La question du dit et du montré est une question
primordiale pour aborder un théâtre comme celui de la Sociètas Raffaello
Sanzio. En effet, ce théâtre est catalogué d’une part en tant que théâtre postdramatique et, d’autre part,
plus spécifiquement, en tant que théâtre image.
Or,
si on suit Hans-Thies Lehmann qui est à l’origine de la conceptualisation et de
la promotion de ce terme, ce qui distingue ce théâtre en tant que
« nouveau » c’est notamment son rapport au texte. En effet, il met en
avant que ce théâtre nie la suprématie de l’écrit pour promouvoir
l’hétérogénéité des différents moyens scéniques. Le texte n’est dès lors qu’un
élément parmi d’autres, un des constituants du spectacle et non sa base. La
musique, les sons, la lumière, les mouvements, les silences, la voix, valent en
eux-mêmes et ne sont plus là pour servir le texte, le traduire avec les moyens
scéniques. Ce ne sont plus de simples outils mais des signifiants à part
entière.
Dès
lors, qu’est-ce qu’on dit avec ces langages, qu’est-ce qu’on montre ? Et surtout,
comment le fait-on ?
On
parle de notre société comme d’une société de l’image, cette dernière est
omniprésente aussi il semble logique qu’un théâtre de ou des images se soit mis
en place. Il répondrait, en quelque sorte, à une demande du public. Néanmoins,
quelles images veut-on voir ? A quel genre d’images sommes-nous
habitués ? Quels types d’images sommes-nous capables d’interpréter ?
Les images qui nous entourent sont celles de la publicité, de la télévision et
du cinéma. Ces images sont directement compréhensibles. Aussi, théâtre de
l’image oui, mais qui s’oppose justement à ce genre de représentations-là, qui
veut indiquer qu’il y a d’autres images et que l’image ne va pas forcément de
soi, qu’il faut s’en méfier.
La
question que j’aimerais poser est avec quelles images le dit-on ?
Ces
images ne sont pas des illustrations, ni de représentations.
Je
voudrais m’arrêter un instant sur cette notion de représentation contre
laquelle se prononce Castellucci.
De quelle représentation parle-t-on et que signifie son rejet ?
Suivant
l’étymologie du terme, représenter signifie rendre présent, donner à voir. Ce
sens a ensuite été précisé, il s’agissait dès lors de rendre présent quelque
chose d’absent. En un autre sens, la représentation est également l’idée que
l’on se fait des choses et du monde, comment on se les imagine et comment on en
rend compte. A partir de là, on peut approcher la notion de représentation en art
et en analyse de l’image où il s’agit d’imiter les apparences. C’est en ce sens
que l’image est en premier lieu comprise comme représentation, elle est une
chose qui rend compte, représente, imite, une autre chose absente.
Dès
lors il pourrait sembler paradoxal de parler de théâtre images qui nierait la
représentation si l’un équivaut à l’autre. En effet, le premier sens de l’image
est celui qui insiste sur la reproduction, qu’elle soit concrète ou mentale, de
ce qui a été perçu par la vue. (Lalande). Or, et c’est là que se situe la
spécificité de la troupe en question, ce n’est pas du monde, de notre réalité
qu’ils veulent rendre compte, il ne s’agit surtout pas de rendre compte
d’ailleurs car ils situent leurs images dans une autre réalité. C’est donc
quelque chose de transcendant et on comprend qu’il devient impossible de parler
d’illustration ou de représentation. Leur conception de l’image serait plutôt
celle qui résulterait de l’imagination créatrice ; c’est-à-dire des
combinaisons nouvelles par leurs formes, voir par leurs éléments, construites par
l’activité de l’esprit…On voit donc que la notion d’image est extrêmement large
ce qui peut donner lieu à des confusions. Pour éviter cela, Renouvier
(philosophe français du XIXème siècle, assez proche de la pensée kantienne)
propose de remplacer le terme image dans son sens de représentation par
reproduction visuelle, auditive,…).
La
question du dire et du montré devient : comment montrer une autre réalité,
comment montrer quelque chose qu’on
ne peut pas connaître ? Par quel langage manifester cet indicible
fondamental ? Car il ne s’agit pas ici, comme avec les écritures de
l’extrême d’être face à un langage insuffisant et qui doit donc être dépassé,
remis en cause à travers l’énonciation d’une réalité ineffable. Ici le problème
est qu’il ne s’agit pas de réalité, qu’il ne faut surtout pas ramener à notre
réalité…Comme l’écrit Bruno Tackels : « comment rendre comte d’un
monde qui n’est pas de ce monde, avec une langue qui n’est pas encore parlée
dans ce monde ? [1]» En effet,
pour eux, la finalité du théâtre, l’essence du théâtre, est de proposer un
voyage vers l’inconnu, la nouveauté étant au centre de leur travail. Mais comme l’écrit Sarrazac : “il ne
suffit pas de dire des choses nouvelles” mais “il faut encore les dire autrement[2]”.
Il ne faut
jamais vouloir reconnaître, c’est la démarche contraire à la pensée. En un mot,
si la Sociètas est contre la représentation, c’est par rapport à son sens
de : seconde présence, de répétition imparfaite de la présence primitive
et réelle car c’est cette première qu’ils veulent atteindre. Cette attitude de
la méfiance des images est platonicienne en ce que les images sont de mauvaises
copies de la réalité, les Idées étant les seules choses réelles.
On peut dire
que comme chez Claude Régy, ce n’est pas l’image qui est promue mais bien la
vision. La vision est personnelle, elle appartient en propre et donc elle ne
ment pas, elle n’illusionne pas. Elle ne représente pas.
Contrairement
à ce qu’on lit dans la majorité des critiques et articles qui leurs sont consacrés,
la question du texte et de la langue est extrêmement importante dans leur
travail, même si cela ne transparaît pas à première vue dans leurs spectacles.
Commençons
par la question de la langue dont le problème vient d’être soulevé :
comment rendre compte par une langue qui n’est pas de ce monde ?
Claudia
Castellucci écrit qu’elle regrette de devoir utiliser la langue italienne pour
s’exprimer car cette dernière est trop chargée de tradition : « dont
le poids traditionnel est vraiment écrasant et compromettant [3]».
Comment dire quelque chose de nouveau avec un bagage, un outil aussi
connoté ? On voit qu’il n’est pas possible de répondre à leur demande de
théâtre transcendant la culture en utilisant une telle langue. On retrouve
cette idée chez Foucault qui demande : « Comment (l’homme) peut-il être le sujet
d’un langage qui depuis des millénaires s’est formé sans lui, dont le système
lui échappe, dont le sens dort d’un sommeil presque invincible dans les mots
qu’il fait, un instant, scintiller par son discours, et à l’intérieur duquel il
est, d’entrée de jeu, contraint de loger sa parole et sa pensée, comme si elles
ne faisaient rien de plus qu’animer quelque temps un segment sur cette trame de
possibilités innombrables ? [4]»
C’est ainsi que pour Santa Sophia, théâtre Khmer ils créent
une nouvelle langue pour manifester la nécessité d’une langue adaptée à des
contenus nouveaux, la langue generalissima.
Ils font comprendre le sens grâce à la seule prononciation.
Par
contre, le poids de la langue est primordial dans Genesi. Ils apprennent l’hébreu et expliquent la nécessité de cette
langue pour ce spectacle qui traite de la création, du commencement, l’hébreu
étant la langue originaire. Il y a trois volets dans ce spectacle, chacun
mettant en scène un commencement : la Genèse, Auschwitz et Caïn et Abel. « Les
langues, nos langues, ont créé l’humanité, ont permis d’asseoir une
civilisation, et ont permis sa destruction totale[5].». La Genèse, c’est-à-dire la création, est
dite en hébreu alors que Auschwitz est le projet de destruction du peuple qui
parlait cette langue : « Surtout que cela soit arrivé au peuple
qui avait généré et nommé le monde et ses habitants est extrêmement
révélateur. [6]». Castellucci
explique que « dans cette langue, on a la plus haute conception du
pouvoir et de la puissance de la parole.(…) C’est dans cette langue qu’on a la
plus haute tension possible entre l’énergie de création et de destruction.
C’est pour cette raison qu’on a absolument tenu à travailler sur la matière de
ce texte sacré de la Genèse, qui n’a rien à voir avec la tradition littéraire. [7] ».
Ces
propos nous permettent d’embrayer sur la question du texte, du rapport
qu’entretient cette troupe au texte. Il est évident qu’il ne s’agit pas d’un
théâtre qui sert le texte, ses spectacles ne sont pas ni des adaptations ni des
illustrations. Mais le texte n’en est pas absent, dans la phase d’élaboration
le texte est primordial. En effet, pour pouvoir le dépasser, il faut s’y
confronter, le comprendre en profondeur pour en traduire quelque chose, son
essence ou simplement quelques éléments, dans la matérialité du plateau. Pour
réussir cette transition, ce passage, il faut que l’écriture soit mise à mal,
déplacée, transformée, condensée en de formes nouvelles. Ce faisant il
transforme le livre, objet inerte, cadavre[8]
en la réalité vivante du plateau.
« Le
théâtre que je cherche et que je pratique n’est jamais la lecture ni le
commentaire d’un texte préexistant. Je cherche une présence complète, des
lignes de force dans la matière et, grâce à elles, j’agis sur le levier des
émotions à travers des images qui soustraient de la matière au temps et à
l’espace[9].
Pour
cette question du devenir scénique, je vais me concentrer sur sa mise en scène
de la Divine Comédie de Dante. Il en
parle comme d’une trilogie librement inspirée de Dante.
Il
s’est intéressé à un texte très connoté, chargé d’une très importante tradition
interprétative et illustrative, particulièrement en Italie étant donné qu’il est la base de la
langue italienne et que jusque peu, les enfants l’étudiaient par cœur à
l’école.
Il
parle à son propos de projet impossible, « la grandeur de ce livre excède
le littéraire et, en terme de théâtre, elle le fait tourner à vide[10]. »
Comment
monter un texte ? S’agit-il simplement de coller des images sur de
l’écrit, de faire correspondre des gestes, des mouvements, des représentations
à des mots ? Ou bien de n’illustrer que l’essentiel ? Avec la
première démarche on accompagne, avec la seconde on synthétise. On peut
également tenter de rendre compte
de tout et à ce moment-là les images peuvent remplacer le texte, on le joue, on
le mime.
Aucune
de ces attitudes ne correspond à celle de Castellucci qui décide de ne pas
« adapter » l’œuvre mais d’être Dante, de « dire l’œuvre comme
si elle n’avait jamais été écrite [11]».
C’est cette figure qu’il porte à la scène, l’artiste dans l’obscurité, le
ressenti de Dante mais surtout le sien propre. Ce qu’il en retient c’est
l’artiste perdu et la difficulté de la création. En parlant de création on est
justement dans cette question de la communication, de la transmission, comment
rendre compte de ? Ce faisant, il me semble qu’il est extrêmement
fidèle à l’œuvre car cette dernière est très subjective. Bien que Dante raconte
l’enfer tel qu’il est décrit par la mythologie grecque, c’est surtout sa
traversée qui est le sujet du livre, ses peurs, ses impressions. Castellucci
fait la même chose, il s’interroge : qu’est-ce que l’Enfer, le Purgatoire,
le Paradis aujourd’hui ? Quelles significations ces mots ont-ils pour
nous ? Que nous évoquent-ils ? C’est ces questions que Castellucci
porte à la scène, les visions qui lui viennent pour y répondre. Ainsi il ne
nous raconte pas l’histoire de Dante, il ne nous dit pas le poème mais il nous
montre l’Enfer, celui de Dante, le sien, le nôtre.
La
question de la représentation est problématique pour ces thèmes. En effet,
comment imiter quelque chose que l’on ne connaît pas, que l’on ne peut pas
connaître ?
Nous
avons vu que la représentation est le mode sémantique qu’il refuse, qu’en
est-il des autres, c’est-à-dire de la présentation, la symbolisation,
l’évocation et l’expression ?
On
peut dire que ce spectacle est davantage dans la présentation en ce qu’il donne
à voir concrètement quelque chose : les acteurs, les animaux, deux
présences constantes dans leurs spectacles. En effet, ils ne jouent pas, ils
sont pure présence et c’est ce qui leur donne autant de force sur un plateau.
Beaucoup
d’éléments sont des symboles mais il refuse qu’ils aient un sens unique. Il veut
que chaque spectateur puisse se faire sa propre interprétation, avec sa
culture, ses connaissances, ses visions des choses. Etant donné qu’il n’y a pas
de hiérarchie entre les éléments présents sur le plateau, c’est le choix des
spectateurs qui crée, qui fait un lien entre eux, qui détermine un fil narratif
et qui ainsi se trouve un sens. Ainsi la notion d’évocation est centrale :
qu’est-ce que cela évoque pour toi, spectateur ? De même, l’expression qui
vise à faire sentir par des moyens artistiques est au centre de sa
démarche : s’il n’y a pas toujours de sens à dégager, s’il ne faut pas
nécessairement chercher à comprendre, il faut se laisser prendre par ce que ces
images provoquent en nous et les interroger. Nous retrouvons-là la notion
d’image agissante, développée notamment par Bernard Dort[12]
et qui insiste sur le fait que l’image, en provoquant des choses en nous, nous
fait réfléchir, agir, voir nous modifie. Que l’image est capable de donner lieu
à davantage de significations.
Ainsi,
on peut dire que par le choix du dire, Castellucci est proche de la performance
qui est « davantage présence que représentation, davantage expérience
partagée qu’expérience transmise, davantage processus que résultat, davantage
manifestation que signification, davantage impulsion d’énergie
qu’information [13]».
A travers le médium qu’est le théâtre,
Castellucci met en évidence la notion politique de son théâtre, la
responsabilité du spectateur qui regarde. Il le sort ainsi de sa position
confortable et interroge son regard : pourquoi regardes-tu ?
Dans
Purgatorio cette question est
doublement mise en exergue. En effet, ce spectacle (du moins la première
partie) est complètement dans la représentation. On voit l’intérieur d’une
maison assez bourgeoise, un enfant qui joue, sa mère qui s’occupe de tâches
ménagères. C’est la quotidienneté qui est mise en scène, telle quelle, sans remise
en cause ou interrogation quelconque. Le drame survient lorsque le père viole
l’enfant. Ce viol est hors-champ, on les voit monter dans la chambre et ensuite
plus rien, que les bruits, les cris et les supplications du fils.
Différents
moyens, approches théâtrales, sont utilisés à travers ce spectacle. Dans la
première partie, nous sommes face à du théâtre extrêmement mimétique, voir
cinématographique. Le propos est évident, les représentations sont claires. En
regardant la captation on a davantage l’impression qu’il s’agit d’un film que
de théâtre.
Ensuite des
sous-titres apparaissent, disant à l’avance ce que les personnages, appelées
première, deuxième et troisième étoile vont faire. Les sous-titres concernent
les actions et les apparences, ils ne nous disent pas ce que pensent les
personnages, ne nous renseignent pas sur leur état mais seulement sur ce qu’ils
semblent être. On a l’idée du scénario, des indications de mouvements et
d’expressions, notamment par l’utilisation du futur. Ainsi, le père semble fatigué, on ne dit pas s’il l’est
ou pas, ce n’est pas le propos. C’est une insistance sur la représentation
qu’est le spectcale, c’est un jeu, du semblant…
Ensuite, après un
MAINTENANT écrit en majuscules, les sous-titres se mettent à ne plus
correspondre à ce qui se passe sur scène. Les sous-titres rendent compte d’une
soirée idéale au sein d’une famille joyeuse alors que c’est un viol qui a lieu.
Lorsqu’il commence, s’inscrit le mot MUSIQUE qui restera affiché jusqu’à ce que
ce dernier soit fini.
Les
sous-titres deviennent alors narratifs, ils racontent une histoire au passé.
Les
images se font onirico-cauchemardesques, on quitte l’illusion et la mimesis
pour entrer dans une sorte de rêve inquiétant, étrange et beau à la fois.
Il
me semble que c’est par l’absence de l’image, de représentations que le regard
est interrogé avec beaucoup de violence. Car le spectateur est celui qui vient
pour voir, particulièrement dans le cadre du théâtre image. Aussi le fait que
l’on ne montre pas est déjà révélateur. Castellucci préfère dire, ce qui est
très rare dans son théâtre. On assiste à quelque chose qu’on ne voit pas mais
qu’on ne peut pas ignorer. La vision est le sens privilégié de la société
occidentale, quand on parle de témoins, on sous-entend en général témoin
oculaire, on a besoin de voir pour croire…Pourtant là on ne peut pas ignorer,
on est mis en situation de « voyeur » sans nous laisser la possibilité de détourner les yeux. Car
détourner les yeux est plus facile que de se boucher les oreilles…Le geste est
plus anodin, plus discret, il ne manifeste pas de tant d’engagement. Dès lors
que regardent-on ? On se regarde les uns les autres, mis dans cette
position intenable… De plus on ne peut empêcher les images qui nous viennent en
tête, provoquées par les propos explicites. Beaucoup de gens sont partis de la
salle à ce moment-là. Seraient-ils restés si la simulation de viol avait été
représentée ?
Cette
question de l’irreprésentable et de l’indicible nous ramène à nos
interrogations sur les écritures de l’extrême. Pour faire un lien avec elles,
voyons comment Castellucci s’est confronté à Auschwitz qu’il a « mis en
scène » dans le second volet de son spectacle Genesi. Qu’a-t-il mis en scène précisément et pourquoi ?
Il
dit que ce n’est pas Auschwitz qu’il a représenté, qu’il ne l’a pas mis en
scène, que c’est au nom qu’il s’est attaché (c’est donc la même démarche que
pour la trilogie dantesque).. Le nom est selon lui porteur du camp et de
l’horreur… Mais c’est déjà une médiation, on est dans un autre domaine. En
effet ce n’est pas la réalité du camp, l’événement mais ce que ce nom nous
évoque, ce que ce nom est pour nous qui est interrogé. « ‘Auschwitz’ est
un mot quotidien. J’ai voulu ‘pétrir’ ce mot pour en assumer l’horreur. [14]» dit-il.
Il s’interroge sur la possibilité d’utiliser ce nom, si le fait de le dire au
théâtre n’est pas immoral[15].
S’il décide de le faire, c’est parce qu’il considère qu’il y a été obligé, que
c’est le fait de pouvoir le prononcer qui lui permet d’approcher l’horreur
qu’il représente avec le plus de pureté : « vouloir le dépasser en
dépassant ainsi les limites de l’indicibilité qui confond de façon tragique le
respect de l’incapacité à le prononcer pleinement avec un silence que seul les
morts peuvent maintenir sans ambiguïté. [16]»
On
retrouve également chez lui le refus de juger, de condamner. En effet, il considère
que pour condamner au sein d’un spectacle il faut représenter la chose
condamnable, ce à quoi il se refuse car il aurait fallu montrer l’horreur mais
sans l’atteindre, sans y parvenir. Montrer des choses très laides n’est pas
assez. De plus ce n’est pas quelque chose de collectif mais quelque chose qui
appartient à chacun intimement, donc pas « transportable » sur la
scène. Il a choisi de représenter ce nom avec grâce pour mettre en avant cette
difficulté, ce problème que nous pose ce mot. De plus, son but était de rendre
l’indicible manifeste, pour cela il s’est employé à confondre, perdre le
spectateur pour qu’il ne sache pas quoi penser ni quoi à dire en jouant sur le
double courant, la double sensation et la double émotion.
Pour
cela, il joue sur un mélange des sens et des sensations, ce qui fait dire à Di
Matteo qu’il multiplie le regard, « regard entendu aussi comme voix vue et geste entendu ».
Les
images, de par les différents réseaux de signification qu’elles rendent
possibles, concourent à ces indéterminations, ces ambiguïtés qu’il demande.
Cette
question de l’irreprésentabilité est également posée à travers son installation
Parasido où c’est la vision de
Dieu qui est en jeu. C’est un passage radical d’un état à un autre, d’un
univers à un autre. L’être humain y entre dans le transcendantale.
Dans
la version de Cesena, il figure cela par la traversée que fait le spectateur de
l’installation. Il entre dans une pièce extrêmement blanche, presque
aveuglante, le regard a du mal à s’adapter à autant de lumière, elle l’agresse
presque, est trop forte pour lui. Là, il découvre une ouverture, un rond noire
dans un mur qui semble avaler le personnage qui le traverse pour se retrouver
dans une pièce noire. C’est en tâtonnant qu’il doit avancer, la vision ne lui
permet pas de s’orienter dans cet univers, il doit s’aider de ses autres sens. Le
paradis c’est la fin de la matière, nécessairement limitée, finie et donc
insuffisante, incompatible avec le lieu où les « bons » ou les élus
rejoignent Dieu. Si on quitte la matérialité on quitte le domaine des sens et
donc notre moyen, notre possibilité de connaissance. (voir la phénoménologie).
C’est,
en quelque sens, l’envers de la réflexion kantienne à propos de l’impossibilité
de la compréhension, de l’approche divine
de l’être humain et de notre monde. En effet, la réalité divine et la
réalité humaine sont toutes autres étant donné que leur condition, leur essence
n’a absolument rien à voir. Dès lors le monde tel que nous le connaissons,
c’est-à-dire à travers ses phénomènes que nous ne pouvons appréhender qu’au
travers de nos sens, ne peut être compris, appréhendé ainsi par Dieu. On ne
peut pas savoir ce que notre monde est pour lui mais il ne peut pas avoir quelque
chose en commun avec notre vision à nous. Dès lors, suivant notre point de vue,
notre monde est insensé pour Dieu. Castellucci montre que le monde de Dieu est
insensé pour nous, imperceptible, d’où la position de cécité dans laquelle il
nous met.
Clôturons
avec les mots de Di Matteo : « Comme devant un régime de sens qui
tarde à venir, une proposition qui a perdu le fil du discours, le Paradis se fixe exactement sur ce
« trou » déjà-toujours-manquant, insaisissable, qui défait le centre
testimonial du dicible, pour laisser la place à une instance
d’irreprésentabilité. »
[1]
TACKELS B., Les Castellucci. Ecrivains de
plateau I, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2005, p.22.
[2]
Cité par RYNGAERT, Lire le théâtre
contemporain, p.64.
[3]
CASTELLUCCI C.&R., Les Pèlerins de la
matière, Les Solitaires Intempestifs, Besançon, 2001, p.17.
[4]
Cité par SARRAZAC J.-P., L’avenir du
drame, p.113.
[6] CASTELLUCCI C.&R., Op.cit., p.129.
[7] Propos recueilli par B.
Tackels, Op.cit., p. 69.
[8] Ibid., p. 30
[9] CASTELLUCCI R., « J’ai
quelque chose à dire » in Inferno,
Purgatorio, Paradiso., livret de théâtre.
[10] Ibid.
[13] Propos de Hans-Thies
Lehmann par BIET CH.,&TRIAU CH., Qu’est-ce
que le théâtre ?, Gallimard, 2006, Paris, pp.889-890.
[14] CASTELLUCCI C.&R., Op.cit., p.128.
[15] Ibid.,p.129.
[16] Ibid.,pp.129-130.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire