie parfaite et amicale pour les familles qui
la composent car l'amitié, c'est le « choix réfléchi de vivre ensemble ».C’est cette
fin de vivre heureux ensemble qui est à la base de la constitution et
donc de la cité, ce bonheur qu’Aristote définit comme consistant dans une
activité de l'âme conforme à l'excellence
propre de l'homme et, en cas de pluralité d'excellences ou vertus,
conforme à la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles.38 Comme l’a souligné
Hegel39, Aristote « est directement opposé au
principe moderne, qui part de l'individu, et selon lequel l'individu donne son
suffrage et fait que c'est seulement par son suffrage que peut naître une
communauté ». Et là, Aristote rejoint tout à fait son maître. La polis
est pour Aristote, de même que pour Platon, une totalité organique et
naturelle :
« L’homme qui est dans l’incapacité d’être membre d’une
communauté, ou qui n’en éprouve nullement le besoin parce qu’il se suffit à
lui-même, ne fait en rien partie d’une cité, et par conséquent est ou une
brute, ou un dieu.40 »
L’homme ne s’accomplit que dans la communauté de la polis. Toute la philosophie
pratique d’Aristote s’appuie sur la théorie de l’éducation, dans sa conception
de la finalité de l’éducation. Il y a certes la dimension éthique, mais aussi
une dimension essentiellement politique. C’est l’éducation qui conduit
l’individu à la vertu, source essentielle de bonheur, de même, c’est
l’éducation qui crée les conditions nécessaires à la constitution et à la stabilité
de la polis vertueuse, c’est-à-dire à celle qui assure le bonheur de ses
citoyens. C’est par l’éducation que se forme la communauté. « La cité est
une pluralité qui, par le moyen de l’éducation, doit être ramenée à une
communauté et à une unité41 ».
Là encore, on ne peut pas ne pas faire le lien avec Platon et sa visée
proprement éducative de la politique. Et comme Platon, Aristote à un projet de
cité idéale, celle-ci peut se réaliser seulement au moyen de l’éducation : « Que
la cité soit vertueuse (et assure donc un maximum de bonheur aux citoyens), ce
n’est plus là affaire de fortune, mais bien de science et de volonté réfléchie42 ». Mais l’éducation ne crée pas
seulement la société, la communauté qui constitue la cité ; elle lui assure
également la stabilité : : « Le plus puissant de tous les moyens que nous
avons indiqués pour mesurer la durée de la constitution, et qui est de nos
jours totalement négligé, c’est un système d’éducation adapté à la forme des
gouvernements. Rien ne sert, en effet, de posséder les meilleures lois, même
ratifiées par le corps entier des citoyens, si ces derniers ne sont pas soumis
à des habitudes et à une éducation entrant dans l’esprit de la constitution
indiqués pour mesurer la durée de la constitution, et qui est de nos jours
totalement négligé, c’est un système d’éducation adapté à la forme des
gouvernements. Rien ne sert, en effet, de posséder les meilleures lois, même
ratifiées par le corps entier des citoyens, si ces derniers ne sont pas soumis
à des habitudes et à une éducation entrant dans l’esprit de la constitution43 ». Sa cité idéale est donc
éducative par excellence. Pour Aristote, l’éducation était une affaire d’Etat,
aussi celle-ci devrait être publique. Il rejoint en ce point encore Platon qui
n’adhérait pas à la pratique grecque de l’éducation par la famille.
« L’éducation doit nécessairement être une et identique
pour tous44 ». J’ai parlé tantôt d’une
conception de la cité idéale d’Aristote. Au fait, Aristote avait bien en tête
un idéal de polis à atteindre mais, plutôt que de le décrire à la
manière de « l’utopie » de la République, il a voulu
décrire quelque chose de réalisable. Il se rapproche dans sa description
davantage des Lois que de la République et propose une solution
satisfaisante, à défaut d’autres possibilités. Cette polis aura la
constitution mixte ou moyenne, un mélange de démocratie et d’oligarchie, deux
des régimes les plus courants en Grèce à cette époque. C’est un idéal plutôt
aristocratique, tous les citoyens y ont le droit de participer à la vie
politique mais ils doivent le faire dans des conditions qui en font des
« hommes de bien ». Son attitude envers la démocratie diffère de
celle de Platon qui méprisait le pouvoir de la foule et considérait qu’elle
menait à la tyrannie. Aristote, quant à lui, était contre une démocratie
directe mais pensait que la multitude était moins accessible à la corruption.
Cette
cité « idéale »ne devait pas être trop grande. Si, partant le
matin, l’on ne pouvait la traverser à pied au cours de la journée, elle était
trop grande. Il soutenait aussi que, pour qu’un pays fonctionne bien, il
fallait que tous les citoyens puissent se reconnaître s’ils se rencontraient
par hasard. Cette petite taille permettaient aux citoyens de se connaître et
donc de favoriser les liens qui inévitablement créent la solidarité et la
loyauté. L’idéal de la polis était une grande famille. Les Grecs
croyaient que le contexte de la polis en était un qui était exaltant, qui
forçait les individus à se dépasser. Se connaissant mutuellement dans la polis,
ils étaient en mesure de réclamer de chacun le meilleur d’eux-mêmes. Il est,
selon Aristote, dans la nature de l'homme de se comporter comme un citoyen,
d'avoir pour sa cité un attachement tel qu'il exposera sa vie pour la défendre
après avoir consacré une part importante de son temps à ses institutions. C’est
cette philia qui régnait, d’une part entre les citoyens, d’autre
part par rapport à la polis,
qui créait cette unicité particulière à l’intérieur des cités- Etats.
Conclusion.
La polis prend une place importante dans les dialogues
platoniciens, elle est l’objet de la politique et Platon prend pour fin de
créer son unité, son harmonie afin de la rendre juste et heureuse... Etant
donné que le but de Platon était,
à l’instar de son maître Socrate, d’améliorer l’être humain, de tenter de le
rapprocher de la vérité et par là de le mettre sur le bon chemin, il devait, en
quelque sorte, le reconvertir, le rééduquer. Or, peut-on trouver un meilleur
« champ d’entraînement », un meilleur « laboratoire »
qu’une grande ville et ses agglomérations, indépendante, ayant ses propres lois
et institutions, peuplée de femmes, d’hommes, d’enfants, de toutes classes et
de tous caractères ? Platon se propose d’agir sur cette polis à la
façon du démiurge qu’il suppose avoir créé le monde en ayant employé la
matière, certes inerte, mais néanmoins déjà présente et en lui ayant donné la
forme, l’impulsion vitale nécessaire à son existence. Platon de même prend une
matière -un rassemblement d’hommes, une polis-, qu’il suppose presque
inerte car, selon sa conception, une polis est un organisme vivant, or
il déclare qu’aucune des cités qui existent n’en est vraiment une. Il se
propose alors de lui donner vie en la faisant fonctionner à la manière
d’une âme dont il s’imagine qu’elle est l’image agrandie. Ainsi c’est à la
lumière de sa philosophie qu’il conçoit sa politeia, c’est en
recherchant la nature de la justice qu’il développe sa Callipolis dans La République, c’est en cherchant
la nature des choses qu’il suppose pouvoir sortir les Etats du cercle vicieux
des mauvais régimes dans lesquels ils se sont embourbés.
Chez Aristote, c’est davantage la
politeia qui est une notion importante. C’est elle qui définit la cité,
c’est elle qui lui permet d’atteindre sa fin de « bien commun ». On
voit dans ces diverses conception les natures différentes de ces deux
« protagonistes » : Platon est un philosophe dit idéaliste,
il cherche la nature de la cité, son essence véritable pour l’y conformer et
ainsi la rendre parfaite. Aristote, quant à lui, développe une philosophie
finaliste : chaque chose à sa fin propre, et différents moyens sont
envisageables pour l’y amener. Pour Platon et Aristote, cette fin de la polis
est la même, c’est le bien être de la communauté, une vie en commun. Platon
pense y arriver en conformant la polis au fonctionnement de l’âme,
Aristote tente plutôt d’élaborer la
constitution la meilleure possible, la plus en mesure d’amener à cette
fin. C’est une conception plus politique.
A propos des termes polis,
politeia, ... et de leur(s) traduction(s), dans les différents textes
grecs que j’ai cités, ces termes reviennent très souvent. On dirait qu’il n’en
pas de synonyme car ce c’est toujours polis et ses dérivés qui sont
employés. En français ces termes n’ont pas d’équivalent et de plus, le français
n’aime pas les répétition. Aussi, dans la majorité des textes, pour un même
termes, on a successivement différentes traductions : cité, Etat, cité-
Etat, société, ville. D’autres
traducteurs choisissent une seule traduction et l’appliquent à toute
l’œuvre, créant ainsi une certaine subjectivité en insistant particulièrement
sur une des facettes de la polis. En effet, aucun mot français ne
contient toute la signification du mot grec polis, chaque terme cités
ci-haut n’en développe qu’un sens et c’est l’ensemble de ces sens qui définit
le mieux polis. Seulement on ne peut pas traduire par : la cité-
Etat, société, nation et ville grecque... Parmi tous ces sens, deux traductions
ont été privilégiées par les traducteurs : Etat et cité. La notion d’Etat
insiste sur plus la notion de notoriété juridique, sur l’aspect lois et
organisation et qui est relatif à la notion de société et d’individu.
Aujourd’hui, alors que notre société se fait de plus en plus libérale et
individuelle, cet Etat apparaît de plus en plus distant et on en est de plus en
plus méfiant...Aussi cette traduction correspond mal car les Grecs étaient prêt
à sacrifier leur vie pour leur polis...
La traduction de cité met
l’accent sur l’espace géographique, sur la taille de la polis. Le risque
est de la confondre alors avec une ville. La polis est une ville et ses
agglomérations, elle est un ensemble, une unité indépendante.
Il n’y a pas de préférence
apparente entre ces termes pour traduire les textes de Platon ou d’Aristote.
Les deux parlent d’une même réalité, celle dans laquelle ils vivent et qu’ils
connaissent. Leur réflexion philosophico-politique démarre de la polis,
elle est une interrogation sur la meilleure manière de vivre en commun, sur la
meilleure polis. Là leur pensée se distingue, ils comprennent autre
chose par cité idéale, mais cité, polis, leur évoque la même chose, la
terre glaise à laquelle ils veulent donner la meilleure des formes.
Cette conception de la politique
ne s’est pas arrêtée avec Platon et Aristote, elle a continuée à évoluer, à se
chercher et aujourd’hui encore, ne s’est pas trouvée. Aussi, s’il y a des
similarités entre les traités politiques de Marc-Aurèle, Rousseau, Hobbes,... et ceux de
Platon et d’Aristote, c’est parce qu’eux tous ont choisi de ne pas envisager la
politique comme quelque chose d’approximatif, comme un simple moyen
organisateur mais de faire de ce lieu de communauté politique un lieu de
perfection humaine, là où l’intelligence humaine pourrait se déployer
intégralement. Ce qui me ramène à la définition que donne Jean-François Pradeau
de la cité : « la cité n’est pas un état de fait naturel,
elle n’est ni troupeau ni même une famille ; elle est l’ordre
« constitutionnel » d’une recherche intelligente de ce qui convient à
des êtres vivant ensemble une même vie commune 45 ».
Notice bibliographique.
ALEXANDRE M.,
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1 Vocabulaire
Européen des Philosophies, éd. B. Cassin, Seuil, Paris, 2004.
2 ARISTOTE, Politique,
I, 125a 1-38.
3 PLATON, Protagoras, 320c-322d
4 HERODOTE, Histoires,
IX,34
5 HERODOTE, Histoires,
III, 80-83.
6 voir
ARISTOTE, Politique, III,7, 1279a 25-39.
1 Pour
l’historique, je me suis inspirée du livre : BONNARD A., Civilisation
Grecque- D’Antigone à Socrate, La Guilde du Livre, Lausanne,1954,.
2 PERICLES, Oraison
aux morts de la première année de guerre, in THUCYDIDE,Histoire de la
guerre du Péloponnèse, trad. de DE ROMILLY J., Les Belles Lettres, Paris.
3 THUCYDIDE, idem.
5 Lettre VII, 324b in PLATON, Oeuvres complètes,
trad. ROBIN L., Bibliothèque de la Pléiade,.
6 Lettre VII, 326b in 325a-326b, idem.
7 PLATON, Phédon,
118a
8 GUITTON
J., (textes choisis et expliqués par), Les pages immortelles de Platon,
Buchet /Chastel , Paris, 1960,
p 14.
9
HOBBES, Leviathan. J’ai puisé cette citation dans le cours d’Histoire
de pensées politiques, de Dominique
COLAS, dans le site coursenligne.sciences-po.fr/
2005_2006/colas/plan_smadja.pdf.
10
COULOUBARITSIS L., Aux origines de la philosophie européenne-De la pensée
archaïque au
néoplatonisme,de Boeck, Bruxelles,2004, pp318.
11 CHATELET
F, Du mythe à la pensée rationnelle, in La Philosophie tome I : de
Platon à St Thomas, sous la
direction de CHATELET F., Marabout,Paris,1979.
12 BRULE P.,Périclès,l’apogée
d’Athènes,Gallimard Evreux,1994.
13 Dans le Vocabulaire
technique et critique de la philosophie d’André LALANDE, politique est
défini comme qui a trait à la vie collective dans un groupe d’hommes
organisé (пόλις).
14 PRADEAU
J-F., Platon et la cité, Presses Universitaires de France, Paris, 1997,p
7.
15 idem
note7, définition de Etat
16 Le Petit
Robert.
18 idem p 924.
19 PERILLIE J.-L., Platon, Rousseau
et la république holistique, in Revue de philosophie ancienne, XXXI,I,
2003.
20 ROUSSEAU, Du contrat social. J’ai puisé
cette citation et les différentes citations suivantes dans le cours d’Histoire
des idées politiques de Dominique COLAS, dans le site coursenligne.sciences-po.fr/
2005_2006/colas/plan_smadja.pdf.
21
MARC-AURELE, Pensée.
22 ROUSSEAU,
Du contrat social, I,8.
23 PRADEAU
J.-F, Platon et la cité, Presses Universitaires de France, Paris,1997/
24 PLATON, République
II, 368c.
25 Idem
(IV, 443a,444a).
26 BRISSON
L.et PRADEAU J.-F., Le vocabulaire de Platon, ellipses, Paris,1998, p
14
27 PLATON, République
(II 434c-436b, III 415a)
28 ALEXANDRE
M., Lecture de Platon, Presses Universitaires de France, Paris, 1979.
2005_2006/colas/plan_smadja.pdf.
30 idem VI,
494 a.
31Le
vocabulaire de Platon., p16.
32 PLATON, Gorgias, 490 a-c
33 En ce qui
concerne Aristote, je me suis principalement inspirée du livre de WEIL R.,
Politique d’Aristote, Armand Colin, Paris,1966.
34 ARISTOTE,
Politique,( I,2,1253 a3), trad de TRICOT J., Librairie J. Vrin,
Paris.
35 ARISTOTE
, Ethique à Nicomaque, livreV.
36 ARISTOTE,
Politique, (III, 9, 1280 b 30)
37 idem,
1280b 34.
38 ARISTOTE,
Ethique à Nicomaque, I,6,1098a16.
39
http://www.ac-rennes.fr
43 idem ,V, 9, 1310 a 12-17.
44 idem, , VIII, 1, 1337 a 22
45 PRADEAU
J.- F., Platon et la cité, Presses Universitaires de France, Paris,
1997.
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