vendredi 27 août 2010

l'empathie dans le théâtre de Castellucci


La question de l’empathie
dans le théâtre de Roméo Castellucci et de la Societas Raffaello Sanzio.


Comment la question de l’empathie peut être traitée dans le cadre théâtral ?
Parce que le théâtre se définit en premier lieu en tant qu’assemblée, assemblée résultant du lien entre ses deux activités constituantes que sont le voir des spectateurs et le faire des acteurs, il se pose ainsi en tant que cadre relationnel. Dès lors que nous sommes dans un tel cadre, on peut poser la question de l’empathie étant donné que celle-ci intervient à chaque fois que se pose la question de la possibilité de connaissance d’autrui[1].
Le travail présent porte sur cette notion dans le théâtre de Roméo Castellucci et de la troupe qu’il dirige, la Socíetas Raffaello Sanzio. Il s’agira pour nous d’analyser la manière dont il envisage l’autre dans ce théâtre, cet autre étant d’une part le spectateur et d’autre part l’acteur à travers le travail qu’il mène sur ces deux protagonistes. Si la notion d’empathie n’est jamais utilisée comme telle dans les écrits et les propos de la troupe, il s’agira pour nous de la dégager à partir de ce qui est donné à voir et de la manière dont cela est donné à voir, c’est à dire à partir de leurs formes spectaculaires et de leur mode de présentation.  

La première étape sera celle de l’analyse du cadre théâtral classique pour nous permettre dans un second temps d’envisager la particularité du théâtre de la Societas.
Le théâtre est un lieu relationnel est en tant que tel, en tant qu’espace social particulier, les interactions entre les protagonistes susmentionnés sont codées. Ce codage a été analysé par Erving Goffman dans « Les cadres de l’expérience » sur lequel nous allons nous appuyer pour la question du rapport entre la scène et la salle.
Le spectacle est une fabrication bénigne suivant le vocabulaire goffmanien. Lui-même est de l’ordre de la modélisation et pour son bon déroulement il demande au spectateur de « jouer le jeu », c’est-à-dire de s’auto-illusionner, de faire semblant d’y croire. Cette démarche ne va pas de soi au théâtre étant donné que les cadres de la fiction théâtrale, les codes de la représentation sont flagrants. On voit la scène, on voit le faux sang et les coups feints. On sait que l’on est dans un théâtre et que tout est joué, on ne peut que difficilement s’identifier aux personnages car derrière ceux-ci ont voit les corps vrais des acteurs. Bien que ces derniers incarnent des personnages que l’on peut comprendre, pour lesquels on peut faire preuve d’empathie, on est avant tout face à des acteurs et donc le processus d’identification est mis à mal. Il est davantage à l’œuvre au cinéma pour lequel il fonctionne bien grâce à des moyens tels que les effets spéciaux, le réalisme, le grand écran, qui nous captent et nous font entrer dans la fiction. Entrant dans la fiction on s’identifie aux personnages, on les comprend, les gros plans sur leurs visages, l’ambiance musicale favorisent le phénomène d’empathie. C’est donc en premier lieu pour les personnages que l’on ressent de l’empathie et non pour les hommes et les femmes qui les interprètent, ceux-ci étant finalement identifié eu personnage et donc absorbé en lui.
Le théâtre fonctionne sur la même logique, mais ce processus n’y réussit pas aussi bien à cause, comme cela a été dit, de la présence physique des acteurs et des subterfuges trop visibles.
Le théâtre de Castellucci ne fonctionne pas sur ces cadres de la fiction théâtrale ou cinématographique. En effet, ses spectacles mettent à mal la logique du théâtre classique dès lors qu’ils refusent la narration et la présence de personnages déterminés. Le spectateur est plutôt mis face à des figures, des corps, des intensités qui recueillent l’héritage de ce que fut le personnage de théâtre au travers des siècles et qui sont là en tant qu’expressions d’un processus de mutation[2]. Il s’agit en premier lieu de manifester d’une présence et de son insaisissabilité et non de raconter quelque chose.  Dès lors ce n’est pas grâce à une intuition intellectuelle que l’on fait preuve d’empathie dans ce théâtre, l’intellect y est mis à mal dès lors que la question du sens est évacué. Le théâtre de Castellucci est un théâtre du corps et c’est par son intermédiaire que ce qui se passe sur scène peut atteindre le spectateur. Le rapport premier y est de l’ordre du corps à corps, du corps de l’acteur qui entre en résonnance avec celui du spectateur.
Nous avons introduit la question de l’empathie par celle de la possibilité de connaissance de l’autre. Il nous faut préciser que le théâtre de Castellucci est un théâtre d’inconnus, le metteur en scène ne cesse d’affirmer le mystère que représente pour lui et l’acteur et le spectateur qu’il pose comme altérité radicale dès lors qu’il ne peut entrer ni dans leur corps ni dans leur esprit. « Je ne sais pas ce qui se passe dans la tête de chacun des spectateurs. Ce n’est pas mon problème. J’ai perdu les contrôles. [3]» dit-il lors d’une interview. L’acteur lui-même est pensé en tant que mystère : « Pour moi, le point de vue de l’acteur est toujours un inconnu. [4]». Ce dernier n’agit pas lui-même dans son théâtre donc il est inutile de l’interroger, il est agit par les forces du plateau, par l’action, il lui donne corps et forme[5]. Ce disant, Roméo Castellucci nie la question de l’empathie dans son processus de création. Il travaille avec ces êtres tout en admettant sa non maîtrise de leur lieu propre, il ne les utilise pas comme des outils mais comme des matériaux mystérieux dont il essaye d’exploiter, de donner à voir les caractéristiques particulières. Il n’est donc jamais question de se mettre à la place d’un autre, chacun a sa place la sienne propre et celles-ci ne sont pas interchangeables. Le travail de la troupe italienne vise davantage à interroger ces différentes places et particulièrement à pousser son spectateur à questionner la sienne. Le regard, au théâtre comme dans la vie, n’est ni neutre ni innocent et le spectateur doit pouvoir se remettre en question dans son rôle de spectateur. La question est donc éminemment politique. Il s’agit là d’un idéal, d’une direction qu’ils tentent de donner à leurs représentations sans jamais pouvoir être assuré de la réussite de ce processus chez le spectateur.
Dès lors la question de l’empathie ne peut être traitée ici que par rapport au public, aux dispositions prévues par le metteur en scène pour « accueillir » les spectateurs et les placer dans une certaine disposition par rapport  à ce qui est montré.
Les représentations se font toujours dans l’affirmation d’une frontalité radicale entre la scène et la salle, posant ainsi ces deux espaces comme distincts, cette césure étant régulièrement réaffirmée par des moyens tels qu’un voile placé entre les deux, la construction d’un autre espace de jeu sur la scène même, la différence de ces deux espaces pouvant être accentuée par la lumière, leurs grandeurs respectives… La disposition frontale permet d’une part d’instaurer une distance bien établie entre ces deux lieux mais permet également une plus grande identification dès lors que le spectateur est comme absorbé par l’espace de la scène. Celle-ci est souvent immense et vient s’imposer au spectateur jusqu’à l’écraser. Les spectacles se déroulent toujours dans le noir, dans des salles confortables aux fauteuils mous et spacieux, ce qui permet au public de facilement oublier sa place, de se projeter dans le spectacle et donc de s’identifier aux personnes présentes sur scènes. Il s’agit là d’un phénomène impliqué par la disposition frontale que le théâtre de Castellucci utilise en même temps qu’il le met à mal. En effet, tout est fait pour favoriser une identification alors que celle-ci est rendue impossible par les corps et les images de la scène.
Ce qui lui provient de la scène a en général un caractère problématique, cette problématicité se déplaçant de spectacle en spectacle. Que ce soit par la violence présente sur scène, les corps déformés qui s’y promènent, les lumières aveuglantes ou les bruits assourdissants, tout est fait pour que le corps du spectateur soit en alerte, tendu et ne se laisse pas tomber dans son fauteuil pourtant accueillant. Cette démarche n’est pas gratuite, il n’y a pas de volonté de choquer le spectateur, bien que cela arrive régulièrement. Il s’agit pour le metteur en scène italien de provoquer un autre regard chez le spectateur, de réveiller ce dernier, de l’obliger à voir de façon active et non de porter un regard semi inconscient, passif, sur ce qui lui est présenté.  
Pour aborder cette question, nous allons nous intéresser plus particulièrement à l’un de ses spectacles qui entre cependant en contradiction avec les spectacles plus « castelluccien » dont il a été fait mention plus haut.
Le spectacle en question est Purgatorio. Il s’agit du second volet de sa trilogie dite librement inspirée de la « Comédie divine » de Dante, créée en 2008 pour le festival d’Avignon.

La pièce s’ouvre sur un intérieur bourgeois, plus précisément sur une cuisine représentée de façon très réaliste et mimétique. L’éclairage semble être naturel et provenir d’une porte vitrée dans le fond de la scène. Cette scénographie étonnera les spectateurs habitués au théâtre de Castellucci étant donné que ce dernier refuse d’habitude l’illusion et l’illustration. Pourtant c’est bien les codes du théâtre réaliste bourgeois qui sont repris ici et ce jusqu’au jeu des acteurs eux-mêmes. Un voile que l’on perçoit à peine sépare la scène de la salle. Les acteurs portent des micros et tous les bruits sont amplifiés. C’est comme si on espionnait cette famille à son insu.
Dans cette cuisine, une femme, la mère, fait la vaisselle. Elle appelle son fils, celui-ci descend et se plaint d’un mal de tête. Il doit avoir une dizaine d’année, il porte un pantalon trois-quarts en velours bleu foncé et un pull de la même couleur. Il représente en quelque sorte le petit garçon modèle tout comme la mère est l’image même de la femme bourgeoise qui gère la maison. Tout est très lent, rien ne se passe, les rares échanges sont banaux. C’est une certaine quotidienneté qui est montré ici dans toute son ennuyeuse routine.
L’enfant va regarder la télévision, joue avec son robot.
Le père rentre. Il parle de son voyage d’affaire à sa femme. Boit un whisky. Mange un peu du repas que sa femme lui a réchauffé et apporté devant la télévision. Jusque là rien ne se passe en terme d’action théâtral. Rien n’est dit, le spectateur ne reçoit pas d’informations qui lui seraient spécifiquement adressées, les propos échangés par les protagonistes ne le concernent pas, aussi il ne reçoit pas les clefs pour les comprendre. Les personnages parlent à demi-mots de choses entendues entre eux : « Finalement, j’y suis allée. » dit la mère. « C’est bien. » dit le père. On ne sait pas et on ne saura pas de quoi il s’agit. De même pour les images qui passent à la télévision qu’ils commentent et qu’on ne voit pas. C’est là un non respect des codes théâtraux qui imposent d’informer les spectateurs ainsi que des propos « communiquant ».  Ici il s’agit moins d’informer que de montrer. La logique du quatrième mur s’en trouve quelque peu exacerbée : on oublie le spectateur au point d’en faire un voyeur. C’est à l’intimité d’une famille qu’il assiste, intimité dont cependant il reste exclu.
Des surtitres commencent à être projetés sur le léger voile transparent au devant de la scène. Ils annoncent ce qui va se passer : « La troisième étoile boira encore un peu de whisky. ». La mère est appelée première étoile, le fils la seconde et le père la troisième, cet ordre correspondant à leur ordre  d’apparition.
Le père n’a pas faim. Sa femme ramène l’assiette dans la cuisine, il la fait revenir vers lui, l’embrasse, lui dit qu’il l’aime et lui demande de lui apporter son chapeau. A cette phrase la femme se fige et fait non de la tête. Il réitère sa demande, elle se met à pleurer. Il la tient dans ses bras, l’embrasse, elle pleure, il lui demande à nouveau. Finalement il l’abandonne et va chercher son chapeau lui-même. La femme reste sur scène et pleure. L’homme revient, un chapeau de cowboy à la main. Il lui demande de l’appeler. A nouveau il doit répéter sa demande. Elle part et revient quelques instants plus tard avec l’enfant. Elle le laisse avec son père et s’en va. Ce dernier le questionne sur l’école et parle de la nécessité de bien suivre et de bien apprendre. L’enfant se tait.
Les surtitres commencent à décrire autre chose que ce qui se passe. Alors qu’ils nous disent que l’enfant montre ses dessins à son père, que tous les trois montent dans sa chambre, mettent de la musique, dansent, rient, le père propose à l’enfant de monter pour jouer au cowboy comme l’autre fois. On les voit monter les escaliers et disparaître de notre champ de vision. Les surtitres affichent : « La musique » alors que le silence est total. Le spectateur est laissé livré à lui-même face au salon désormais vidé. Des halètements commencent à se faire entendre, les cris et supplications de l’enfant imposent à la connaissance du spectateur le viol incestueux qu’il subit. Toute cette scène se passe hors champ. Pendant un temps qui paraît interminable, on entend les cris, on ne peut y échapper autrement qu’en quittant la salle, ce que fait un nombre important de spectateurs. Bien que l’on ne voit rien, notre position de voyeur est poussé à son point de paroxysme, on ne peut pas échapper à la violence de la scène, on ne laisse pas même la possibilité de détourner les yeux. Car détourner les yeux est plus facile que de se boucher les oreilles…Le geste est plus anodin, plus discret, il ne manifeste pas de tant d’engagement. Dès lors que regardent-on ? On se regarde les uns les autres, mis dans cette position intenable…Il y a là quelque chose de très fort au niveau de l’empathie provoqué par le spectacle. En effet, celui-ci nous met tous exactement dans la même position, dès lors nous n’avons pas à tenter de nous mettre à la place d’autrui pour comprendre ses émotions ou sentiments, nous le savons.
Enfin le père redescend, il porte un masque sous son chapeau. Il s’assied devant le piano du salon, enlève ses pastiches. Il  paraît accablé. Il pose ses mains sur les touches du piano et laisse tomber la tête. Une mélodie jouée au piano commence à se faire entendre même si lui ne joue pas.
L’enfant redescend lentement les escaliers. Ses vêtements sont déchirés, du sang tâche sa chemise et marque ses genoux. Il s’approche de son père qui reste immobile, grimpe dans ses bras et le console : « Ne t’inquiète pas, tout est fini maintenant. ».
Un surtitre poétique fait entrer dans la troisième partie du spectacle. Un cercle d’abord noir sert de vitre puis de porte d’entrée dans le fantastique, au sens littéraire de ce dernier. Du cadre réaliste on passe à un monde merveilleux, étrange et inquiétant : un rideau noir nous cache la scène, seul reste ce grand cercle dans lequel, - ou à travers lequel ? - on voit des fleurs immenses, gigantesques. L’enfant se tient appuyé face à ce cercle et regarde ces dernières qui sont énormes par rapport à lui. Elles sont belles en même temps que très inquiétantes. Une musique de type religieux,  inquiétante elle aussi, accompagne toute cette séquence.
Le rideau se soulève, un homme dans les vêtements du père vient sur scène. C’est un handicapé, on le devine à sa manière de marcher, ses pas sont maladroits et douloureux. Il se laisse tomber au sol et, couché, procède à une danse étrange. Il gesticule maladroitement comme un insecte tombé sur le dos. Un homme très grand portant les vêtements de l’enfant le rejoint. L’homme au sol, le père, commence à s’agiter, comme lors d’une crise d’épilepsie. L’ « enfant » le regarde, puis va se coucher sur lui pour l’immobiliser. Le père se calme, se relève lentement, s’en va de sa marche incertaine. Le cercle qui est toujours projeté sur l’avant de la scène commence à être rempli d’un liquide noir qui s’y répand de façon circulaire, jusqu’à rendre ce cercle complètement noir. Le personnage au sol est pris à son tour de la crise frénétique, il gesticule en tout sens. Lentement, le rideau noir descend.

Si la plupart des spectateurs ont applaudi avec conviction la fin du spectacle, un grand nombre d’entre eux ont quitté la salle pendant la scène du viol. Lors de certaines représentations des insultes ont jaillis, telle l’intervention d’un spectateur à l’acteur revenant sur scène après la séquence du viol : « Alors, c’était bien ? [6]». On peut interpréter cette attitude en terme de sous-modélisation, celle-ci étant rendu possible, si pas provoquée par la fragilité du cadre de l’expérience théâtral lui-même[7]. On peut également la comprendre comme une réaction violente, une opposition à la violence qui a été suggérée par la scène et imposée au spectateur, violence dès lors comprise comme gratuite et inutile. Ces réactions dépassent le cadre de l’empathie, elles sont de l’ordre de l’implication émotionnelle. Il n’a pas été possible pour ces spectateurs de supporter ce qui leur provenait par empathie, cette dernière donnant d’emblée lieu pour eux à un jugement et surtout à une condamnation, celle-ci portant et sur l’acte suggéré et sur la démarche du metteur en scène qui a choisi de le suggérer et de l’imposer aux spectateurs.
Le spectacle se présentait sur le mode réaliste. Une femme, un homme, un enfant. Cette présence de l’enfant est un fait récurrent dans les représentations de Castellucci. En effet, ce dernier intéresse le metteur en scène de par la présence dont il témoigne. Un enfant n’a pas à jouer, il mobilise, attire d’emblée toute l’attention, il est énergie et présence pure. Ces caractéristiques sont également celle de l’animal quand il est présent sur scène (ce qui n’est pas le cas dans ce spectacle). Castellucci envisage l’animal non comme inférieur mais comme autre, comme « part manquante, inconnue jusqu’au bout, jamais entièrement maîtrisée [8]». L’un comme l’autre provoque « une éclipse totale de la représentation théâtrale tout en la révélant, car il est ce qu’il est, sans artifice, sans manipulation.[9]». Il en va de même pour l’enfant, ces deux présences permettant de poser l’homme en tant que fragment vivant parmi d’autres fragments. Si l’enfant qui jouait ici était déjà assez grand, Castellucci travaille régulièrement avec de tout petits enfants, ces derniers échappant à tout contrôle et étant dès lors très libres sur scène, n’étant rien d’autre qu’eux-mêmes. Dans l’une de ses précédentes créations : Br#04, c’est à dire le quatrième spectacle de son cycle La Tragedia Endogonidia créé à et pour Bruxelles, la présence d’un nourrisson sur scène a provoqué un véritable scandale. Un bébé avait été laissé tout seul sur une scène immense ressemblant à du marbre. La présence de ce bébé abandonné paru insupportables aux spectateurs qui se mirent à protester lorsque ce denier commença à pleurer ce qui mit fin à la représentation. Comme pour l’interpellation lors de Purgatorio, il s’agit là d’une rupture du cadre théâtral par le public. Cette dernière peut peut-être se comprendre en tant que réaction au nom respect de ce cadre par la troupe elle-même, le corps du bébé n’étant pas modélisé, il s’agit d’un corps vrai, un corps fragile qui interpelle et dont la présence à cet endroit choque.
Un autre protagoniste qui pose question est l’handicapé qui joue le rôle du père dans la troisième partie. Ce travail avec les handicapés, les malades, les corps dits torturés ou dévastés est également une constante dans son travail. Mais, de même qu’il ne s’agissait pas d’exhiber l’enfant ou l’animal, il ne s’agit d’exhiber ces corps. S’ils sont là c’est pour la même raison que les protagonistes précédents : pour la présence particulière qui est la leur, pour ce dont cette présence manifeste. S’ils sont là c’est pour provoquer, si on s’en tient au sens étymologique du terme qui, comme le rappelle Alexandre Dauge-Roth[10], vient de provocare qui signifie appeler dehors. Son théâtre vise à nous faire sortir de soi par l’émotion, à nous déposséder de soi-même.

Youri, l’acteur dont il est question ici, permet de jouer, d’interroger l’empathie des spectateurs. En effet, comme l’écrit Matthieu Mével : « Les corps nerveux de spectateurs hésitent entre l’empathie pour le corps différent (Youri) et la haine de la figure haïe (le père violeur). [11]». C’est justement sur cette ambiguïté du spectateur entre ce qu’il voit, ressent et pense que travaille la troupe. Par ce moyen, il s’agit pour elle d’ouvrir l’imaginaire du spectateur au sens de Bachelard et de lui permettre ainsi de regarder, d’appréhender autrement,  de partir ailleurs.
Dès lors on peut comprendre l’approche par ce théâtre de l’empathie comme une utilisation, un moyen pour autre chose, cette autre chose étant dans un premier temps la confusion et, dans un second temps, l’ouverture.
L’empathie y est donc tout d’abord provoquée. Cette étape se fait différemment suivant les spectacles, dans celui que  nous avons décrit c’est au moyen de l’identification permise par le réalisme notamment, la reconnaissance. Dans d’autres, c’est par la musique, ou par la simple présence d’un corps qui nous interpelle. L’acteur porte sur scène sa réalité physique, sans utiliser la parole, pour faire entrer le spectateur dans sa réalité. Il montre plutôt qu’il ne dit. Et jamais il n’explique. Ce théâtre du corps est celui d’un langage corporel. La notion de langage elle-même, prise dans son sens le plus large, à savoir en tant que « système de signes pouvant servir de moyen de communication[12]» est remise en cause.  Leur langage est « un langage qui s’oppose à toute forme de communication, c’est un langage qui révèle et qui fait exister, sans rien communiquer. La première révélation, c’est le fait existant. ». C’est un langage de la matière, un langage du corps. Néanmoins, pour Castellucci, l’esprit c’est le corps, dès lors il le pense comme théâtre qui « assaille les entrailles pour remuer l’esprit. [13]»

On peut faire le lien entre cette démarche et celle de la dramaturge française Charlotte Delbo. Charlotte Delbo est revenue des camps de concentration et comme pour la plupart des rescapés, la question qui s’est imposée à elle a été celle du témoignage. De par son métier, elle s’est demandée comment tenter d’en parler, d’en rendre compte par les moyens propres à la scène pour ceux qui ne l’avaient pas vécu : comment dire l’indicible, comment montrer l’irreprésentable ? Il s’agit d’une question impossible en même temps qu’inévitable et chacun de ceux que l’on dénomme les écrivains de l’extrême y ont apporté leurs propres tentatives de réponse.
Charlotte Delbo fait toute une partie de son témoignage à partir du vocabulaire des sens : elle rend compte par les sensations, le toucher, l’odorat, le goût. On peut dire que souvent son langage se fait kinesthésique, elle nous parle de l’intérieur du corps, des mouvements des différentes parties du corps : les muscles qui se tendent, se tordent, le souffle qui s’accélère, le corps qui s’affaisse… Notre propre corps réponds à cette lecture, on sent en dedans de nous, on se rappelle, on retrouve les émotions et les sensations vécus et éprouvés. C’est à une mémoire corporelle que souvent elle s’adresse. Cette mémoire est ce qu’elle appelle la mémoire interne, c’est la mémoire profonde, celle des sens. La mémoire externe est de l’ordre de l’intellect, c’est celle des explications, des justifications et de la compréhension. Ce choix est motivé par l’impossibilité pour le lecteur de comprendre, de se représenter. Dès lors que le corps, la chair est ce que nous avons tous en commun, en utilisant le langage de cette dernière, un échange est rendu possible, à partir de sa propre expérience de la douleur et des ses émotions, on peut envisager en partie, se faire une certaine représentation de celles de l’autre.  
Castellucci suit le même chemin, même si lui évacue presque complètement le langage parlé. Son langage est celui des images, des perceptions : il montre et l’effet est le même : notre corps est touché et de l’intérieur de nous-mêmes, on comprend. Il s’agit là une compréhension du ventre comme il aime le répéter. Dans nombre de ses spectacles, il y a une grande violence. Ainsi dans l’épisode de Berlin (B.#03), des acteurs déguisés en policiers font semblant de brutaliser un homme. Cette séquence est très longue et insupportable pour les spectateurs, le son des matraques qui cognent est amplifié et c’est comme si c’étaient les spectateurs eux-mêmes qui étaient agressés, d’ailleurs en un sens, par ce bruit très fort et ces images choquantes qui leur sont imposées ils le sont bel et bien. Pourtant la mise en scène a mis en exergue le faux de la scène : avant que cette dernière ne commence, de la couleur rouge avait été, dans un geste démonstratif, déversée sur le plateau, la bouteille étant ensuite restée posée bien en évidence pendant toute la séquence pour bien mettre insister sur le subterfuge. Aussi on loin ici d’une quelconque fabrication même bénigne dont il avait été question à propos du théâtre classique. Ici on serait davantage dans une surmodélisation. Et pourtant, la réaction du public ne correspond pas à cette dernière. Le sang faux est comme métamorphosé par les spectateurs en leur propre sang, dans le sang de tout un chacun. On retrouve la même démarche dans une autre scène où deux policiers en tabassent un troisième, tous les trois riant très fort pendant que le faux sang dégouline. Ce rire est encore un pas de plus contre tout réalisme, c’est du faux, c’est pour rire, dit-il. Et pourtant, comme cela a été dit plus haut, les spectateurs en souffrent. L’image du corps réel couvert de sang (faux certes mais au niveau de l’image c’est la même chose) est bien trop explicite que pour ne pas qu’un processus affectif s’enclenche face à elle. Le temps de la représentation est un temps « épidermique, voir hystérique [14]». Il donne par la suite lieu à un deuxième temps, celui de la réflexion et de la question éthique. En effet, celle-ci ne peut toujours venir qu’après la confrontation à l’objet, le jugement ne peut donc venir que de l’expérience esthétique et ne la précède pas comme c’est le cas dans le monde socio-politique. Il en va de même de l’empathie qui est première, permettant par la suite un engagement de type affectif tel que la sympathie ou la compassion par exemple.
La création est un espace de liberté et Castellucci s’en saisit pleinement pour affirmer la sienne propre mais également celle des spectateurs. Leur théâtre s’oppose à toute résolution, il ne donne aucune solution, ne prétend produire aucune vérité. Leur théâtre vise à « faire passer une inquiétude », il se veut expérience théâtrale où les mots expérience et théâtre retrouveraient chacun leur poids et valeur : « au fond chaque spectacle amène sa forme propre et remet à nouveaux frais la question du théâtre au centre du plateau. [15]». Ce théâtre est celui d’un voyage vers l’inconnu pour qui veut bien se laisser emmener en laissant derrière lui la question de la signification. Dès lors les éléments sont posés comme relativement indéterminés, c’est au spectateur de s’en saisir et de produire la part  manquante, qui sera différente pour tout un chacun. Castellucci et sa troupe se positionne comme égaux aux spectateurs par rapport à cette question du sens, ils ne prétendent pas le détenir et de même que le public, se laissent interroger, remettre en question par le spectacle. C’est ce dont témoigne par exemple Frie Leysen dans une lettre à Castellucci où elle rend compte de la difficulté de parler d’une expérience de son théâtre, de l’emprunte que cette dernière laisse  car : « cette emprunte n’a pas de contours. Elle est mouvement : perturbation. Emotion violente et diffuse tiraillée par d’incessante questions, par d’insolubles contradictions. Chaque mot est doublé de son contraire, chaque certitude tout de suite défaite. [16]».
Le spectateur ne doit pas être manipulé, Castellucci ne veut pas lui imposer des images ou des sensations car cela serait selon lui de la communication qui laisserait ce dernier dans une position passive. Les moyens qu’il utilise n’ont pas à être reçu de façon univoque, la violence, par exemple, n’est pas là pour choquer mais en tant que stratagème révélateur par lequel il s’agit de confronter le spectateur à ce qu’il est vraiment, à ses apriori comme à ses angoisses[17].
Dès lors qu’en est-il de cette question de l’empathie ? L’empathie, en tant que « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent.[18]» implique, suivant de nombreuses autres définition la notion de la connaissance et de la compréhension. Cette notion de compréhension est mise à mal par le théâtre dont il est question ici comme nous avons essayé de le montrer. Dans Purgatorio un fil narratif ainsi que des personnages déterminés sont donnés. L’empathie dont font preuve les spectateurs face aux personnages est néanmoins complexifiée par le corps de l’handicapé, créant un sentiment d’ambiguïté chez ces derniers, une inadéquation entre ce qu’il pense et ce qu’il ressent. Dans les autres créations, la possibilité de compréhension est retirée au spectateur, ce dernier se retrouve seul avec lui-même face à des êtres dont non seulement les motivations mais l’existence même lui échappent. Qui sont ces présences, que font-elles, que représentent-elles ? Ces corps sont là en tant qu’altérité, posés là pour manifester de la nôtre propre. Néanmoins, ce sont des corps vrais, des corps vivants, leur chair est à l’image de celle du spectateur. Aussi il ne peut pas y être indifférent, même sans le comprendre, il se reconnaît en lui. Cette reconnaissance est d’autant plus forte si le corps de l’autre est celui de la fragilité qui a été la sienne (le bébé) ou qui pourrait être la sienne ou celle de ses proches (le malade, le vieillard, l’handicapé).  C’est l’être faible, l’être innocent, la victime sacrifiée si souvent sur la scène de la Societas qui l’interpelle le plus, dans sa chair même. Les figures de Castellucci ne peuvent laisser indifférents.
Ces différents éléments témoignent du fait que c’est davantage de sympathie qu’il est question dans ces formes que d’empathie. Le spectateur ne pouvant jamais rester dans la neutralité et la distance qu’exige cette dernière. La contagion des émotions, par contre, est à l’œuvre dans la sympathie. C’est par cette dernière qu’il y a identification alors que l’empathie manifeste toujours de la distance entre les deux sujets. Bien qu’on ne puisse pas parler d’identification chez Castellucci, il y est cependant davantage question de contagion des émotions que de leur simple reconnaissance. On ne peut en effet que rarement les reconnaître en tant que tels étant donné qu’ils se présentent de façon confuse, le rire est mélangé aux cris, la tendresse à l’indifférence. On ne peut pas identifier ces émotions ni nos sentiments par rapport à ce qui se passe sur scène et bien que tout cela nous échappe, il reste que ces spectacles souvent nous bouleversent. Peut-être, justement, parce que non seulement nous ne pouvons pas rester indifférent, nous ne pouvons pas ne pas être « pris » mais surtout, il me semble, parce que nous ne pouvons pas dire pourquoi, toutes nos certitudes étant mises à mal par nos sentiments confus et contradictoires.





















Bibliographie


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[1] BERTHOZ A., JORLAND G. (sous la direction de), L’empathie, Paris : Éd. Odile Jacob, 2004, p.9.
[2] CASTELLUCCI R., Itinera. Trajectoire de la forme, Besançon : Les solitaires intempestifs, 2008, p.10.
[3] CROMBEZ T., Het anti-theater van Antonin Artaud, Gent : Academia Press, 2008, p.294.
[4] Conversations pour le festival d’Avignon 2008, p.11.
[5] TACKELS B., Les Castellucci, Besançon : Les solitaires intempestifs, 2005, p.35.
[6] MEVEL M., « Romeo Castellucci (performer, magicien) ou la fête du refus ». Théâtre/public n°194, septembre 2009.
[7] GOFFMAN E., Les cadres de l’expériences, Paris : Les éditions de Minuit, 1991.
[8] TACKELS B., op.cit., p.33.
[9] Ibid., p.69.
[10] Alexandre Dauge-Roth « Historiographie des camps de concentration »in ADER L, et EIGENMANN E., (dir.par), L’histoire dans la littérature, Genève : Droz, 2000, p.69.
[11] MEVEL M., op.cit.,p.63.
[12] LALANDE A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses Universitaires
                       de France, Paris, 2002.
[13] LAYSEN F., « Dans ma tête tout est confus. Donc, tout va bien ! » dans CASTELLUCCI R., Epitaph, Besançon : Les solitaires intempestifs, 2003, p.26.  
[14] DREVILLE V., CASTELLUCCI R., et alii, Conversations pour le festival d’Avignon 2008, Ed.
                           P.O.L/Festival d’Avignon, 2008, p.23.
[15] TACKELS B., op.cit., p.60.
[16] LAYSEN F., op.cit., p.26.
[17] DREVILLE V., op.cit., p.48.
[18] Dictionnaire Larousse 2010.

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