Quand la publicité finance la presse.
La question de la neutralité journalistique.
La question du rapport entre la publicité et les médias
est une vieille question dont, semble-t-il, nous n’ayons toujours pas réussis à
sortir. Cette question s’inscrit dans le cadre plus large des relations entre
ces médias et l’argent.
Cette problématique a été soulevée lorsque, en 1836 furent insérées
pour la première fois dans les journaux, la
Presse, d’Emile de Girardin et Le Siècle d’Armand Dutacq des annonces commerciales. Cette
introduction de la publicité a eu pour effet de faire baisser le prix de ces
journaux et donc de toucher un plus large public.
L’idée base étiat de libérer les rédacteurs du despotisme étroit de l’abonné, qui permet
rarement qu’on s’écarte de ce qu’il est habitué à considérer comme des articles
de foi[1].
Ce serait donc, outre par intérêts économiques, pour assurer
l’indépendance du journal qu’on y a inclut la publicité.
Aujourd’hui, la même question est posée à propos de la
publicité, on se demande à quel point celle-ci exerce une influence sur la
liberté des rédacteurs et s’il ne serait pas mieux, pour assurer leur
indépendance, de la supprimer. Si la question est si problématique à résoudre,
c’est notamment à cause de ses implications économiques que je développerais
plus loin.
Les critiques qui ont été adressées à l’époque à cette
initiative sont à peu près les même que l’on formule aujourd’hui. Elles
critiquent nottament le passage de la fonction journalistique de l’informatif
au divertissement. Ainsi, Louis Blanc écrivait : Le plan de M. de Girardin transposait en un trafic vulgaire ce qui est
une magistrature, et presque un sacerdoce ; on venait rendre plus large la
place faite dans les journaux à une foule d’avis menteurs, de recommandations
banales ou cyniques, et cela aux dépens de la place que réclamaient la
philosophie, l’histoire, les arts, la littérature, tout ce qui élève, en le
charmant, l’esprit des hommes[2].
Les bases du problème étaient donc déjà clairement formulées à
l’époque. Il s’agit de la question de l’indépendance du journal vis-à-vis de
ses financiers, de la qualité du contenu suivant la nature de ces financiers et
du prix du journal qui en conditionne l’accès.
Prenons pour exemple le journal Marianne
qui n’a pas trouvé suffisamment d’investisseurs publicitaires étant donné
son orientation éditoriale qui s’oppose à la « pensée unique [3]»
et son lectorat qui ne comporterait pas suffisamment de hauts responsables
d’entreprises, selon les annonceurs. Si le journal s’en est sorti, c’est en
doublant son prix de vente, perdant sans doute par là une partie de ses
lecteurs et se rendant inaccessible à d’autres. Cet élitisme est problématique,
l’accès à une presse (plus ou moins) libre étant dès lors réservé à ceux qui en
ont les moyens. On peut dire la même chose pour Le Monde diplomatique, Alternatives économiques ou Le Canard enchaîné, journeaux pour
lesquels où il y a eu un choix
initial de limiter au maximum la publicité. Ce qui semble intéressant à
considérer, c’est le fait que c’est dans ces journeaux là qu’on trouve le plus
grand nombre d’articles mettant en cause, soit le rôle de la publicité en
général, soit le rôle des grandes marques dans des affaires douteuses…Comme
l’écrit le groupe Marcuse, « celui
dont on mange le pain, on en chante la chanson [4]»,
en constatant qu’on ne parle pas beaucoup de la publicité dans les médias et
que quand on le fait, on en parle mal, c’est-à-dire en évitant les questions
essentielles.
D’après Julien Duval, qui s’est penché sur la question
dans son ouvrage Critique de la raison
journalistique. Les transformations de la presse économique en France, cet
argument d’indépendance rédactionnelle est souvent utilisé…en tant que
publicité lui-même. Ainsi il cite une brochure pour Mieux vivre votre argent dans laquelle il est écrit :
« Nous {travaillons} d’autant plus librement que nous ne dépendons d’aucun
groupe financier et que votre intérêt est notre seul objectif. [5]»
D’après la déclaration des devoirs et des droits du/ de
la journaliste[6], le fondement même, la raison d’être du
journaliste est la recherche de la vérité et cela quelles qu'en puissent
être les conséquences pour lui-même[7].
La directive 2.1 de cette déclaration pose que la liberté de l'information est la condition première de la recherche
de la vérité[8].
On a donc deux idées essentielles définissant
le journalisme, le reste des directives visant à assurer ceux-ci dans les
meilleures conditions possibles et en accord avec d’autres lois tels que la
liberté de la vie privée par exemple.
Qu’en est-il de ces fondamentaux quand la survie de journaux
dépend de l’investissement publicitaire ? Et surtout, que penser de médias qui considèrent que leurs
principaux clients sont les annonceurs [9]?
Il me semble que ce que dénonçait de Girardin, à savoir la
limitation de l’information pour plaire aux lecteurs est un phénomène encore
plus pervers avec la publicité. Il va de soi que le journal, en tant que
produit veuille attirer des clients, ce qui l’oblige à définir une certaine
ligne éditoriale qui corresponde à leur attente. On peut faire une analogie
avec les théâtres fonctionnant en grande partie par un système d’abonnements et
qui doivent combler les attentes de leurs abonnés ou avec la télévision qui développe des émissions pour un
certains type de spectateurs. Mais la différence est dans la nature du
produit : quand il s’agit de divertissement il n’y a pas vraiment de
compte à rendre, de responsabilité alors que quand il est question
d’information, on considère qu’il y a un droit à l’information et dès lors un
devoir de la fournir de la façon la plus véridique et la plus complète possible.
Mais que faire quand cette information a le défaut de ne pas plaire aux
annonceurs ? Sachant que la majorité des journaux tirent de 50% (ce qui
est considéré comme un pourcentage équilibré) à 70% (pour le Figaro par exemple) de leurs revenus de
la publicité, la rédaction tend à fusionner de plus en plus avec les
publicitaires qui sont en rapport de force[10].
Ainsi, il semble qu’il y ait des sujets qui ne sont pas abordés, les journaux
pratiquant une autocensure pour ne pas entrer en conflit avec les annonceurs et
risquer de perdre leur soutient financier[11].
Le journal qui accueille des
publicités en est responsable, de même qu’il l’est pour les articles publiés.
Etant donné que les agences publicitaires recourent de plus en plus à une
évaluation de la publicité proposée par les instances d’autorégulation de cette
profession tels l’ARPP en France et le JEP en Belgique[12],
ce n’est pas vraiment la nature de cette dernière qui pose problème, on voit
rarement de publicité choquante dans la presse.
C’est une question de principe qui est
posée, la question des répercussions sur la qualité, sur l’image du journal. La
dignité de la presse a toujours été un facteur important pour ce média or elle
est aujourd’hui de plus en plus dévaluée.
Les journalistes, quand à eux, sont en quelques sortes pris en
otages. En effet, de par la précarité du travail, ils ont souvent à plier le
dos et fermer les yeux devant des pratiques souvent anti-déontologiques car,
comme l’écrit le président du Forum des sociétés de journalistes François
Malye : « en cas de désaccord, les journalistes ne peuvent plus
quitter le journal pour aller en face, car il n’y a plus d’en face [13] ».
Outre cette question
déontologique, la pratique de leur métier s’en trouve modifiée. En effet, on
assiste à un développement des genres transitoires entre pratique
journalistique et pratique publicitaire [14] dès lors que les journalistes
participent aux suppléments santé, famille, loisirs, technologies et autres.
Si la déclaration du
PDG de TF1 Patrick Le Lay, à savoir « A la base, le métier de TF1,
c’est d’aider Coca-Cola, par exemple à vendre son produit (…). Ce que nous
vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. [15]»,
a donné lieu à un tel scandale, que penser de celle de Claude Perdriel,
propriétaire du Nouvel Observateur : comme les articles sont
plutôt longs chez nous, le temps d’exposition à la page de la publicité est
plus grand[16].
La disposition même du journal répond aux impératifs de la
publicité, laissant la meilleure place aux annonceurs. Ainsi, suivant les
études en neurosciences semblant prouver que le cerveau assimile davantage les
informations sur la page droite, les faces droites du journal précité sont à
85% vendues aux publicitaires[17].
La télévision définit ses programmes en fonction des intérêts des annonceurs,
c’est-à-dire qu’elle tente d’attirer par sa programmation les publics cibles
des agences publicitaires.
Qu’en est-il des journaux ?
Peut-on encore dire sérieusement que le but premier des journaux est
l’information ?
Bien évidemment il ne faut pas mettre
tous les journaux dans le même sac ni accuser de complaisance tous les
journalistes. Ces dernières années, de nombreuses grèves ont été organisées
dans le milieu afin de montrer le mécontentement face à la mercantilisation de
plus en plus importante des médias d’information et principalement de la presse
écrite[18].
Quelle solution pourrait-on proposer
contre ces abus ? Interdire la publicité dans la presse écrite ? Il
serait intéressant de revenir aux propositions allant dans ce sens à propos de
la télévision en 1988. Je citerais pour ce faire les propos de Ange Casta,
propos que l’on pourrait reprendre aujourd’hui pour parler de la presse écrite
me semble-t-il… Nous refusions
la logique de la marchandisation globale de la télévision commencée en 1970, et
plus encore l’abandon progressif par la Télévision Publique des missions qui
légitimaient son existence. Faut-il les rappeler ? Informer, cultiver, distraire. Nous voulions contribuer à retrouver le chemin du sens dans une
société bouleversée, en train de perdre ses repères essentiels. Nous avions
compris que la Télévision Publique s’engageait dans une impasse, à terme,
mortelle.[19]
Bien que la télévision et la presse soient
supposées poursuivre les mêmes fins (informer, cultiver, distraire), elles ne
fonctionnent pas de la même façon. De plus, il ne s’agit pas ici de la
télévision en générale mais de la télévision publique. S’il a été concevable
d’augmenter la redevance afin de supprimer la publicité sur cette télévision
publique, ce n’est pas faisable pour les journaux qui sont des entreprises
privées.
Nous avons vu que cela posait un
important problème financier mais celui-ci semble pouvoir être gérable comme le
prouve le nombre important des tirages de Marianne.
De plus, si on suit Marie Bénilde, de nombreux penseurs de gauches ainsi que
les mouvements antipubs, si les entreprises dépensaient moins d’argent dans les
campagnes publicitaires, ils pourraient utiliser cet argent pour faire baisser
les prix, ce qui rendrait possible un plus grand pouvoir d’achat et donc
permettrait la mise en vente de journaux dont le revenus dépendrait davantage
de la vente[20].
Est-ce vraiment irréalisable ?
Pourtant Nicolas Sarkozy a supprimé la publicité
sur la télévision publique, idée qui avait déjà été proposée par la gauche en 1989 et jugée alors
totalement fantaisiste[21]. »
La décision de Sarkozy a été extrêmement controversée. En effet,
malgré sa déclaration[22],
il apparaît assez évident qu’il ne s’agit pas de promouvoir une nouvelle
politique culturelle en tant que fin en soi mais que celle-ci sert davantage de
moyens à d’autres projets moins louables et place France Télévisions et Radio
France dans une situation difficile[23].
On assiste ces dernières années à une modification dans
le système publicitaire. Devant la lassitude des consommateurs, les
publicitaires développent de nouvelles façons d’attirer leur attention sur les
produits. Les journeaux, assez logiquement, pâtissent de cette situation qui
pourtant n’est pas prête de changer. Aussi il deviendra nécessaire aux organes
de presse de trouver, ou bien, des financeurs ailleurs ou bien, d’autres façons
de fonctionner.
La solution viendra peut-être des nouvelles
technologies. La presse écrite existe depuis fort longtemps sous la même forme
et, étant donné que bon nombre des nouvelles technologies concernent la
communication, on ne s’étonnera donc pas de la voir évoluer. La question de la
neutralité ne s’en trouvera pas résolue pour autant, néanmoins, si elle n’est
plus acculée par un « chantage » financier exercé par les annonceurs,
on peut croire qu’elle aura plus de possibilités pour accomplir sa fonction
première : l’information.
Bibliographie
BENILDE M., On achète bien les
cerveaux. La publicité et les médias, Edition RAISONS D’AGIR, Paris, 2007.
GROUPE MARCUSE, De la misère humaine en milieu publicitaire.
Comment le monde se meurt de notre mode de vie, La Découverte, Paris, 2004.
DUVAL J., Critique de la raison journalistique. Les
transformations de la presse économique en France, Seuil, Paris, 2004.
Articles
presses et sites Internet
BENILDE M.,
« La télévision publique libérée de ses chaînes ? » in Monde
diplomatique, février 2008.
CASTA A., « Pour que
vive la Télévision Publique » in
JEANNENEY J.-M., « Le duel Carrel -Girardin » in L’Histoire
n°342, mai 2009.
RIMBERT P., « Quand le profit
devient la seule déontologie. Des
journalistes au bord de la
rébellion » in Monde
diplomatique février 2007.
« Publicité et société » n°2 décembre 2008 in www.arpp-pub.org/Revue-publicite-et-societe.html
« Entre journalisme et publicité, des
règles d'éthique existent-elles encore ?
Suivi d'une interview de Daniel Cornu » in www.alterfamiliae.ch/kezako/publicite/problematique/problematique.html
Suivi d'une interview de Daniel Cornu » in www.alterfamiliae.ch/kezako/publicite/problematique/problematique.html
http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r1267-t1.asp
[3] BENILDE M., On achète bien les cerveaux. La publicité et
les médias, Edition RAISONS D’AGIR, Paris, 2007,
p. 101.
[4] GROUPE MARCUSE, De la misère
humaine en milieu publicitaire. Comment l monde se meurt de notre mode de vie, La
Découverte, Paris, 2004, p.9.
[5] DUVAL J., Critique de la
raison journalistique. Les transformations de la presse économique en France, Seuil,
Paris, 2004, p.106.
[6] Je cite ici la déclaration suisse mais il en va,
sur ce point, de même en Belgique et en France.
[7] Directives relatives à la déclaration des devoirs et des droits
du/de la journaliste, in www.impressum-fribourg.ch/pdf/ddd.pdf
[9] BENILDE M, Op.cit., p. 87.
[10] BENILDE M., Op.cit,p. 99.
[11] Idem p.91-92.
[13] Cité dans « Quand le profit devient
la seule déontologie. Des journalistes
au bord de la rébellion »
de RIMBERT P. in Monde diplomatique février 2007.
[14]« Entre journalisme et
publicité, des règles d'éthique existent-elles encore ?
Suivi d'une interview de Daniel Cornu » in www.alterfamiliae.ch/kezako/publicite/problematique/problematique.html
Suivi d'une interview de Daniel Cornu » in www.alterfamiliae.ch/kezako/publicite/problematique/problematique.html
[16] Ibid, p. 98.
[17] Ibid.
[18] Voir à
ce propos « Quand le
profit devient la seule déontologie. Des
journalistes au bord de la rébellion » op.
cit.
[19] CASTA A., « Pour que vive la Télévision Publique » in
[20] BENILDE M., On achète bien
les cerveaux, op. cit, p.10.
[21]BENILDE M., « La
télévision publique libérée de ses chaînes ? » in Monde diplomatique,
février 2008.
[22] « Je souhaite que le cahier des charges de la télévision
publique soit revu profondément, et que l’on réfléchisse à la suppression
totale de la publicité sur les chaînes publiques. Voici une révolution qui, en
changeant le modèle économique de la télévision publique, changera du tout au
tout la donne de la politique culturelle. »
[23] Voici pour exemples quelques réactions lors de l’Assemblée
nationale faisant suite à cette décision.
M. Noël Mamère. Ainsi, vous annoncez 450 millions d’euros, mais nous savons
que France Télévisions, qui avait un résultat excédentaire de 29 millions
d’euros avant la décision du Président de la République, souffre maintenant
d’un déficit de 80 à 100 millions.
M. Marcel Rogemont. Grâce à tous nos amendements, je pense que vous avez
maintenant compris combien nous considérons la suppression de la publicité sur
France Télévisions comme une mesure malvenue. Pourquoi, dans une société qui
n’a pas d’argent et qui croule sous les déficits, consacrer une partie des
impôts – les nôtres – à compenser une suppression de ressource qu’on pouvait
éviter ?Même s’il avait été souhaitable de supprimer la publicité sur France Télévisions, il aurait été préférable de le faire à un autre moment. Le rapporteur général a dit ici même combien cette précipitation était inappropriée, compte tenu de la crise que nous traversons actuellement.
Ce contre quoi nous sommes, ce n’est pas le fait qu’il n’y ait plus de publicité sur France Télévisions – comme on aimerait nous le faire dire –, ce sont les conditions inadmissibles dans lesquelles cela se passe.
Nous sommes très inquiets, car la suppression de la publicité aura nécessairement un impact financier, qu’il est très difficile de mesurer. Nous ne savons pas, aujourd’hui, ce qui se passera dans six mois. Nous sommes incapables de dire dans quelle situation économique nous nous trouverons, dans quelle situation sera le marché publicitaire et les finances de notre pays. Le déficit budgétaire est aujourd’hui de 2,5 % du produit intérieur brut, et dépassera les 4 %.
In http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r1267-t1.asp
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