vendredi 27 août 2010

Lecture de la Cerisaie d'Anton Tchekhov


La Cerisaie d’Anton Tchékhov.

La Cerisaie est une histoire de passage, la fin pour les anciens, un nouveau début pour les jeunes. La Cerisaie c’est la fin d’une époque, c’est également la dernière oeuvre que Tchékhov a écrit, son adieu à la vie. En l’écrivant, l’auteur avait sa mort en tête, ses toux incessantes l’empêchant de travailler, la douleur et l’ennui de Yalta le décourageant. Lui qui terminait toujours ses œuvres rapidement, a eu énormément de mal à terminer celle-ci. D’une part c’est sa maladie qui l’empêchait d’avancer, d’autre part il ne savait pas lui-même que faire de cette pièce, ne voyant pas vers où la diriger. Il écrit j’ai fait des personnages vivants, c’est vrai, mais ce qu’est cette pièce, je ne le sais pas. p 663 bio Après l’avoir terminée, il écrit à sa femme Je te le jure, ma chérie, si la pièce n’est pas un succès, c’est à cause de mes intestins. Cette pièce, son adieu à la vie, devait être souriante, juste un peu désabusée peut-être.
Walizewski WALISZEWSKI K., Littérature russe, Librairie Armand Colin, Paris, 1918 (troisième édition).
est un contemporain de Tchekhov. Il l'a rencontré, le contact n'est pas vraiment passé. On comprend dès lors que son texte à propos de Tchekhov soit assez critique. Selon ce dernier, Tchekhov a un goût fâcheux pour le comique grossier; une tendance dangereuse à dessiner des arabesques due à un fond absent.p422 A propos de son théâtre, il critique une absence d'action, de développement psychologique des personnages et un défaut de clarté, trois facteurs indispensables, selon lui, à toute oeuvre théâtrale. Lorsque ce livre fut publié, Tchekhov n'avait pas encore écrit La Cerisaie. On peut néanmoins juger si ces critiques  paraissent justifiées quant à cette dernière œuvre, si Tchekhov s'est amélioré ou si nous ne sommes pas d'accord avec Waliszewski dès le début. Est-ce que, comme le prétend ce dernier, les oeuvres de Tchekhov sont remplies de lunatiques, de névrosés, de demi-fous vivants dans un monde bizarre p427? Il me semble que cette critique n'est pas fausse quant aux personnages ; les figures tchékoviennes sont souvent tourmentées et perdues. Mais le monde au sein duquel elles évoluent ne me parait pas bizarre, ou plutôt, il est étrange par rapport à notre monde contemporain mais il me semble assez bien dépeindre une certaine époque, une certaine Russie. Peut-être que Waliszewski ne s'y retrouve pas mais je retrouve le même genre de description chez les autres auteurs russes, que ce soit chez Dostoïevski, Gogol ou Tolstoï, c'est cette Russie du troisième homme, de la noblesse qui s'occupe et s'ennuie, des gens qui se cherchent eux-mêmes, mêlant joie et tristesse, drames et petits soucis. L'auteur de Littérature russe écrit que la société ainsi représente à l'air d'un cauchemar. Le ainsi se rapporte a jeunes gens qui a vingt ans sont dégoûtés de la vie, vieillards, qui, a soixante, s'aperçoivent que la vie n'a pas de sens. De plus ces personnages passent leur temps a chercher le sens de la vie et souffrent jusqu'a en mourir de ne pas le trouver. Or, toujours selon l'auteur, la civilisation moderne a bien d'autres préoccupations et Tchekhov, de même que Tolstoï, sont jugés comme cédant à une illusion romantique. De nouveau, j'adhère à peu près à cette description de l'univers tchékhovien mais je ne suis pas d'accord avec cette critique de manque de réalisme. Le monde moderne est bien trop occupé que pour se poser les questions existentielles. Mais est-ce bien le monde moderne qui est décrit tant chez Tchekhov que chez Tolstoï? Au contraire, c'est les restes de l'ancien monde, celui qui est un train de disparaître et c'est bien là le thème de La Cerisaie. Cette aristocratie n'était pas trop occupée que pour se poser la question du sens. Comme l'écrit Pascal dans ses Pensées, c'est pour échapper a ce questionnement que l'homme cherche à sans cesse s'occuper, à se divertir. Or, ces gens-là n'ont pas vraiment de quoi s'occuper et se retrouvent donc indéniablement confrontés à leurs questions. Ils cherchent à se divertir, ils se réunissent tout le temps, on ne voit que très rarement ces personnages seuls, ils jouent, organisent des bals, voyagent...Mais tout cela ne suffit pas à les distraire vraiment, à les occuper pour de bon. Donc, ils restent avec leurs questions et on comprend qu'il soit fondamental pour eux d'essayer d'y répondre car eux, bien plus que l'homme d’action qui s’active et par là donne un sens à sa vie, n'ont pas de raison de vivre. Leur vie est dépourvue de sens, se rendent-ils compte. Je ne dis pas que leur vie est plus vaine que celle d'un autre, je dis, en m'appuyant toujours sur Pascal, qu’ eux sont plus à plaindre car ils ont le temps et le loisir de penser à ces choses là et de se rendre compte que jamais ils n'auront de réponse à leur questions, qu'ils sont condamnés à vivre sans savoir pourquoi, sans savoir comment. Confronté à sa finitude l'homme ne peut être que malheureux et c'est pour échapper à cela qu'il lui faut se distraire. Le malheur des héros tchékhoviens est ne pas y arriver. Comme l’écrit Tchekhov dans une lettre du 15 novembre 1888, quel que soit le sujet de la conversation, un vieux soldat parlera toujours de guerre. C’est à dire que quoi qu’ils fassent, ils se retrouvent à débattre du sens de l’existence.
L’histoire de la Cerisaie se passe en quatre actes. Dans le premier acte on fait la connaissance des protagonistes. Lioubov Andreevna Raneskaïa, la propriétaire de la Cerisaie, revient à la maison après un long séjour à l'étranger. Elle en revient ruinée par son amant paresseux. Toute la famille se retrouve enfin réunie après de nombreuses années car la propriété va être mise aux enchères à cause des dettes. Cette Cerisaie est le protagoniste principale, c’est elle qui les fait tous revenir, c’est elle qui est le sujet (ou en tous cas le prétexte) de leurs propos, de leurs soucis. Elle symbolise le déroulement de l’histoire de cette famille. Elle a été belle et célèbre, elle a été productive...Aujourd’hui c’est à peine si elle donne encore quelques cerises. Elle sera rachetée, les cerisiers abattus et le terrain découpé en parcelles et mis en location. Les temps changent et la famille doit enfin regarder la vérité en face, même si, on suppose que son genre de vie ne sera en rien changé.  Lioubov est un personnage attachant, elle est présentée de façon tendre et affectueuse, elle est un peu enfantine,  passant du rire aux larmes…Lioubov est incapable de gérer ses finances, elle croule sous les dettes et continues pourtant à gaspiller l’argent qu’elle n’a pas. Son frère, Gaev, appartient à ce même monde d’insouciance et d’irresponsabilité. Tous deux sont rattachés à leurs souvenirs et ne peuvent se défaire de la Cerisaie qui symbolise le bon vieux temps de leur enfance. Gaev est incapable de gérer sa vie, personne ne le prend au sérieux. Il discute, joue et se distrait.  
Lopakhine est, selon de nombreuses interprétations, le personnage principal de la pièce. Personnellement ce n’est pas ainsi que je l’ai perçu mais si on comprend la pièce comme un drame social, alors, en effet, il est au centre de l’action. En fait, c’est le seul personnage qui agit. Lopakhine est le marchand, un homme d’affaires. C’est le petit-fils d’un serf qui a réussi et qui tranche avec les  personnages qui sont issus de la noblesse. Contrairement à eux, c’est un homme d’action, il faut vendre la Cerisaie, faire des investissements dit-il. En rachetant cette dernière, il prend sa revanche sur la noblesse qui y faisait travailler ses ancêtres. Il est amoureux de Lioubov tout en faisant croire à celle-ci qu’il va épouser sa fille adoptive Varia, ce que, en fin de compte, il ne ferra jamais.         
Varia se situe entre les deux-mondes, elle a du mal à trouver sa place. Elle gère le domaine de la Cerisaie, travaille du soir au matin et se fait du souci pour tout comme si elle avait à acheter son droit d’appartenir à la famille. C’est elle, en fin de compte, la plus touchée par la vente de la Cerisaie. Sa sœur Ania est belle, jeune et inspirée par les idées idéalistes du vieil étudiant Trofimov dont elle est amoureuse. Ce dernier partage ses sentiments mais aucun de deux ne se l’avoue, plaçant l’idéal au-dessus de ces choses-là. Trofimov est un étudiant éternel, il étudie un peu de tout, se fait renvoyer de l’université, défend des idées progressistes et idéalistes. Tchékhov se moque gentiment de lui tout en lui faisant dire de choses profondes et belles. A l’époque où il étudiait la médecine, Tchékhov n’a jamais rejoint les groupes d’étudiants progressistes. Il y trouvait quelque chose de faux, de surfait. En effet, son expérience de la vie lui avait apprise que les opinions qu’un homme nourrit sur les problèmes de la société doivent avoir un lien avec la vie pratique, la vie qu’il mène.  

Enfin, il y a les cinq domestiques, tous représentent un style, un genre différent. Ainsi, par exemple, Firs, le vieux domestique de l’ancien temps, qui parle de l’abolition du servage comme d’une catastrophe et qui meurt quand la Cerisaie est vendue et que la famille part. Il meurt alors que la Cerisaie est en train d’être abattu car il n’a plus sa place dans ce monde nouveau qui s’annonce. La Cerisaie se finit sur un impossible retour. Youcha est l’antagoniste de Firs : jeune, fier, par moment irrespectueux envers ses maîtres, on ne voit chez lui pas la moindre attitude servile, il vit à la mode française 
Tous sont en eux-mêmes ridicules mais ne se perçoivent absolument pas comme tel, essayant de se donner un maximum de consistance. Ils ne s’écoutent pas entre eux, se sentent tous seuls et incompris, les dialogues ne sont en fait que de longs monologues. Tchékhov ne juge ni ne prend part quant à ses personnages. Ceux-ci sont ce qu’ils sont, reflétant un certaine condition humaine. C’est cette dernière qui fait appel à nos sentiments, de tristesse, de sympathie, de pitié ou de moquerie. 
Tolstoï dira à son propos : Tchékhov est un artiste incomparable. Un artiste de la vie. Et ce qui fait la valeur de son œuvre c’est qu’il est compris et accepté non seulement des Russes mais par l’humanité entière. Mais il dira également : Tchékhov est très bien mais il n’a pas de point de vue. Mais c’était justement cela la stratégie de Tchékhov : laisser le spectateur juger et monter les différentes positions. On peut dire que Tchékhov se situait dans une position pluraliste avant l’heure..
Tchékhov est un des rares grands écrivains de la fin du dix-neuvième siècle à ne pas être issu de la noblesse. Il est d’origine serve. Son grand-père a pu racheter sa liberté ainsi que celle de sa famille. Tchekhov est né le 16 janvier 1860 à Taganrog. Son père était un homme pieux et très sévère, sa mère une femme douce et attentive. La famille vivait pauvrement mais convenablement avant que l’épicerie familiale ne fasse faillite. Ensuite elle déménage à Moscou où elle vécut dans une vraie misère. Mais Tchékhov est resté seul à Taganrog afin de terminer ses études. Il découvrit ainsi la liberté et fit preuve de sa capacité d’indépendance et de débrouillardise. Cette lutte définit sa personnalité et son imagination créatrice. SIMMONS J., Tchékhov, Robert Laffont, Paris, 1968. Très jeune, il se met à écrire et à jouer de petites pièces avec ses frères. Ses pièces étaient en générales drôles et avaient pour sujet l’absurdité, les faiblesses et bizarreries des gens de leur entourage. Très jeune, son talent pour décrire le  comique et l’absurde dans la vie se manifesta. Plus tard, il essaye de se faire publier dans les revues humoristiques dont il raffole. Mais pendant fort longtemps, ses nouvelles et récits sont rejetés. Enfin, en 1880, son premier récit Lettre de Stéphane Vladimirovitch N., propriétaire du Don, à son voisin, le docteur Friederick fut publié dans la Cigale. A vingt ans, c’était son premier succès littéraire. Par la suite il réussit à faire publier encore un certain nombre de récit dans cette revue. 
Qu’est-ce que la Cerisaie ? Tchékhov a hésité quant au titre. Au début, il avait pensé l’appeler Le Verger de cerisiers mais il a finalement opté pour La Cerisaie. Quelle différence impliquent ces deux titres ? Le premier fait référence à un jardin de rapport, un verger rentable qui a une utilité. Une cerisaie ne rapporte quant à elle aucun bénéfice, elle ne fait que garder en soi et dans la floraison neigeuse la poésie de la vie des maîtres de l’ancien temps. Les fleurs blanches de cerisiers sont le symboles de la fragilité de la beauté et du temps qui passe. Cette oeuvre a souvent été décrite comme tragédie sociale de la disparition de l’ordre ancien symbolisé par la vente de la Cerisaie. Tchekhov en dit pourtant : ce n’est pas un drame, mais une comédie que j’ai fait là, une farce même par endroits. Et il rajoutait : toute la pièce sera gaie et frivole. En effet, les personnages sont drôles, pas un seul d’entre eux ne peut être pris vraiment au sérieux tant ils semblent, être par moments, la caricature d’eux-mêmes. Au fait, la vente de la Cerisaie symbolise plutôt la perte de la beauté, le fait qu’on ne la voit plus. C’est là un des grands thèmes tchékhoviens. La comédie est pour Tchekhov un moyen d’accuser mais également une façon de révéler la vérité. Il ne voulait pas se faire moralisateur, il ne voulait pas dénoncer sur un ton sérieux et affirmatif mais, au contraire, laisser le ridicule des personnages et l’absurde de la situation parler d’eux-mêmes. Les pièces et récits de Tchékhov racontent la vie elle-même, avec ses joies et ses peines, avec le temps qui passe, quoi qu’on y fasse. C’est là ce que justement les protagonistes de la Cerisaie ont  tant de mal à accepter. Le temps qui passe et enterre les souvenirs et les rêves où ils aiment tant se réfugier. Ils sont arrêtés dans le temps, incapable de se projeter dans l’avenir. Seul L fait exception, lui est le symbole du temps nouveau, du temps de l’action et de l’entreprise. La Cerisaie comme terminus pour cette famille de la noblesse et son style de vie. Un dernier temps d’arrêt avant que chacun ne reprenne son train rejoindre son destin.
Le contexte historique de l’époque est important, c’est lui qui est fortement responsable de l’interprétation qu’on fit de cette oeuvre en tant que drame social. Tchékhov s’est essoufflé à expliquer que cette pièce ne contenait aucun message. Rien n’y fit, les différentes mises en scènes ont traduit la pièce en drame et Tchékhov, trop malade et fatigué pour se battre, ne put que regretter de ne pas reconnaître son oeuvre. Le contexte politique du début du vingtième siècle voit s’affronter différentes tendances. Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que le servage a été aboli en  1861. Les moujiks ont gagné leur liberté mais leurs conditions de vie ne se sont pas vraiment améliorées. La plupart sont restés très pauvres. Néanmoins, certains, tels que Lopâkhine, ont réussis à s’enrichir en devenant des hommes d’affaires importants et accèdent à la classe bourgeoise.. La noblesse qui n’a jamais dû travailler et est habituée à être au pouvoir, elle n’arrive pas à s’adapter ni à se reconvertir dans cette nouvelle société. Elle continue à passer son temps en jeux et bals mais, n’ayant plus les moyens, en s’endettant profondément. Une nouvelle classe de prolétaires est en train de se développer de par l’industrialisation. Celle-ci est très pauvre et vit dans des conditions déplorables. L’intelligentsia se sent envahie d’une mission pour défendre cette dernière, c’est de cela dont le discours de Trofimov témoigne. Dès les années 1860, des groupes d’oppositions se mettent en place, les idées marxistes sont introduites en Russie vers 1883. Dix ans plus tard, deux partis s’appuyant sur le prolétariat : les bolcheviks et les mencheviks apparaissent. C’est le tsar Nicolas II qui est au pouvoir même si son autorité, qui est pourtant censée lui venir de Dieu, est de plus en plus contestée par les idées nouvelles. En 1917, c’est la révolution russe. On comprend que La Cerisaie a été écrite à un de ces moments où l’Histoire se construit. C’est une époque de changements, de désillusion et d’inquiétude mais également de grandes idéologies. Tchekhov ne prend pas parti, ne propose pas de solution, il écrit et  il décrit ainsi son temps. Comme il le dit lui-même, il ne faut pas expliquer mais produire un choc sur la sensibilité et l’imagination du spectateur. Pour cela, laisser des vides et au lieu des actions, suggérer plutôt l’incapacité d’agir.




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