La question de l’empathie
dans le
théâtre de Roméo Castellucci et de la Societas Raffaello Sanzio.
Comment la question de l’empathie peut être traitée
dans le cadre théâtral ?
Parce que le
théâtre se définit en premier lieu en tant qu’assemblée, assemblée résultant du
lien entre ses deux activités constituantes que sont le voir des spectateurs et
le faire des acteurs, il se pose ainsi en tant que cadre relationnel. Dès lors
que nous sommes dans un tel cadre, on peut poser la question de l’empathie étant
donné que celle-ci intervient à chaque fois que se pose la question de la
possibilité de connaissance d’autrui[1].
Le travail
présent porte sur cette notion dans le théâtre de Roméo Castellucci et de la
troupe qu’il dirige, la Socíetas Raffaello Sanzio. Il s’agira pour nous
d’analyser la manière dont il envisage l’autre dans ce théâtre, cet autre étant
d’une part le spectateur et d’autre part l’acteur à travers le travail qu’il
mène sur ces deux protagonistes. Si la notion d’empathie n’est jamais utilisée
comme telle dans les écrits et les propos de la troupe, il s’agira pour nous de
la dégager à partir de ce qui est donné à voir et de la manière dont cela est
donné à voir, c’est à dire à partir de leurs formes spectaculaires et de leur
mode de présentation.
La première
étape sera celle de l’analyse du cadre théâtral classique pour nous permettre
dans un second temps d’envisager la particularité du théâtre de la Societas.
Le théâtre est
un lieu relationnel est en tant que tel, en tant qu’espace social particulier,
les interactions entre les protagonistes susmentionnés sont codées. Ce codage a
été analysé par Erving Goffman dans « Les cadres de l’expérience »
sur lequel nous allons nous appuyer pour la question du rapport entre la scène
et la salle.
Le spectacle est
une fabrication bénigne suivant le vocabulaire goffmanien. Lui-même est de
l’ordre de la modélisation et pour son bon déroulement il demande au spectateur
de « jouer le jeu », c’est-à-dire de s’auto-illusionner, de faire
semblant d’y croire. Cette démarche ne va pas de soi au théâtre étant donné que
les cadres de la fiction théâtrale, les codes de la représentation sont
flagrants. On voit la scène, on voit le faux sang et les coups feints. On sait
que l’on est dans un théâtre et que tout est joué, on ne peut que difficilement
s’identifier aux personnages car derrière ceux-ci ont voit les corps vrais des
acteurs. Bien que ces derniers incarnent des personnages que l’on peut
comprendre, pour lesquels on peut faire preuve d’empathie, on est avant tout
face à des acteurs et donc le processus d’identification est mis à mal. Il est
davantage à l’œuvre au cinéma pour lequel il fonctionne bien grâce à des moyens
tels que les effets spéciaux, le réalisme, le grand écran, qui nous captent et
nous font entrer dans la fiction. Entrant dans la fiction on s’identifie aux
personnages, on les comprend, les gros plans sur leurs visages, l’ambiance
musicale favorisent le phénomène d’empathie. C’est donc en premier lieu pour
les personnages que l’on ressent de l’empathie et non pour les hommes et les
femmes qui les interprètent, ceux-ci étant finalement identifié eu personnage
et donc absorbé en lui.
Le théâtre
fonctionne sur la même logique, mais ce processus n’y réussit pas aussi bien à
cause, comme cela a été dit, de la présence physique des acteurs et des
subterfuges trop visibles.
Le théâtre de
Castellucci ne fonctionne pas sur ces cadres de la fiction théâtrale ou
cinématographique. En effet, ses spectacles mettent à mal la logique du théâtre
classique dès lors qu’ils refusent la narration et la présence de personnages
déterminés. Le spectateur est plutôt mis face à des figures, des corps, des
intensités qui recueillent l’héritage de ce que fut le personnage de théâtre au
travers des siècles et qui sont là en tant qu’expressions d’un processus de
mutation[2].
Il s’agit en premier lieu de manifester d’une présence et de son
insaisissabilité et non de raconter quelque chose. Dès lors ce n’est pas grâce à une intuition intellectuelle
que l’on fait preuve d’empathie dans ce théâtre, l’intellect y est mis à mal
dès lors que la question du sens est évacué. Le théâtre de Castellucci est un
théâtre du corps et c’est par son intermédiaire que ce qui se passe sur scène
peut atteindre le spectateur. Le rapport premier y est de l’ordre du corps à
corps, du corps de l’acteur qui entre en résonnance avec celui du spectateur.
Nous avons introduit la question de l’empathie par celle de la
possibilité de connaissance de l’autre. Il nous faut préciser que le théâtre de
Castellucci est un théâtre d’inconnus, le metteur en scène ne cesse d’affirmer
le mystère que représente pour lui et l’acteur et le spectateur qu’il pose
comme altérité radicale dès lors qu’il ne peut entrer ni dans leur corps ni
dans leur esprit. « Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de chacun
des spectateurs. Ce n’est pas mon problème. J’ai perdu les contrôles. [3]»
dit-il lors d’une interview. L’acteur lui-même est pensé en tant que
mystère : « Pour moi, le point de vue de l’acteur est toujours un
inconnu. [4]». Ce dernier
n’agit pas lui-même dans son théâtre donc il est inutile de l’interroger, il
est agit par les forces du plateau, par l’action, il lui donne corps et forme[5].
Ce disant, Roméo Castellucci nie la question de l’empathie dans son
processus de création. Il travaille avec ces êtres tout en admettant sa non
maîtrise de leur lieu propre, il ne les utilise pas comme des outils mais comme
des matériaux mystérieux dont il essaye d’exploiter, de donner à voir les
caractéristiques particulières. Il n’est donc jamais question de se mettre à la
place d’un autre, chacun a sa place la sienne propre et celles-ci ne sont pas
interchangeables. Le travail de la troupe italienne vise davantage à interroger
ces différentes places et particulièrement à pousser son spectateur à
questionner la sienne. Le regard, au théâtre comme dans la vie, n’est ni neutre
ni innocent et le spectateur doit pouvoir se remettre en question dans son rôle
de spectateur. La question est donc éminemment politique. Il s’agit là d’un
idéal, d’une direction qu’ils tentent de donner à leurs représentations sans
jamais pouvoir être assuré de la réussite de ce processus chez le spectateur.
Dès lors la
question de l’empathie ne peut être traitée ici que par rapport au public, aux
dispositions prévues par le metteur en scène pour « accueillir » les
spectateurs et les placer dans une certaine disposition par rapport à ce qui est montré.
Les
représentations se font toujours dans l’affirmation d’une frontalité radicale
entre la scène et la salle, posant ainsi ces deux espaces comme distincts, cette
césure étant régulièrement réaffirmée par des moyens tels qu’un voile placé
entre les deux, la construction d’un autre espace de jeu sur la scène même, la
différence de ces deux espaces pouvant être accentuée par la lumière,
leurs grandeurs respectives… La disposition frontale permet d’une part
d’instaurer une distance bien établie entre ces deux lieux mais permet
également une plus grande identification dès lors que le spectateur est comme
absorbé par l’espace de la scène. Celle-ci est souvent immense et vient
s’imposer au spectateur jusqu’à l’écraser. Les spectacles se déroulent toujours
dans le noir, dans des salles confortables aux fauteuils mous et spacieux, ce
qui permet au public de facilement oublier sa place, de se projeter dans le
spectacle et donc de s’identifier aux personnes présentes sur scènes. Il s’agit
là d’un phénomène impliqué par la disposition frontale que le théâtre de
Castellucci utilise en même temps qu’il le met à mal. En effet, tout est fait
pour favoriser une identification alors que celle-ci est rendue impossible par
les corps et les images de la scène.
Ce qui lui
provient de la scène a en général un caractère problématique, cette
problématicité se déplaçant de spectacle en spectacle. Que ce soit par la
violence présente sur scène, les corps déformés qui s’y promènent, les lumières
aveuglantes ou les bruits assourdissants, tout est fait pour que le corps du
spectateur soit en alerte, tendu et ne se laisse pas tomber dans son fauteuil
pourtant accueillant. Cette démarche n’est pas gratuite, il n’y a pas de
volonté de choquer le spectateur, bien que cela arrive régulièrement. Il s’agit
pour le metteur en scène italien de provoquer un autre regard chez le spectateur,
de réveiller ce dernier, de l’obliger à voir de façon active et non de porter
un regard semi inconscient, passif, sur ce qui lui est présenté.
Pour aborder
cette question, nous allons nous intéresser plus particulièrement à l’un de ses
spectacles qui entre cependant en contradiction avec les spectacles plus
« castelluccien » dont il a été fait mention plus haut.
Le spectacle en
question est Purgatorio. Il s’agit du second volet de sa trilogie dite
librement inspirée de la « Comédie divine » de Dante, créée en 2008
pour le festival d’Avignon.
La pièce s’ouvre sur un intérieur bourgeois, plus précisément sur une
cuisine représentée de façon très réaliste et mimétique. L’éclairage semble être
naturel et provenir d’une porte vitrée dans le fond de la scène. Cette
scénographie étonnera les spectateurs habitués au théâtre de Castellucci étant
donné que ce dernier refuse d’habitude l’illusion et l’illustration. Pourtant
c’est bien les codes du théâtre réaliste bourgeois qui sont repris ici et ce
jusqu’au jeu des acteurs eux-mêmes. Un voile que l’on perçoit à peine sépare la
scène de la salle. Les acteurs portent des micros et tous les bruits sont
amplifiés. C’est comme si on espionnait cette famille à son insu.
Dans cette
cuisine, une femme, la mère, fait la vaisselle. Elle appelle son fils, celui-ci
descend et se plaint d’un mal de tête. Il doit avoir une dizaine d’année, il
porte un pantalon trois-quarts en velours bleu foncé et un pull de la même
couleur. Il représente en quelque sorte le petit garçon modèle tout comme la
mère est l’image même de la femme bourgeoise qui gère la maison. Tout est très
lent, rien ne se passe, les rares échanges sont banaux. C’est une certaine
quotidienneté qui est montré ici dans toute son ennuyeuse routine.
L’enfant va regarder
la télévision, joue avec son robot.
Le père rentre.
Il parle de son voyage d’affaire à sa femme. Boit un whisky. Mange un peu du
repas que sa femme lui a réchauffé et apporté devant la télévision. Jusque là
rien ne se passe en terme d’action théâtral. Rien n’est dit, le spectateur ne
reçoit pas d’informations qui lui seraient spécifiquement adressées, les propos
échangés par les protagonistes ne le concernent pas, aussi il ne reçoit pas les
clefs pour les comprendre. Les personnages parlent à demi-mots de choses
entendues entre eux : « Finalement, j’y suis allée. » dit la
mère. « C’est bien. » dit le père. On ne sait pas et on ne saura pas
de quoi il s’agit. De même pour les images qui passent à la télévision qu’ils
commentent et qu’on ne voit pas. C’est là un non respect des codes théâtraux
qui imposent d’informer les spectateurs ainsi que des propos
« communiquant ». Ici il
s’agit moins d’informer que de montrer. La logique du quatrième mur s’en trouve
quelque peu exacerbée : on oublie le spectateur au point d’en faire un
voyeur. C’est à l’intimité d’une famille qu’il assiste, intimité dont cependant
il reste exclu.
Des surtitres
commencent à être projetés sur le léger voile transparent au devant de la scène.
Ils annoncent ce qui va se passer : « La troisième étoile boira
encore un peu de whisky. ». La mère est appelée première étoile, le fils
la seconde et le père la troisième, cet ordre correspondant à leur ordre d’apparition.
Le père n’a pas
faim. Sa femme ramène l’assiette dans la cuisine, il la fait revenir vers lui,
l’embrasse, lui dit qu’il l’aime et lui demande de lui apporter son chapeau. A
cette phrase la femme se fige et fait non de la tête. Il réitère sa demande,
elle se met à pleurer. Il la tient dans ses bras, l’embrasse, elle pleure, il lui
demande à nouveau. Finalement il l’abandonne et va chercher son chapeau
lui-même. La femme reste sur scène et pleure. L’homme revient, un chapeau de
cowboy à la main. Il lui demande de l’appeler. A nouveau il doit répéter sa
demande. Elle part et revient quelques instants plus tard avec l’enfant. Elle
le laisse avec son père et s’en va. Ce dernier le questionne sur l’école et
parle de la nécessité de bien suivre et de bien apprendre. L’enfant se tait.
Les surtitres
commencent à décrire autre chose que ce qui se passe. Alors qu’ils nous disent
que l’enfant montre ses dessins à son père, que tous les trois montent dans sa
chambre, mettent de la musique, dansent, rient, le père propose à l’enfant de
monter pour jouer au cowboy comme l’autre fois. On les voit monter les
escaliers et disparaître de notre champ de vision. Les surtitres
affichent : « La musique » alors que le silence est total. Le
spectateur est laissé livré à lui-même face au salon désormais vidé. Des
halètements commencent à se faire entendre, les cris et supplications de
l’enfant imposent à la connaissance du spectateur le viol incestueux qu’il
subit. Toute cette scène se passe hors champ. Pendant un temps qui paraît
interminable, on entend les cris, on ne peut y échapper autrement qu’en quittant
la salle, ce que fait un nombre important de spectateurs. Bien que l’on ne voit
rien, notre position de voyeur est poussé à son point de paroxysme, on ne peut
pas échapper à la violence de la scène, on ne laisse pas même la possibilité de
détourner les yeux. Car détourner les yeux est plus facile que de se boucher
les oreilles…Le geste est plus anodin, plus discret, il ne manifeste pas de
tant d’engagement. Dès lors que regardent-on ? On se regarde les uns les
autres, mis dans cette position intenable…Il y a là quelque chose de très fort
au niveau de l’empathie provoqué par le spectacle. En effet, celui-ci nous met
tous exactement dans la même position, dès lors nous n’avons pas à tenter de
nous mettre à la place d’autrui pour comprendre ses émotions ou sentiments,
nous le savons.
Enfin le père
redescend, il porte un masque sous son chapeau. Il s’assied devant le piano du
salon, enlève ses pastiches. Il
paraît accablé. Il pose ses mains sur les touches du piano et laisse
tomber la tête. Une mélodie jouée au piano commence à se faire entendre même si
lui ne joue pas.
L’enfant
redescend lentement les escaliers. Ses vêtements sont déchirés, du sang tâche
sa chemise et marque ses genoux. Il s’approche de son père qui reste immobile,
grimpe dans ses bras et le console : « Ne t’inquiète pas, tout est
fini maintenant. ».
Un surtitre
poétique fait entrer dans la troisième partie du spectacle. Un cercle d’abord
noir sert de vitre puis de porte d’entrée dans le fantastique, au sens
littéraire de ce dernier. Du cadre réaliste on passe à un monde merveilleux, étrange
et inquiétant : un rideau noir nous cache la scène, seul reste ce grand
cercle dans lequel, - ou à travers lequel ? - on voit des fleurs immenses,
gigantesques. L’enfant se tient appuyé face à ce cercle et regarde ces
dernières qui sont énormes par rapport à lui. Elles sont belles en même temps
que très inquiétantes. Une musique de type religieux, inquiétante elle aussi, accompagne toute
cette séquence.
Le rideau se
soulève, un homme dans les vêtements du père vient sur scène. C’est un
handicapé, on le devine à sa manière de marcher, ses pas sont maladroits et
douloureux. Il se laisse tomber au sol et, couché, procède à une danse étrange.
Il gesticule maladroitement comme un insecte tombé sur le dos. Un homme très
grand portant les vêtements de l’enfant le rejoint. L’homme au sol, le père, commence
à s’agiter, comme lors d’une crise d’épilepsie. L’ « enfant » le
regarde, puis va se coucher sur lui pour l’immobiliser. Le père se calme, se
relève lentement, s’en va de sa marche incertaine. Le cercle qui est toujours
projeté sur l’avant de la scène commence à être rempli d’un liquide noir qui
s’y répand de façon circulaire, jusqu’à rendre ce cercle complètement noir. Le
personnage au sol est pris à son tour de la crise frénétique, il gesticule en
tout sens. Lentement, le rideau noir descend.
Si la plupart
des spectateurs ont applaudi avec conviction la fin du spectacle, un grand
nombre d’entre eux ont quitté la salle pendant la scène du viol. Lors de
certaines représentations des insultes ont jaillis, telle l’intervention d’un
spectateur à l’acteur revenant sur scène après la séquence du viol :
« Alors, c’était bien ? [6]».
On peut interpréter cette attitude en terme de sous-modélisation, celle-ci
étant rendu possible, si pas provoquée par la fragilité du cadre de l’expérience
théâtral lui-même[7]. On peut
également la comprendre comme une réaction violente, une opposition à la
violence qui a été suggérée par la scène et imposée au spectateur, violence dès
lors comprise comme gratuite et inutile. Ces réactions dépassent le cadre de
l’empathie, elles sont de l’ordre de l’implication émotionnelle. Il n’a pas été
possible pour ces spectateurs de supporter ce qui leur provenait par empathie,
cette dernière donnant d’emblée lieu pour eux à un jugement et surtout à une
condamnation, celle-ci portant et sur l’acte suggéré et sur la démarche du
metteur en scène qui a choisi de le suggérer et de l’imposer aux spectateurs.
Le spectacle se
présentait sur le mode réaliste. Une femme, un homme, un enfant. Cette présence
de l’enfant est un fait récurrent dans les représentations de Castellucci. En
effet, ce dernier intéresse le metteur en scène de par la présence dont il
témoigne. Un enfant n’a pas à jouer, il mobilise, attire d’emblée toute l’attention,
il est énergie et présence pure. Ces caractéristiques sont également celle de
l’animal quand il est présent sur scène (ce qui n’est pas le cas dans ce
spectacle). Castellucci envisage l’animal non comme inférieur mais comme autre,
comme « part manquante, inconnue jusqu’au bout, jamais entièrement
maîtrisée [8]». L’un comme
l’autre provoque « une éclipse totale de la représentation théâtrale tout
en la révélant, car il est ce qu’il est, sans artifice, sans manipulation.[9]».
Il en va de même pour l’enfant, ces deux présences permettant de poser l’homme
en tant que fragment vivant parmi d’autres fragments. Si l’enfant qui jouait
ici était déjà assez grand, Castellucci travaille régulièrement avec de tout
petits enfants, ces derniers échappant à tout contrôle et étant dès lors très
libres sur scène, n’étant rien d’autre qu’eux-mêmes. Dans l’une de ses
précédentes créations : Br#04,
c’est à dire le quatrième spectacle de son cycle La Tragedia Endogonidia créé à et pour Bruxelles, la présence d’un
nourrisson sur scène a provoqué un véritable scandale. Un bébé avait été laissé
tout seul sur une scène immense ressemblant à du marbre. La présence de ce bébé
abandonné paru insupportables aux spectateurs qui se mirent à protester lorsque
ce denier commença à pleurer ce qui mit fin à la représentation. Comme pour
l’interpellation lors de Purgatorio, il
s’agit là d’une rupture du cadre théâtral par le public. Cette dernière peut
peut-être se comprendre en tant que réaction au nom respect de ce cadre par la
troupe elle-même, le corps du bébé n’étant pas modélisé, il s’agit d’un corps
vrai, un corps fragile qui interpelle et dont la présence à cet endroit choque.
Un autre protagoniste qui pose question est l’handicapé qui joue le rôle du
père dans la troisième partie. Ce travail avec les handicapés, les malades, les
corps dits torturés ou dévastés est également une constante dans son travail. Mais,
de même qu’il ne s’agissait pas d’exhiber l’enfant ou l’animal, il ne s’agit
d’exhiber ces corps. S’ils sont là c’est pour la même raison que les
protagonistes précédents : pour la présence particulière qui est la leur,
pour ce dont cette présence manifeste. S’ils sont là c’est pour provoquer, si
on s’en tient au sens étymologique du terme qui, comme le rappelle Alexandre Dauge-Roth[10],
vient de provocare qui signifie appeler dehors. Son théâtre vise à nous faire sortir
de soi par l’émotion, à nous déposséder de soi-même.
Youri, l’acteur
dont il est question ici, permet de jouer, d’interroger l’empathie des
spectateurs. En effet, comme l’écrit Matthieu Mével : « Les corps
nerveux de spectateurs hésitent entre l’empathie pour le corps différent
(Youri) et la haine de la figure haïe (le père violeur). [11]».
C’est justement sur cette ambiguïté du spectateur entre ce qu’il voit, ressent
et pense que travaille la troupe. Par ce moyen, il s’agit pour elle d’ouvrir
l’imaginaire du spectateur au sens de Bachelard et de lui permettre ainsi de
regarder, d’appréhender autrement, de partir ailleurs.
Dès lors on peut
comprendre l’approche par ce théâtre de l’empathie comme une utilisation, un
moyen pour autre chose, cette autre chose étant dans un premier temps la
confusion et, dans un second temps, l’ouverture.
L’empathie y est donc tout d’abord provoquée. Cette étape se fait
différemment suivant les spectacles, dans celui que nous avons décrit c’est au moyen de l’identification permise
par le réalisme notamment, la reconnaissance. Dans d’autres, c’est par la
musique, ou par la simple présence d’un corps qui nous interpelle. L’acteur
porte sur scène sa réalité physique, sans utiliser la parole, pour faire entrer
le spectateur dans sa réalité. Il montre plutôt qu’il ne dit. Et jamais il
n’explique. Ce théâtre du corps est celui d’un langage corporel. La notion de
langage elle-même, prise dans son sens le plus large, à savoir en tant que « système de signes pouvant servir de moyen de communication[12]»
est remise en cause. Leur langage
est « un langage qui s’oppose à toute forme de communication, c’est un
langage qui révèle et qui fait exister, sans rien communiquer. La première
révélation, c’est le fait existant. ». C’est un langage de la matière, un
langage du corps. Néanmoins, pour Castellucci, l’esprit c’est le corps, dès
lors il le pense comme théâtre qui « assaille les entrailles pour
remuer l’esprit. [13]»
On peut faire le
lien entre cette démarche et celle de la dramaturge française Charlotte Delbo.
Charlotte Delbo est revenue des camps de concentration et comme pour la plupart
des rescapés, la question qui s’est imposée à elle a été celle du témoignage.
De par son métier, elle s’est demandée comment tenter d’en parler, d’en rendre
compte par les moyens propres à la scène pour ceux qui ne l’avaient pas vécu :
comment dire l’indicible, comment montrer
l’irreprésentable ? Il s’agit d’une question impossible en même
temps qu’inévitable et chacun de ceux que l’on dénomme les écrivains de
l’extrême y ont apporté leurs propres tentatives de réponse.
Charlotte Delbo fait toute une partie de son témoignage à partir
du vocabulaire des sens : elle rend compte par les sensations, le toucher,
l’odorat, le goût. On peut dire que souvent son langage se fait kinesthésique,
elle nous parle de l’intérieur du corps, des mouvements des différentes parties
du corps : les muscles qui se tendent, se tordent, le souffle qui
s’accélère, le corps qui s’affaisse… Notre propre corps réponds à cette
lecture, on sent en dedans de nous, on se rappelle, on retrouve les émotions et
les sensations vécus et éprouvés. C’est à une mémoire corporelle que souvent
elle s’adresse. Cette mémoire est ce qu’elle appelle la mémoire interne, c’est
la mémoire profonde, celle des sens. La mémoire externe est de l’ordre de
l’intellect, c’est celle des explications, des justifications et de la
compréhension. Ce choix est motivé par l’impossibilité pour le lecteur de
comprendre, de se représenter. Dès lors que le corps, la chair est ce que nous
avons tous en commun, en utilisant le langage de cette dernière, un échange est
rendu possible, à partir de sa propre expérience de la douleur et des ses
émotions, on peut envisager en partie, se faire une certaine représentation de
celles de l’autre.
Castellucci suit le même chemin, même si lui
évacue presque complètement le langage parlé. Son langage est celui des images,
des perceptions : il montre et l’effet est le même : notre corps est
touché et de l’intérieur de nous-mêmes, on comprend. Il s’agit là une compréhension
du ventre comme il aime le répéter. Dans nombre de ses spectacles, il y a une
grande violence. Ainsi dans l’épisode de Berlin (B.#03), des acteurs déguisés
en policiers font semblant de brutaliser un homme. Cette séquence est très
longue et insupportable pour les spectateurs, le son des matraques qui cognent
est amplifié et c’est comme si c’étaient les spectateurs eux-mêmes qui étaient
agressés, d’ailleurs en un sens, par ce bruit très fort et ces images
choquantes qui leur sont imposées ils le sont bel et bien. Pourtant la mise en
scène a mis en exergue le faux de la scène : avant que cette dernière ne
commence, de la couleur rouge avait été, dans un geste démonstratif, déversée
sur le plateau, la bouteille étant ensuite restée posée bien en évidence
pendant toute la séquence pour bien mettre insister sur le subterfuge. Aussi on
loin ici d’une quelconque fabrication même bénigne dont il avait été question à
propos du théâtre classique. Ici on serait davantage dans une surmodélisation.
Et pourtant, la réaction du public ne correspond pas à cette dernière. Le sang
faux est comme métamorphosé par les spectateurs en leur propre sang, dans le
sang de tout un chacun. On retrouve la même démarche dans une autre scène où
deux policiers en tabassent un troisième, tous les trois riant très fort pendant
que le faux sang dégouline. Ce rire est encore un pas de plus contre tout
réalisme, c’est du faux, c’est pour rire, dit-il. Et pourtant, comme cela a été
dit plus haut, les spectateurs en souffrent. L’image du corps réel couvert de
sang (faux certes mais au niveau de l’image c’est la même chose) est bien trop
explicite que pour ne pas qu’un processus affectif s’enclenche face à elle. Le
temps de la représentation est un temps « épidermique, voir
hystérique [14]». Il donne
par la suite lieu à un deuxième temps, celui de la réflexion et de la question
éthique. En effet, celle-ci ne peut toujours venir qu’après la confrontation à
l’objet, le jugement ne peut donc venir que de l’expérience esthétique et ne la
précède pas comme c’est le cas dans le monde socio-politique. Il en va de même
de l’empathie qui est première, permettant par la suite un engagement de type
affectif tel que la sympathie ou la compassion par exemple.
La création est un espace de liberté et Castellucci s’en saisit
pleinement pour affirmer la sienne propre mais également celle des spectateurs.
Leur théâtre s’oppose à toute résolution, il ne donne aucune solution, ne
prétend produire aucune vérité. Leur théâtre vise à « faire passer une
inquiétude », il se veut expérience théâtrale où les mots expérience et
théâtre retrouveraient chacun leur poids et valeur : « au fond
chaque spectacle amène sa forme propre et remet à nouveaux frais la question du
théâtre au centre du plateau. [15]».
Ce théâtre est celui d’un voyage vers l’inconnu pour qui veut bien se laisser
emmener en laissant derrière lui la question de la signification. Dès lors les
éléments sont posés comme relativement indéterminés, c’est au spectateur de
s’en saisir et de produire la part
manquante, qui sera différente pour tout un chacun. Castellucci et sa
troupe se positionne comme égaux aux spectateurs par rapport à cette question
du sens, ils ne prétendent pas le détenir et de même que le public, se laissent
interroger, remettre en question par le spectacle. C’est ce dont témoigne par
exemple Frie Leysen dans une lettre à Castellucci où elle rend compte de
la difficulté de parler d’une expérience de son théâtre, de l’emprunte que
cette dernière laisse car :
« cette emprunte n’a pas de contours. Elle est mouvement :
perturbation. Emotion violente et diffuse tiraillée par d’incessante questions,
par d’insolubles contradictions. Chaque mot est doublé de son contraire, chaque
certitude tout de suite défaite. [16]».
Le spectateur ne doit pas être manipulé, Castellucci ne veut pas
lui imposer des images ou des sensations car cela serait selon lui de la
communication qui laisserait ce dernier dans une position passive. Les moyens
qu’il utilise n’ont pas à être reçu de façon univoque, la violence, par
exemple, n’est pas là pour choquer mais en tant que stratagème révélateur par
lequel il s’agit de confronter le spectateur à ce qu’il est vraiment, à ses apriori
comme à ses angoisses[17].
Dès lors qu’en est-il de cette question de l’empathie ? L’empathie,
en tant que « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir
ce qu’il ressent.[18]» implique,
suivant de nombreuses autres définition la notion de la connaissance et de la
compréhension. Cette notion de compréhension est mise à mal par le théâtre dont
il est question ici comme nous avons essayé de le montrer. Dans Purgatorio un fil narratif ainsi que des
personnages déterminés sont donnés. L’empathie dont font preuve les spectateurs
face aux personnages est néanmoins complexifiée par le corps de l’handicapé,
créant un sentiment d’ambiguïté chez ces derniers, une inadéquation entre ce
qu’il pense et ce qu’il ressent. Dans les autres créations, la possibilité de
compréhension est retirée au spectateur, ce dernier se retrouve seul avec
lui-même face à des êtres dont non seulement les motivations mais l’existence
même lui échappent. Qui sont ces présences, que font-elles, que
représentent-elles ? Ces corps sont là en tant qu’altérité, posés là pour
manifester de la nôtre propre. Néanmoins, ce sont des corps vrais, des corps
vivants, leur chair est à l’image de celle du spectateur. Aussi il ne peut pas
y être indifférent, même sans le comprendre, il se reconnaît en lui. Cette
reconnaissance est d’autant plus forte si le corps de l’autre est celui de la
fragilité qui a été la sienne (le bébé) ou qui pourrait être la sienne ou celle
de ses proches (le malade, le vieillard, l’handicapé). C’est l’être faible, l’être innocent,
la victime sacrifiée si souvent sur la scène de la Societas qui l’interpelle le
plus, dans sa chair même. Les figures de Castellucci ne peuvent laisser
indifférents.
Ces différents éléments témoignent du fait que c’est davantage
de sympathie qu’il est question dans ces formes que d’empathie. Le spectateur
ne pouvant jamais rester dans la neutralité et la distance qu’exige cette
dernière. La contagion des émotions, par contre, est à l’œuvre dans la
sympathie. C’est par cette dernière qu’il y a identification alors que l’empathie
manifeste toujours de la distance entre les deux sujets. Bien qu’on ne puisse
pas parler d’identification chez Castellucci, il y est cependant davantage
question de contagion des émotions que de leur simple reconnaissance. On ne
peut en effet que rarement les reconnaître en tant que tels étant donné qu’ils
se présentent de façon confuse, le rire est mélangé aux cris, la tendresse à
l’indifférence. On ne peut pas identifier ces émotions ni nos sentiments par
rapport à ce qui se passe sur scène et bien que tout cela nous échappe, il
reste que ces spectacles souvent nous bouleversent. Peut-être, justement, parce
que non seulement nous ne pouvons pas rester indifférent, nous ne pouvons pas
ne pas être « pris » mais surtout, il me semble, parce que nous ne
pouvons pas dire pourquoi, toutes nos certitudes étant mises à mal par nos
sentiments confus et contradictoires.
Bibliographie
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et EIGENMANN E., (dir.par), L’histoire
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TACKELS B., Les Castellucci, Besançon : Les pèlerins
de la matière, 2005.
[1] BERTHOZ A., JORLAND G.
(sous la direction de), L’empathie, Paris :
Éd. Odile Jacob, 2004, p.9.
[2] CASTELLUCCI R., Itinera. Trajectoire de la forme, Besançon :
Les solitaires intempestifs, 2008, p.10.
[3] CROMBEZ T., Het anti-theater van Antonin Artaud,
Gent : Academia Press, 2008, p.294.
[4] Conversations pour le festival d’Avignon 2008, p.11.
[5] TACKELS B., Les Castellucci, Besançon : Les solitaires
intempestifs, 2005, p.35.
[6] MEVEL M., « Romeo
Castellucci (performer, magicien) ou la fête du refus ». Théâtre/public n°194, septembre 2009.
[7] GOFFMAN E., Les cadres de l’expériences, Paris :
Les éditions de Minuit, 1991.
[8] TACKELS B., op.cit., p.33.
[9] Ibid., p.69.
[10] Alexandre
Dauge-Roth « Historiographie des camps de concentration »in ADER L,
et EIGENMANN E., (dir.par), L’histoire
dans la littérature, Genève : Droz, 2000, p.69.
[11] MEVEL M., op.cit.,p.63.
[12] LALANDE A., Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Presses Universitaires
de France, Paris, 2002.
[13] LAYSEN F., « Dans ma
tête tout est confus. Donc, tout va bien ! » dans CASTELLUCCI R., Epitaph, Besançon : Les solitaires
intempestifs, 2003, p.26.
P.O.L/Festival d’Avignon, 2008, p.23.
[15] TACKELS B., op.cit., p.60.
[16] LAYSEN F., op.cit., p.26.
[17] DREVILLE V., op.cit., p.48.
[18] Dictionnaire Larousse 2010.
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